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La peine de mort au Japon 

Ambiguïtés, dissimulations et absence de débat critique

lundi 1er juin 2009, par Christian Kessler, Julien Bielka

Le Japon fait partie, avec les Etats-Unis, l’Inde et Taiwan, de ces rares démocraties libérales à appliquer encore aujourd’hui la peine capitale, avec chaque année de nouvelles exécutions. Pourtant, l’écrasante majorité de Japonais favorables à la peine de mort (81% selon un sondage de 2007 réalisé pour le quotidien Asahi) et la confidentialité du débat critique (au détriment du suicide, lui abondamment commenté voire esthétisé) ne doivent pas pour autant naturaliser ce châtiment.

Des zones d’ambiguïté

Peine de mort et bouddhisme

Tout d’abord, rappelons que la peine de mort au Japon n’a rien de consubstantiel au pays. Si elle semble remonter à l’origine de l’histoire du pays, elle a pourtant été abolie en 724 par l’empereur Shômu, sous l’influence du bouddhisme. Elle resta suspendue pendant 347 ans, de 810 à 1156, faisant peut-être du Japon la première nation abolitionniste. Ayant repris son cours en 1156 à la suite de la rébellion Hogen à Kyoto, la longue tradition de la peine de mort ne saurait donc voiler sa révocabilité : si l’abolition a eu lieu une fois, elle peut de nouveau advenir, dirions-nous en paraphrasant Jean-Paul Sartre [1]. Aujourd’hui, l’article 36 de la constitution interdit la torture et tout châtiment cruel, mais une sentence de la Cour suprême en 1948 a reconnu la constitutionnalité de la peine de mort au motif que le mode d’exécution par pendaison ne peut-être qualifié de cruel. Elle s’applique en théorie à 18 types de délits (dont, entre autres, la direction d’une insurrection, l’aide à l’ennemi) même si dans les faits seuls les meurtres sont sanctionnés par la peine capitale. Parmi les meurtres, un arrêt de la cour suprême de 1983 estime la peine de mort necessaire lorsque le criminel a plusieurs victimes à son actif (mais ce n’est pas une règle en témoigne par exemple la condamnation à mort du meurtrier du maire de Nagasaki tué en mai 2008), lorsque l’acte est considéré comme particulièrement cruel et ajoute qu’il faut prendre en compte le sentiment de la famille. Au Japon une fois la condamnation prononcée, la décision d’exécuter la sentence dépend d’une seule personne, en l’occurrence le ministre de la Justice. En effet, la loi japonaise exige qu’un ordre d’exécution soit personnellement signé par le ministre de la Justice pour chaque condamné à mort. De 1989 à 1993, les exécutions ont été suspendues, ce qui avait laissé augurer d’une prochaine abolition de la peine de mort.
Mais dès 1993 et le gouvernement Miyazawa, les exécutions ont repris. Le nouveau ministre de la Justice d’alors, M. Gotoda, partisan pourtant déclaré de l’abolition, signa immédiatement trois autorisations d’exécution, expliquant qu’il n’avait pas à mettre ses convictions devant son devoir de ministre qui était de respecter la sentence des tribunaux. Qui plus est la position de l’Etat japonais s’est durcie, de nombreuses peines de prison à perpétuité étant commuées en peine de mort. En 1983 déjà, alors que Nagayama avait obtenu en appel que sa peine soit commuée en prison à perpétuité, la cour Suprême acceptait le recours de la partie civile qui contestait la réduction de la peine, et ainsi sa sentence de mort fut à nouveau prononcée en 1987. Ce cas s’est reproduit en 1997, où trois condamnés à la prison à perpétuité ont vu leur peine commuée en peine capitale. Un nouveau moratoire de facto avait pendant quinze mois, en 2005 et 2006, bloqué les exécutions, le ministre de la justice de l’époque, Seiken Sugiura, par conviction bouddhiste, ayant refusé de les signer.
Car les principes du bouddhisme s’opposent à l’idée de peine de mort. Il existe en effet une contradiction, et non des moindres, entre une religion présente dans l’archipel depuis le Ve siècle et la peine capitale. Par principe, le bouddhisme tend au droit à la vie, à la compassion et récuse l’esprit de vengeance. D’après son premier précepte, il faut s’abstenir de détruire la vie de tout être vivant. Ainsi en 1999, la secte bouddhiste Tendai a lancé un appel en faveur de l’abolition de la peine de mort au profit de l’adoption de l’emprisonnement à vie sans possibilité de libération conditionnelle.

L’argument de la dissuasion

Autre ambiguïté : la peine de mort serait dissuasive. C’est ainsi que sous Edo, quand la classe guerrière a imposé la paix, la peine de mort fut particulièrement forte par peur des soulèvements et d’un retour à l’anarchie. Afin de faire respecter l’ordre, les autorités eurent recours à « l’éclat des supplices » (M. Foucault), instrumentalisé à des fins d’exemplarité dissuasive. Les condamnés étaient exécutés par crucifixion, décapitation, ou encore immersion dans l’eau bouillante, dans deux lieux à l’extérieur de la ville, prévus à cet effet : au Nord à Asakusa haritsuke-jô (littéralement le lieu de crucifixion d’Asakusa) où pendant deux siècles et demi on exécuta près de deux cent mille personnes, et au Sud sur la route du Tokkaïdô menant vers le Kansai. On y exhibait les têtes des suppliciés afin de rappeler à l’ordre tous ceux qui entraient à Edo et on jetait leur cadavre dans des fosses communes. Les hinin, formés de gens du commun déchus, étaient sous Edo astreints à des tâches jugées répugnantes (transport dans des sacs de paille des cadavres des condamnés torturés où escorte des criminels promenés dans les rues avant leur supplice). Mais ils étaient aussi chargés des exécutions et montaient la garde près des têtes des décapités (pratique du gokumon, la « porte de la prison ») exposées aux passants. Du premier lieu d’exécution mentionné qui était situé à proximité de l’actuelle gare de Minami-Senju, ne reste, enfouie au milieu des vois ferrées qui se croisent, qu’une statuette de Bodhisattva décapité, appelé Kubikiri-Jizô (le Jizô à la tête coupée), qu’on avait installée au milieu du XVIIIe siècle afin d’offrir compassion et réconfort aux victimes et à leurs familles. On édifia aussi un petit temple (Ekô-in) reconstruit depuis, où étaient inhumés les restes des criminels : dans son cimetière, les stèles portent le nom de condamnés à mort célèbres de la fin du shogunat. [2]
Aujourd’hui au contraire le secret est généralisé : les condamnés sont cachés, ils ne peuvent communiquer avec leurs proches, les médias sont avertis après l’exécution, les documents la concernant sont inaccessibles aux journalistes et universitaires et personne ne peut assister à l’exécution. La loi prévoit l’exécution dans les six semaines qui suivent la condamnation, laquelle se fait comme on l’a vu, sur ordre du ministère de la justice. Mais en fait, parmi les condamnés qui attendent une exécution qui peut intervenir à tout moment, certains passent de longues années dans les couloirs de la mort, comme Hirasawa qui au bout de trente ans est décédé de mort naturelle ou Sakae Menda, aujourd’hui farouche abolitionniste, qui après trente-deux ans d’attente a pu être innocenté en 1983 et recouvrer sa liberté. Il a été le premier condamné à la peine capitale à être innocenté. Les condamnés, placés à l’isolement absolu, vivant dans la crainte quotidienne de leur exécution, sont pendus dans le plus grand secret, puis leurs familles sont averties de la mise à disponibilité de la dépouille de leur proche. Une situation régulièrement dénoncée par la FIDH (Fédération Internationale des Droits de l’Homme) et par le Conseil de l’Europe qui envisage de retirer au Japon son statut d’observateur : M. Davis, son secrétaire général, a rappelé que le Japon devrait s’inquiéter du voisinage avec des pays où de telles pratiques sont en vigueur. Un rapport rendu public intitulé : « la peine de mort au Japon : la loi du silence contre la tendance internationale », résultat d’une mission effectuée au Japon du 25 juillet au 3 août 2008 afin d’évaluer la situation depuis la précédente enquête de 2003, constate que le Japon continue à condamner à mort les criminels et à les enfermer pendant des décennies dans des prisons où règnent secret et isolement. Cent deux prisonniers sont actuellement détenus dans les couloirs de la mort. Aucune révision de procès de condamné à mort n’a été acceptée depuis 1986 et aucun condamné n’a été gracié depuis 1975. La FIDH rappelle que durant l’année 2008, treize exécutions ont eu lieu, le nombre le plus élevé en trente trois ans, depuis les dix-sept pendaisons de toute l’année 1975. Les trois dernières exécutions en septembre sont les premières ordonnées par le ministre de la justice Okiharu Yasuoka depuis sa nomination le 1er août 2008. Son prédécesseur Kunio Hatoyama avait à lui seul signé un nombre record de treize arrêts de mort, ce qui lui avait valu le surnom de shinigami, « dieu de la mort » japonais dont la représentation ressemble à celle de la « faucheuse » des cultures occidentales. « Ces exécutions ont eu lieu dans une période de vide politique » a déclaré le secrétaire général d’Amnesty International pour le Japon, Makoto Teranaka, pour qui souvent en effet, les exécutions sont ordonnées par les ministres de la justice peu de temps avant leur départ, à l’occasion d’un remaniement ministériel ou d’un changement de premier ministre, ce que la classe politique japonaise nie complètement. Lorsqu’on demande à Kunio Hatoyama aujourd’hui s’il ne faudra pas un jour supprimer la peine de mort, il répond clairement : « absolument pas, c’est la seule chose qui rende encore le PLD populaire ! ».
La plus grande opacité a donc remplacé l’obscénité de la monstration, permettant d’éviter les protestations, de rendre impossible le débat tout en conservant les visées dissuasives. En effet, l’exécution capitale comme point de confluence de grand nombre de mystères est pour l’imaginaire collectif tout aussi effrayante, sinon plus. Et pourtant, cette dissuasion est-elle effective ? Difficile à dire, les statistiques se contredisent, même s’il est certain que les crimes « anomiques » comme le massacre d’Akihabara en juillet 2008, sont en nette recrudescence. L’augmentation des condamnations à mort ne semble cependant en rien réduire les crimes, ce que les pays abolitionnistes savent depuis longtemps.

Une absence de contestation ?

Abolitionnistes : de l’impossibilité de se faire entendre

Quelles sont les chances des abolitionnistes, sectes bouddhistes, catholiques et protestants, rejoints ces dernières années par des parlementaires qui ont déposé une proposition de moratoire aux exécutions ? Ils ne risquent guère d’être entendus tant l’impact des crimes d’Aum en 1995 (attentat au gaz sarin dans le métro de Tokyo qui a donné lieu à de nombreuses condamnations à mort ces dernières années), les attentats terroristes dans le monde et l’augmentation des crimes dans l’archipel (c’est du moins ce que les médias et le gouvernement rappellent avec insistance) renforcent la conviction de la très grande majorité de la population. Le gouvernement s’appuie sur l’idée que la sécurité de tous prime sur l’individu au risque de condamner des innocents (argument que Robert Badinter avait mis en avant lors de son combat pour l’abolition en France). Le manque de débat pour une peine considérée comme allant de soi, les questions biaisées posées lors des sondages afin d’obtenir les réponses souhaitées, vont dans le même sens. De plus, le Japon s’abrite, comme à l’accoutumée, derrière la position de l’allié américain, une position selon laquelle dans une démocratie, le système judiciaire avec son corollaire, la punition, doit refléter le sentiment de la majorité de la population. Apprécions ce soudain souci de la démocratie dans un régime oligarchique à parti unique où il aurait plutôt tendance à briller par son absence ! Rappelons également qu’en France, l’abolition de la peine de mort en 1981 s’était faite alors que la majorité de la population n’y souscrivait pas, ce qui aujourd’hui n’est d’ailleurs plus le cas. Il reste qu’aux Etats-Unis, la condamnation à mort n’est pas soumise au secret et les abolitionnistes se font entendre.

« L’économie de la métaphysique » contre le débat critique

Mais devant une telle résistance au débat, d’autres causes sont à interroger. Le tragique de l’exécution capitale, qui a inspiré tant d’écrivains occidentaux (pensons à Hugo, à Dostoïevski, à Musil), trouble-t-il le Japon ? Peut-être que dans une civilisation marquée par le bouddhisme, la mort n’est pas une fin tragique, mais un passage normal, l’individu n’étant qu’un maillon dans la chaîne des vivants. Le moi n’est dans cette tradition qu’une illusion et le sujet un leurre. Le peu de protestation s’expliquerait aussi par le confucianisme et son souci de l’ordre filial et social, affaiblissant tout esprit de revendication, de révolte, au profit de l’obéissance. Fondée sur l’immanence et non la transcendance, la pensée japonaise n’a jamais problématisé la question de la vérité et comme le note justement Maurice Pinguet, a fait « l’économie de la métaphysique » [3] choisissant à la place de l’idée transcendantale chère à nos sociétés occidentales, un présentéisme qui évite de se poser bien des questions [4].

Les principes immuables, les vérités ultimes qui servent de ligne directrice à la vie, n’ont jamais affecté le Japon. On agit suivant la situation du moment plutôt qu’en fonction de principes généraux. Comme l’écrit le musicologue Akira Tamba : « Une des caractéristiques de la civilisation japonaise réside dans la coexistence de plusieurs points de vue, de plusieurs espaces géographiques autonomes, de plusieurs couches historiques, sans recherche d’unification forcée. » Quelles en sont les raisons ? D’après Tamba, ce n’est pas simplement un opportunisme pragmatique, mais une conséquence du primat de la notion de devenir, avec comme corollaire le Temps comme maître absolu, devant tout volontarisme. Et Tamba de conclure : « Dans cette perspective du devenir, l’individu est moins valorisé que la force vitale attachée au dynamisme temporel [nous soulignons] dont il doit respecter le cours. » [5] .
La thèse de Tamba nous permet ainsi de saisir dans un même mouvement la répugnance face au débat théorique, aux principes et l’importance minimisée de l’individu, opposé à une « force vitale » qui l’emporterait. Ensuite, l’effet de groupe et le suivisme redoublent cet effacement de l’individu qui se fond dans la masse, au contraire des sociétés occidentales pour qui l’individu est tout et sa disparition insupportable [6].

L’Etat de droit, s’il prétend être autre chose qu’un simulacre dénué de contenu, ne doit pas se comporter comme le criminel qu’il juge, en tuant, argument que le Japon n’entend pas tant la sécurité du groupe prime sur toute liberté ou possible réinsertion du criminel. Si néanmoins une majorité d’Etats américains se décidait à abroger la peine de mort (ce qui n’est pas impossible), peut-être le Japon se poserait-il alors aussi la question de manière plus précise et entamerait-il un débat sur un sujet encore largement tabou dans l’archipel.

Notes

[1"L’important, c’est que l’action ait eu lieu, alors que tout le monde la jugeait impensable. Si elle a eu lieu cette fois-ci, elle peut se reproduire..."
Sartre à propos de mai 68.

[2P. Pons : Misère et crime au Japon, Gallimard, Paris 1999.

[3M. Pinguet : La mort volontaire au Japon, Gallimard, Paris, 1984

[4Présentéisme par ailleurs tout à fait en accord avec l’époque du « spectaculaire intégré » décrite par Guy Debord, qui faisait du « présent perpétuel » et de la mise au ban de toute conscience historique un trait dominant de cette époque. (lire Les commentaires sur la société du spectacle).

[5A.Tamba : Musiques traditionnelles du Japon, des origines au XVIe siècle, Paris, Cité de la Musique/Actes Sud, 1995.

[6L’affirmation générale de ces valeurs ne signifie évidemment pas qu’elles se traduisent dans les faits.

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