La fascination de la plupart des Japonais pour l’empereur est sans doute à l’origine d’une certaine « idéologie nippone », censée conférer un caractère unique à leur pays, et que mutatis mutandis ne cessent de reconduire les régimes et doctrines de tout acabit. Depuis Amaterasu, disent les annales officielles (Kojiki, et Nihonshoki, VIIIe siècle), depuis cette déesse du Soleil dont descend le premier empereur, Jinmu Tennō (660 avant nous), le règne impérial jamais n’a discontinué. De quoi justifier force doctrine. Les philologues purs et durs du courant dit des Études Nationales (Kokugaku, fin XVIIe siècle) postulent, au regard de la Chine, l’unicité du Japon, qui tient à son origine divine et à la continuité ininterrompue de sa dynastie. Aux XIXe et XXe siècles, dans le même esprit, les nationalistes réitèrent l’idée, déjà présente aux XIIIe et XIVe siècles, de pays des dieux (Shinkoku). Et encore en mai 2000, Mori Yoshirō, Premier ministre, de refourguer la formule nationaliste d’avant 1945 : « Le Japon est le pays des dieux dont l’empereur est le centre ».
Fatras mythologique, dira-t-on, mais qui marque, bon an mal an, peu ou prou, depuis plus de deux mille ans, les mentalités. Ce titre, tennō en japonais, emprunté à la Chine, où ledit tennō est le « fils du ciel », serait apparu entre la fin du VIe et le début du VIIe siècle. Mais, là où l’empire du Milieu admet qu’on renverse le tennō s’il ne remplit pas le « mandat du ciel » à lui confié, le Japon se distingue en assignant à son souverain un statut « au-dessus des hommes ». Pour autant, l’action de ceux qui, de régent en shōgun, accaparent le pouvoir sur son dos ou presque, ne lui délèguent jamais d’autre fonction que symbolique, de sorte que la pérennité du système impérial tiendrait selon d’aucuns à la quasi absence de tout rôle politique de l’empereur.
Mais, en 1868, face à la menace occidentale, l’empereur revient en fonction, poussé par les clans du sud (Satsuma, Chōshū), qui récusent l’autorité du shōgun. Avec la Restauration de Meiji (Meiji.ishin) ou gouvernement éclairé, s’amorce la mise en chantier de l’État-nation, dont le tennō est la clé de voûte, formalisé comme tel par la Constitution de 1889, de sorte qu’est reconduit le mythe impérial, réinventée la tradition, sous les oripeaux d’une nouvelle religion, d’un shintoïsme d’État (kokka.shintō), d’un culte de la personnalité impériale. Confucianisme aidant, notre tennō entretient un lien direct avec son peuple à lui féal et fidèle, et cette reliance, étendue à toute la sphère sociale, contribue à forger la doctrine du kokutai, corps national doté de toutes connotations (nation, religion, corps mystique, etc.). Le Japon s’aligne au vrai sur le processus même de constitution des nationalités que connaît l’Occident, avec les mêmes dérives (ultra)nationalistes. À ceci près que le souverain est là pour tout justifier, et qu’en son nom le soldat nippon remplit censément – malgré qu’il en ait (parfois) – son devoir, d’ailleurs non sans exactions, jusqu’à l’autosacrifice, de la guerre sino- puis russo-japonaise jusqu’à celle d’Asie et du Pacifique. Et tout le débat, sans fin, portera, quant au dernier conflit, sur la responsabilité de l’empereur, et cela jusqu’à sa dernière goutte de sang – si l’on pense aux transfusions massives du sang de son peuple que reçoit en 1989 Hirohito moribond – et, par suite, sur la nécessité de maintenir la fonction impériale en place, question que le SCAP, l’autorité américaine d’Occupation, résoudra – par peur du communisme et de la réaction du peuple japonais – dans le sens de l’affirmative en 1945.
Et, là encore – invariant historique ? –, la Constitution démocratique de facture étasunienne dépouille l’empereur de sa souveraineté. Le 1er janvier 1946, par édit impérial radiodiffusé, Hirohito renonce publiquement à son statut divin : « Les liens qui Nous unissent à vous le peuple sont fondés sur la confiance mutuelle, l’amour, le respect, et ne s’appuient pas sur de simples légendes et superstitions. » Il devient un homme comme les autres, un tennō normal, que les media photographient en famille à déjeuner ou en train de lire Stars and Stripes, qu’on balade à la vue de tout le pays qui jusque-là n’avait même pas le droit de lever les yeux sur lui. Notre homme garde pourtant son aura sacrée, et tel ambassadeur de France, Bernard Dorin, relate que le chambellan de la maison impériale le prie de garder les yeux baissés en présence du souverain. Affaire de protocole, après tout. Mais, plus gênant, lorsque Hirohito se décide enfin à décéder, ses funérailles, ainsi que l’intronisation de son héritier, menées selon les rites shintoïstes, suscitent la controverse au chef que, d’après la Constitution, le shintō n’est plus religion d’État.
Mais les temps ont déjà changé. À la fin des années 1980, le Japon est à l’apogée de sa Haute Croissance économique, et la droite remonte en ligne, redore le blason de l’empereur et cherche à réviser la Constitution imposée par les Américains. Voilà Akihito recevoir en audience les Forces d’autodéfense, et renouer le lien avec l’Armée. Entre censure et autocensure, l’image de Hirohito redevient intouchable, la Cour suprême autorise les musées à retirer de leurs collections les œuvres utilisant l’image impériale et nombre de médias et maisons d’édition évitent frileusement le sujet. Certes, Akihito, moins fermé sur la question de la mémoire historique, admet en public la consanguinité entre sa lignée impériale et la royauté coréenne, qu’attestaient d’ailleurs les chroniques anciennes, mais que pourraient bien confirmer les fouilles des tumuli impériaux, ces grands tertres funéraires en forme de trou de serrure (IVe siècle), si… l’Agence impériale n’empêchait cette enquête. Malgré ces rémanences, l’ère de Heisei rompt cependant avec la tradition. Le mariage des princes avec la roture, impensable avant 1945, se banalise sous la forme de la famille nucléaire normale, que les Japonais, qui s’y reconnaissent, voient d’un bon œil. La famille impériale entre, sous le strict contrôle du Palais, dans la rubrique people. Geste rare jusqu’ici, Akihito voyage, en ambassadeur itinérant, pour améliorer l’image internationale du Japon – diplomatie expiatoire oblige.
Enfin, last but not least, l’éventualité d’une succession féminine au trône se profile. La classe politique et une grande partie de l’opinion publique s’inquiètent de l’éventuelle extinction de la monarchie. Le système de succession, qui est fondé sur la primogéniture mâle et s’est imposé à l’ère de Meiji (1868-1912), avec en 1889 une législation ad hoc, confirmée par la suite avec la loi de 1947, dont l’article 1 stipule que « le trône impérial doit revenir à un enfant mâle issu d’hommes de la lignée impériale », exclut les femmes du processus. Or, cette disposition s’est trouvée remise en cause en décembre 2001, par la naissance de la princesse Aiko, seul enfant du prince héritier Naruhito et de son épouse Masako, et par le fait adjacent que le frère cadet de Nahurito, le prince Akishino, n’avait, lui aussi, que des filles. D’où l’éventualité, alors évoquée, de l’arrivée à terme d’une femme sur le trône. Même si, en septembre 2006, pour la première fois en quarante ans, la naissance d’un enfant mâle, Hisahito, fils d’Akishino, le cadet des deux fils du tennō, a réglé pour un temps le problème, voilà qu’Akihito annonce à la télé, en août 2016, sa volonté de renoncer à sa charge pour raison de santé. Dans la foulée, en juin 2017, le Parlement entérine à l’unanimité l’abdication de l’Empereur que, peut-être en décembre 2018, lors du 85e anniversaire de celui-ci, son fils aîné, le prince Naruhito, remplacera. Outre le fait qu’Akihito, souverain pourtant populaire, qui sort de son palais à la rencontre de ses sujets, serait bien le premier empereur à abdiquer en deux cents ans, cette décision remet en question le sexe du futur empereur – question moderne de gender.
Dès lors, les débats vont bon train sur la succession patrilinéaire et, en un pays où l’égalité hommes-femmes passe mal encore, l’éventualité d’une succession par lignée féminine. D’après les chroniques anciennes, le nombre des souverains japonais s’élève à cent-vingt-cinq, dont huit femmes, la dernière étant Go-Sakuramachi qui régna de 1762 à 1770. Si la population est favorable à l’abdication de l’actuel empereur, voire à l’avènement futur d’une impératrice, tel n’est pas le cas des conservateurs qui, autour du Premier ministre Abe Shinzō, tiennent que les femmes doivent rester à l’écart du trône. Abe lui-même reste prudent sur le sujet, peut-être par calcul, car il préfère autant ne pas se mettre à dos ses chatouilleux alliés de droite, que d’aller dans le sens d’une large majorité mais silencieuse. Las, les conservateurs doivent admettre que les membres de la famille impériale se raréfient et qu’il faut bien accepter une réalité qui a de surcroît le soutien de la population.
Tous ces débats font apparaître que, loin d’être une simple survivance passéiste, l’institution impériale, ce « centre vide » dont parlait Roland Barthes, continue de vivre à plein régime, avec une étonnante plasticité, en conservant son rôle d’axe, de pivot stabilisateur d’un monde qui aurait perdu ses repères. Mais laissons le mot de la fin à Paul Claudel, au poète-ambassadeur (shijin-taishi), – comme le surnommèrent affectueusement les Japonais – qui, dans la nuit du 7 au 8 février 1927, assista aux funérailles de l’empereur Yoshihito : « l’Empereur au Japon est présent comme l’âme. Il est ce qui est toujours là et qui continue. On ne sait au juste comment il a commencé mais on sait qu’il ne finira pas. (…) Il est à la fois ce qui demeure et ce qui oblige le reste à changer, ce qui à travers les vicissitudes et le temps rattaché à la racine, impose éternellement à la nation l’obligation de ne pas mourir » (« Les funérailles du Mikado », L’Illustration, 26 mars 1927).