Nota bene : ce texte est la suite du Livre deux.
Livre trois (chapitres I à L) lu par Christian Martin pour audiocité.net
CHAPITRE I
Quelles sortes de navires il y a dans l’Inde.
Nous commencerons ce troisième livre, où nous traiterons de l’Inde, par les vaisseaux (jonques) qui y sont en usage. Les plus grands navires dont les Indiens se servent sur mer sont faits ordinairement de bois de sapin [1] ; ils n’ont qu’un pont, que nos matelots appellent couverture, sur lequel il y a environ quarante loges pour les marchands. Chaque vaisseau a un gouvernail, quatre mâts et autant de voiles ; les planches en sont jointes avec des clous de fer, et les fentes en sont bien étoupées. Et parce que la poix ou goudron est rare dans leur pays, ils goudronnent leurs vaisseaux avec de l’huile d’un certain arbre, mêlée avec de la chaux [2]. Les grands vaisseaux peuvent porter deux cents hommes, qui les conduisent en mer avec des rames ; chaque navire peut outre cela porter environ six mille caisses. Il y a de petites chaloupes attachées à la queue de ces grands vaisseaux, et qui servent à la pêche et à jeter les ancres.
CHAPITRE II
De l’île de Zipangu.
L’île de Zipangu [3], qui est située dans la haute mer, est éloignée du rivage de Mangi de quinze cents milles ; elle est fort grande ; ses habitants sont blancs et bien faits ; ils sont idolâtres et ont un roi qui est indépendant de tout autre. Il y a dans cette île de l’or en très grande abondance ; mais le roi ne permet que fort difficilement qu’on en transporte hors de l’île. C’est pourquoi aussi il n’y a guère de marchands qui aillent négocier dans cette île. Le roi a un palais magnifique, dont la couverture est de lames d’or pur, de même que chez nous les grandes maisons le sont de plomb ou de cuivre. Les cours et les chambres sont aussi couvertes de ce précieux métal On trouve en ce pays-là des perles en abondance, rondes, grosses, et de couleur rouge, qui sont bien plus estimées que les blanches. Il y a aussi d’autres pierres précieuses, lesquelles, jointes à la grande quantité d’or [4] qu’il y a dans cette île, la rendent très riche.
CHAPITRE III
De quelle manière le Grand Khan envoie une armée pour s’emparer de l’île de Zipangu.
Le grand khan Koubilaï, ayant appris que l’île de Zipangu était si riche, songea aux moyens de s’en rendre le maître. C’est, pourquoi, ayant envoyé deux chefs, dont l’un s’appelait Abatan et l’autre Nonsa-chum, il leva deux grandes armées pour l’assiéger. Ces généraux, étant partis des ports de Zeiton et de Quinsai avec plusieurs vaisseaux chargés de cavalerie et d’infanterie, mirent à la voile vers l’île de Zipangu et ayant mis pied à terre, ils ravagèrent le plat pays et détruisirent tous les châteaux qui se trouvèrent à leur rencontre ; mais avant que de subjuguer l’île, il survint entre eux un fâcheux différend touchant la prééminence, ni l’un ni l’autre ne voulant céder le commandement à son compagnon, ce qui causa un obstacle dangereux au succès de leur entreprise. Car ils ne prirent qu’un seul château, lequel étant pris, ceux qui avaient été chargés de le défendre par le roi de Zipangu furent condamnés par le général à être passés par le fil de l’épée. Parmi ces misérables il s’en trouva huit qui avaient de certaines pierres attachées à leurs bras, dont l’efficace était telle, sans doute par les enchantements diaboliques, qu’il fut impossible en aucune manière de les blesser, bien moins de les tuer avec le fer, en sorte que l’on résolut de les assommer à coups de leviers [5].
CHAPITRE IV
Les vaisseaux des Tartares se brisent et périssent.
Il arriva un jour que, s’étant levé sur mer une furieuse tempête, les vaisseaux des Tartares furent jetés sur les côtes ; sur quoi les matelots ayant pris conseil éloignèrent de terre leurs vaisseaux, sur lesquels étaient les deux armées tartares. Mais, la tempête augmentant, plusieurs des navires s’entr’ouvrirent, et beaucoup de monde fut submergé. Il y en eut parmi ceux-ci qui se sauvèrent sur des planches et autres débris à une petite île dont ils n’étaient pas fort éloignés, et qui est assez près de l’île de Zipangu [6]. Ceux qui échappèrent avec leurs vaisseaux s’en retournèrent chez eux ; on compta jusqu’à trente mille hommes de ceux qui s’étaient sauvés du naufrage dans cette petite île, après que leurs vaisseaux furent rompus. Et comme ils ne savaient comment faire pour sortir de là, et que l’île, qui était inhabitée, ne pouvait leur fournir des vivres, ils n’attendaient plus que la mort.
CHAPITRE V
De quelle manière les Tartares évitent le danger présent de la mort, et s’en retournent à l’île de Zipangu.
La tempête étant apaisée, les habitants de l’île de Zipangu vinrent avec beaucoup de vaisseaux et en grand nombre pour attaquer les Tartares qui étaient sans armes dans cette petite île, où ils ne pouvaient recevoir du secours de personne. Ayant donc mis pied à terre, et laissé leurs vaisseaux près du rivage, ils allèrent chercher les Tartares ; mais ceux-ci, usant de prudence, se cachèrent non loin du bord de la mer, en attendant que les arrivants fussent un peu loin. Alors ils sortent de leurs retraites, entrent dans les vaisseaux des Zipanguiens, et se sauvent adroitement du danger, en laissant leurs ennemis dans l’île. Et allant de ce pas à l’île de Zipangu avec les pavillons et les enseignes zipanguiens, qu’ils avaient trouvés dans les vaisseaux, ils se rendirent dans la principale ville de l’île. Les habitants, voyant les enseignes de leur nation et croyant que c’étaient leurs gens qui revenaient victorieux, sortirent au-devant d’eux et les introduisirent, sans les savoir leurs ennemis, dans leur ville. Ceux-ci, y étant, les chassèrent tous, excepté quelques femmes.
CHAPITRE VI
De quelle manière les Tartares sont chassés à leur tour de la ville qu’ils avaient surprise.
Or le roi de Zipangu, ayant appris tout ce qui se passait, renvoya d’autres vaisseaux pour délivrer ses gens, qui étaient enfermés, comme nous avons dit, dans la petite île. Il assiégea la ville que les Tartares avaient surprise, et il en fit fermer toutes les avenues avec tant de diligence qu’il ne pouvait sortir ni entrer personne. Car il jugeait très nécessaire que les Tartares assiégés ne pussent pas donner avis de ce qui se passait au Grand Khan, leur prince ; autrement c’eût été fait de son île. Le siège dura sept mois, au bout desquels les Tartares, voyant qu’il n’y avait pas d’apparence de secours, rendirent la ville au roi de Zipangu, et s’en retournèrent sains et saufs chez eux. Cela arriva l’an de Notre-Seigneur 1289.
CHAPITRE VII
De l’idolâtrie et de la cruauté des habitants de l’île de Zipangu.
Les Zipanguiens adorent plusieurs idoles différentes : car les unes ont la tête d’un bœuf, d’autres d’un cochon, d’autres d’un chien, et enfin d’autres de divers animaux. Ils en ont qui ont quatre faces dans une même tête, d’autres trois, une à l’ordinaire et les deux autres à côté, sur chaque épaule. Il y en a enfin qui ont plusieurs mains, les unes quatre, les autres vingt, et d’autres jusqu’à cent ; celles qui ont le plus de mains sont estimées plus véritables. Et lorsqu’on demande à ces gens-là d’où ils tiennent cette tradition, ils répondent qu’ils imitent en cela leurs pères et qu’ils ne doivent point croire autre chose que ce qu’ils ont reçu d’eux [7]. Les Zipanguiens ont une autre coutume ; quand ils attrapent quelque étranger, s’il peut se racheter de leurs mains par argent ils le laissent aller ; mais s’il n’a point d’argent, ils le tuent et le font cuire ; après quoi ils le mangent avec leurs amis et leurs parents [8].
CHAPITRE VIII
De la mer de Cim.
La mer où sont ces îles (de Zipangu et autres) s’appelle la mer de Cim [9], ce qui veut dire la mer qui avoisine le Mangi : car dans leur langage les habitants de ces îles appellent le Mangi du nom de Cim. Or, dans cette mer, selon le témoignage des pêcheurs et marins, il y a sept mille quatre cents îles, qui sont presque toutes habitées et qui produisent en grande quantité toutes sortes d’épices et choses précieuses, tant comme produits des arbres et des plantes que comme métaux et pierreries. À vrai dire, la distance de ces îles est grande, et les marins de la province de Mangi sont les seuls qui s’y rendent. Ils y vont pendant l’hiver et en reviennent pendant l’été, parce qu’il n’y a que deux sortes de vents qui y règnent et qui sont directement opposés : le vent d’hiver, servant pour y aller, et le vent d’été, pour en revenir [10].
CHAPITRE IX
De la province de Ciamba.
En partant du port de Zeiton et naviguant vers le sud-ouest, on vient à la province de Ciamba [11], qui est éloignée de ce port de mille et cinquante milles. Elle est fort grande et a des moutons en abondance. Les habitants sont idolâtres et ont un langage particulier. L’an de l’Incarnation du fils de Dieu 1268, le Grand Khan envoya un général nommé Sogatu avec une puissante armée pour subjuguer cette province ; mais lorsqu’il fut arrivé dans le pays, il reconnut que les villes y étaient si bien fortifiées et les châteaux si forts qu’il était comme impossible de les prendre. Il brûla cependant toutes les maisons de campagne, coupa les arbres et causa tant de dommage dans cette province que le roi se rendit de lui-même tributaire du Grand Khan, afin qu’il fît retirer ce général hors de ses terres. Ils firent un accord, à savoir, que le roi de Ciamba enverrait tous les ans au Grand Khan vingt éléphants des plus beaux. Et moi, Marco, j’ai été dans cette province, dont le roi avait alors une si grande multitude de femmes qu’il avait trois cent vingt-six fils ou filles, et dont cent cinquante de ses fils étaient déjà en âge de porter les armes. Il y a beaucoup d’éléphants en ce pays-là, et du bois d’aloès en abondance ; on y trouve aussi des forêts d’ébène.
CHAPITRE X
De l’île de Java.
Après avoir laissé la province de Giamba, on navigue vers le midi pendant quinze cents milles, jusqu’à la grande ville nommée Java, qui peut avoir de circuit trois mille milles. Elle a un roi qui n’est tributaire de personne. Il y a du poivre en abondance, des noix muscades et autres aromates. Plusieurs marchands vont là trafiquer, car ils gagnent beaucoup sur les marchandises qu’ils en apportent. Les habitants de l’île sont idolâtres, et le Grand Khan n’a pu jusqu’ici les réduire sous sa domination.
CHAPITRE XI
De la province de Soucat.
En naviguant de l’île de Java, on compte sept cent milles jusqu’aux îles nommés Sondur et Condur [12] par delà lesquelles en avançant entre le midi et l’ouest, on compte cinquante milles jusqu’à la province de Soucat (Bornéo), qui est très riche et très étendue ; elle a son propre roi et un langage particulier. Les habitants sont idolâtres. L’on nourrit en ce pays-là de très grands ours apprivoisés. Il y a aussi beaucoup d’éléphants et de l’or en quantité. Ils se servent pour monnaie de grains d’or. Il y a peu d’étrangers qui abordent dans cette province, parce que les gens y sont trop inhumains.
CHAPITRE XII
De l’île de Petan.
En s’éloignant de la province de Soucat, on navigue l’espace de cinq cents milles vers le midi jusqu’à l’île de Petan (Bintang dans la presqu’île de Malacca), dont le terroir est la plus grande partie en forêts et en bois ; les arbres y sont odoriférants et rendent un grand profit. De là on vient dans le royaume de Maletur (Malacca), où il y a une grande abondance d’aromates ; les habitants y ont une langue particulière.
CHAPITRE XIII
De l’île qui est appelée la petite Java.
Par delà l’île de Petan en naviguant par le vent dit siroch, on trouve la petite Java (Sumatra)) éloignée de Petan de cent milles. On dit qu’elle a de circuit deux mille milles. Cette île est divisée en huit royaumes, et les habitants ont une langue particulière. Elle produit divers parfums qui ne sont point connus en notre pays. Les habitants sont idolâtres. Cette île est si avancée du côté du midi, que l’étoile tramontane (étoile polaire) n’y peut plus être vue [13]. Moi Marco j’ai été dans cette province, et j’ai parcouru six de ses royaumes, à savoir celui de Ferlech, celui de Basman, celui de Samara, celui de Dragoiam, celui de Lambri et celui de Fansur ; je n’ai point été dans les deux autres.
CHAPITRE XIV
Du royaume de Ferlech.
Les habitants de ce royaume, qui occupent les montagnes, ne suivent aucune loi, mais vivent en bêtes, adorant la première chose qui se rencontre le matin dans leur chemin. Ils mangent la chair des animaux purs et impurs, et même celle des hommes. Ils sont mahométans, ayant appris cette loi des marchands saracéniens qui viennent là.
CHAPITRE XV
Du royaume de Basman.
Il y a dans ce royaume une langue particulière, et les habitants vivent en bêtes. Ils reconnaissent le Grand Khan pour leur seigneur, mais ils ne lui payent aucun tribut, si ce n’est qu’ils lui envoient quelquefois des présents de bêtes sauvages. On trouve là une grande quantité d’éléphants et de licornes [14], et ces animaux sont un peu plus petits que les éléphants, ayant le poil d’un buffle et le pied comme un éléphant ; ils ont la tête faite comme un éléphant, et ils cherchent aussi bien que les cochons la boue et l’ordure ; ils portent une grosse corne noire au milieu du front ; ils ont la langue rude et ils en blessent souvent les hommes et les animaux. Ce pays abonde aussi en singes de diverses espèces, de grands et de petits, qui sont très semblables aux hommes. Les chasseurs les prennent et les épilent, excepté à l’endroit de la barbe et de certaines autres parties du corps ; et après les avoir tués, ils les assaisonnent de plusieurs herbes odoriférantes ; après cela ils les font sécher, et ils les vendent aux négociants, qui les portent en divers endroits de la terre et font accroire que ce sont de petits hommes que l’on trouve dans les îles de la mer.
CHAPITRE XVI
Du royaume de Samara.
J’ai été, moi Marco, dans le royaume de Samara avec mes compagnons pendant cinq mois ; mais ce ne fut pas sans beaucoup d’ennui : car nous attendions là que le temps fût propre à naviguer. Les habitants y vivent comme des bêtes, mangeant la chair humaine d’un grand appétit. C’est pourquoi, méprisant leur compagnie, nous nous bâtîmes de petites baraques de bois tout près de la mer, où nous nous tenions sur la défensive contre les insultes de cette canaille. On ne voit dans ce royaume-là ni la Grande ni la Petite Ourse (constellations polaires boréales), comme les astronomes les appellent, tant cette île est éloignée du septentrion. Les habitants sont idolâtres ; ils ont là de fort bons poissons, et en abondance ; mais il n’y croît point du blé. Ils font du pain de riz. Ils n’ont point de vignes non plus, mais ils tirent une boisson de certains arbres de la manière suivante. Il y a en ce pays-là beaucoup d’arbres qui n’ont que quatre branches (sorte de palmiers), lesquels ils coupent dans une certaine saison de l’année et dont il sort une liqueur qu’ils ramassent. Elle coule en si grande abondance que dans un jour et une nuit ils peuvent remplir du flux d’une seule branche une cruche ; après quoi ils en emplissent une autre, jusqu’à ce que la branche ne coule plus, et c’est là leur vendange [15]. Ils ont un moyen de rendre ce flux plus abondant par les arrosements des eaux, qu’ils répandent sur les racines de l’arbre lorsqu’il pleure trop lentement ; mais alors cette liqueur n’est pas si agréable que lorsqu’elle coule naturellement. Ce pays est aussi très abondant en noix d’Inde (cocos).
CHAPITRE XVII
Du royaume de Dragoiam.
Les hommes de ce royaume sont pour la plupart très sauvages ; ils adorent les idoles et ont un langage particulier et un roi. Ils ont une coutume parmi eux qui est que quand quelqu’un est malade, ses amis et ses parents assemblent les magiciens et les enchanteurs, pour leur demander si le malade en réchappera ; et ceux-ci répondent ce que les démons leur suggèrent. S’ils disent qu’il n’en réchappera pas, ils ferment la bouche du patient pour lui empêcher la respiration ; et ainsi le font mourir, pour qu’il ne meure pas de maladie. Puis ils dépècent sa chair, la cuisent et la mangent, et ce sont les parents et les meilleurs amis qui font cette horrible action. Ils disent pour leurs raisons que si sa chair pourrissait, elle serait convertie en vers, et que ces vers enfin, ne trouvant plus à se repaître sur son cadavre, mourraient à la fin de faim, de quoi l’âme du défunt souffrirait de grandes peines en l’autre monde. Ils enterrent les os dans les cavernes des montagnes, de peur qu’ils ne soient foulés aux pieds des hommes et des animaux. Et lorsqu’ils prennent un homme d’un pays étranger, s’il ne peut pas racheter sa vie avec de l’argent, ils le tuent et le mangent.
CHAPITRE XVIII
Du royaume de Lambri.
Il y a encore un autre royaume dans la susdite île nommé Lambri, où il croît des arbres de brésil [16] en grande quantité ; lorsqu’ils ont poussé, on les transplante et les laisse trois ans en terre ; après quoi on les déracine de nouveau. Moi, Marco, j’ai apporté des graines de ces arbres avec moi en Italie, et je les ai fait semer ; mais ils n’ont pas poussé, faute de chaleur suffisante. Les habitants de ces pays-là sont idolâtres. On trouve quelques hommes qui ont une queue comme un chien, de la longueur d’une paume ; mais ils se retirent dans les montagnes. Il y a aussi des licornes et plusieurs autres sortes d’animaux.
CHAPITRE XIX
Du royaume de Fansur.
Il croît dans le royaume de Fansur d’excellent camphre qui se vend au poids de l’or. Les habitants font du pain de riz, car ils n’ont point de blé. Ils font une boisson de la liqueur des arbres, comme nous avons expliqué ci-dessus. Il y a en ce pays-là de certains arbres, dits « mori » (sagou ou arbre à pain), qui ont l’écorce fine, et sous laquelle on trouve une espèce de farine excellente, qu’ils apprêtent fort bien. C’est un mets délicat, et dont j’ai quelquefois mangé avec délectation.
CHAPITRE XX
De l’île de Necuram.
On compte par mer de l’île de Java cent cinquante milles jusqu’aux îles Necuram et Anganiam (îles Nicobar). Le peuple de l’île de Necuram vit tout à fait bestialement, il n’a point de roi : ils vont tout nus, tant les hommes que les femmes. Ils ont des parcs remplis d’arbres, du sandal, des noix dinde et des clous de girofle ; ils ont aussi des brésils en abondance et quantité d’aromates.
CHAPITRE XXI
De l’île d’Angania.
L’île d’Angania est grande, les habitants y vivent en bêtes, ils sont sauvages et très cruels, ils adorent les idoles et vivent de chair, de riz et de lait ; ils mangent aussi de la chair humaine. Les hommes sont mal bâtis, car ils ont la tête faite comme celle d’un chien, de même que les dents et les yeux. Il y a dans cette île une étrange abondance de toutes sortes de parfums, de même que des arbres fruitiers de toutes les sortes.
CHAPITRE XXII
De la grande île de Seilam.
Depuis la susdite île du côté du sud-ouest, on compte mille milles jusqu’à l’île de Seilam (Ceylan), qui est estimée pour une des meilleures îles du monde, ayant deux mille et quarante milles de circuit. Elle a été autrefois plus grande. Car l’on dit dans le pays qu’elle avait autrefois trois mille et six cents milles de tour ; mais le vent du septentrion soufflant avec impétuosité pendant plusieurs années, les vagues de la mer ont tellement empiété sur cette île qu’avec le temps elles ont englouti jusqu’à des montagnes et beaucoup d’autres terres. Cette île a un roi très riche et qui ne paye tribut à personne ; les habitants sont idolâtres et vont presque tout nus. Ils n’ont point d’autre blé que le riz, dont ils vivent et de lait. Ils ont en abondance de la graine de sésame, dont ils font de l’huile. Ils tirent leur boisson des arbres suivant la manière expliquée ci-dessus. Cette île produit plusieurs pierres précieuses, entre autres des rubis, des saphirs, des topazes et des améthystes. Le roi de cette île a un rubis que l’on croit être le plus beau qui soit au monde, car il est long d’une paume et de la grosseur de trois doigts ; il brille comme le feu le plus ardent et n’a aucun défaut. Le Grand Khan a voulu donner à ce roi une belle ville pour ce rubis ; mais il refusa de le donner, sous prétexte qu’il le tenait de ses prédécesseurs. Les habitants de cette île ne sont point guerriers ; mais lorsqu’ils sont obligés de faire la guerre, ils prennent des étrangers à leur solde, surtout des mahométans.
CHAPITRE XXIII
Au royaume de Maabar, qui est dans la grande Inde.
Par delà l’île de Seilam, et à soixante milles, on trouve la province de Maabar [17], qui est appelée aussi la grande Inde. C’est une terre ferme et non pas une île. Il y a cinq rois dans cette province, qui est très riche. Dans le premier de ces royaumes, nommé Lar, règne Senderba ; on y trouve des perles en grande quantité. Entre ce continent et une certaine île, il y a un bras de mer presque à sec et vaseux ; en quelques endroits il n’a pas plus de dix pas de profondeur, en quelques autres il n’en a que trois et même deux : c’est là que l’on ramasse les perles. Plusieurs marchands viennent là avec beaucoup de vaisseaux grands et petits, et font descendre des hommes au fond de la mer, et pêchent des coquilles dont on recueille des perles. Ces pêcheurs, quand ils ne peuvent plus rester sous l’eau, reviennent dessus en nageant ; après cela ils replongent de nouveau, ce qu’ils font plusieurs jours de suite. Il y a aussi dans ce bras de mer de grands poissons qui tueraient facilement un homme, si on ne se servait contre eux de l’artifice suivant.
Les marchands amènent avec eux de certains magiciens, que l’on appelle « abrajamin » (brahmanes ou prêtres de Brahma) : ces magiciens conjurent ces poissons par leurs enchantements et leur art magique, en sorte qu’ils ne peuvent plus faire de mal à personne. Or pendant la nuit, qui est le temps où les négociants font la pêche des perles, ces magiciens interrompent l’effet de leurs conjurations, de crainte que les voleurs, sentant qu’il n’y aurait pas de danger, ne se jettent dans la mer et n’enlèvent les coquilles avec les perles. Or il n’y a personne que ces enchanteurs qui sache les paroles de cette conjuration. Cette pêche des perles ne se fait pas pendant toute l’année mais seulement pendant les mois d’avril et de mai ; mais on pêche une très grande quantité de perles dans ce peu de temps. Les marchands donnent au roi le dixième, aux magiciens le vingtième et récompensent libéralement les pêcheurs. Au reste, depuis la mi-mai on ne trouve plus de perles en cet endroit, mais on en trouve dans un autre, qui est éloigné de trois cents milles de celui-là ; et on les pêche là pendant les mois de septembre et d’octobre. Les habitants de cette province vont tout nus ; le roi va nu tout comme les autres, portant au col un collier d’or orné de saphirs, de rubis et d’autres pierres précieuses. Il a aussi pendu au col un cordon de soie où il y a cent et quatre pierres précieuses, à savoir des perles de moyenne grosseur, qui est comme une espèce de chapelet, sur lequel il récite pendant la journée autant d’oraisons, qu’il marmotte à ses dieux. Il porte aussi à chaque bras et à chaque jambe trois cercles d’or, où il y a des pierres précieuses enchâssées. Les doigts de ses pieds et de ses mains sont aussi ornés de petites pierres très précieuses, enchâssées aussi dans de l’or.
CHAPITRE XXIV
Du royaume de Lar et des diverses erreurs de ses habitants.
Tous les habitants de royaume de Lar sont idolâtres : plusieurs adorent un bœuf comme une divinité, c’est pourquoi ils n’en tuent aucun ; et quand il en meurt quelqu’un, ils oignent leurs maisons de sa graisse [18]. Il y en a cependant parmi eux qui, quoiqu’ils ne tuent point de bœuf, en mangent cependant bien la chair quand ils ont été tués par d’autres. On dit que l’apôtre saint Thomas a été mis à mort dans cette province, et que l’on y a conservé son corps jusqu’à présent dans une église. Il y a dans ce pays-là beaucoup de magiciens, qui s’adonnent aux augures et aux divinations. Il y a aussi beaucoup de monastères où l’on sert les idoles ; certains habitants leur consacrent leurs filles, quoiqu’ils les gardent dans leurs maisons, excepté les jours que les prêtres des idoles veulent faire leurs solennités. Car alors ils font venir ces filles et ils chantent avec elles à l’honneur de leurs faux dieux, d’un ton aussi déplaisant que forcé. Ces filles portent aussi à manger avec elles, et présentent ces mets à l’idole. Et pendant qu’ils chantent et trépignent, ils s’imaginent que leurs dieux mangent de ce qui leur a été présenté ; et surtout ils répandent en leur présence le jus des viandes, à quoi ils croient que leurs dieux prennent un singulier plaisir. Ces cérémonies étant achevées, les filles s’en retournent chez elles. Elles continuent de servir ainsi les idoles jusqu’à ce qu’elles soient mariées. On observe encore en ce pays-là une coutume, que quand le roi est mort et qu’on le mène pour être brûlé, plusieurs de ses soldats se jettent dans le feu dans l’espérance que dans l’autre vie ils ne seront point séparés du lui ; les femmes font la même chose lorsque leurs maris doivent être brûlés, dans l’espérance qu’elles seront leurs épouses en l’autre monde. Et ceux qui n’observent point cela ne sont aucunement estimés parmi les gens du pays. Il y a encore une autre coutume étrange en ce pays-là : si quelqu’un est condamné pour crime, il regarde comme une faveur de s’égorger lui-même à l’honneur de quelque dieu. Car si le roi lui accorde cette grâce-là, alors tous ses parents et ses amis s’assemblent, et dix ou douze lui mettent le couteau sur la gorge ; ils l’assoient sur une chaise et le mènent par toute la ville en criant : « Cet homme se doit tuer à l’honneur de tel ou tel dieu. » Après quoi il se perce lui-même, en criant : « Je me tue en l’honneur d’un tel dieu. » Cela dit, il écarte sa plaie, et l’achève lui-même avec un autre fer ; et il se fait tant de plaies qu’enfin il en meurt. Les parents brûlent son corps avec beaucoup de joie.
CHAPITRE XXV
De plusieurs différentes coutumes du royaume de Lar.
C’est une coutume en ce pays-là que le roi aussi bien que ses sujets s’assoient à terre ; et lorsqu’on les reprend de cette coutume, ils ont coutume de répondre : « Nous sommes nés de la terre et nous devons retourner en terre, c’est pourquoi nous voulons honorer la terre. » Ils ne sont point accoutumés à la guerre, et quand ils y vont, ils ne se revêtent point d’habillements propres à se garantir des coups, mais ils portent des boucliers et des lances. Ils ne tuent aucun animal ; mais quand ils veulent manger de la viande, ils font en sorte que des gens d’une autre nation tuent les animaux. Tant les hommes que les femmes se lavent le corps deux fois par jour ; et si quelqu’un voulait se dispenser de cette règle, il serait regardé comme un hérétique. Ils punissent rigoureusement les vols et les homicides. Ils n’ont pas l’usage du vin ; et si quelqu’un avait été surpris à en boire, il serait regardé comme un infâme et comme incapable de témoigner en justice. On refuse aussi comme témoins ceux qui ont osé s’exposer aux dangers de la mer, car on les regarde comme des désespérés.
CHAPITRE XXVI
De quelques autres circonstances de ce pays-là.
Il ne vient point de chevaux dans le pays ; mais le roi de Lar et les quatre autres rois dépensent une grande somme d’argent, tous les ans, pour en acheter. Car il n’y a point d’année qu’ils n’en achètent plus de dix mille, que les négociants amènent d’autres pays, et dont ils tirent un grand profit. On achète plusieurs fois des chevaux dans une année, parce que les chevaux ne sauraient vivre longtemps dans ce pays-là, et que ceux qui en ont soin ne savent par quel moyen guérir leurs maladies ; quand quelques cavales mettent bas leurs poulains, ils ont toujours quelques défauts qui les rendent inutiles, car ils viennent avec les pieds tordus ou quelques autres incommodités. Il ne croît aucun blé dans cette province ; mais il y a beaucoup de riz, dont il est impossible de nourrir les chevaux, à moins qu’on ne leur donne ce riz cuit avec de la viande. En ce pays-là il ne pleut guère que dans les mois de juin, juillet et août : s’il ne pleuvait pas dans ces mois-là, personne ne pourrait vivre à cause de l’extrême chaleur. Le pays est fertile en toutes sortes d’oiseaux que l’on ne connaît point en notre pays.
CHAPITRE XXVII
De la ville où est enterré le corps de saint Thomas.
Dans la province de Maabar, qui est la grande Inde, on conserve le corps de saint Thomas apôtre, qui a souffert le martyre en cette province pour l’amour de Jésus-Christ. Son corps repose dans une petite ville où il y a beaucoup de chrétiens et de mahométans, qui lui rendent l’honneur qui lui est dû. Il vient peu de marchands en cette ville-là, parce qu’il y a peu de négoce. Les habitants du pays disent que cet apôtre a été un grand prophète et ils l’appellent Avoryam, qui veut dire « saint homme ». Les chrétiens qui viennent de loin pour honorer son corps emportent avec eux quand ils s’en vont de la terre où l’on dit qu’il a été mis à mort, et en mêlent à la boisson des malades pour leur guérison, croyant que c’est un remède souverain.
Ils disent qu’en l’an 1277 il fut fait le miracle suivant à son tombeau : Le prince, ayant une grande moisson de riz à faire et n’ayant pas assez de place pour le serrer, s’empara de l’église et des maisons qui dépendaient de cette église dédiée à saint Thomas, et y serra son riz malgré ceux qui gardaient ces lieux. Or il arriva quelque temps après que le saint lui apparut la nuit, tenant une verge de fer à la main, et la lui présentant au gosier le menaçait de le tuer, en disant : « Si vous ne sortez au plus tôt de mes maisons, que vous avez témérairement occupées, vous mourrez d’une mort honteuse. » Lorsqu’il s’éveilla, il laissa, suivant le commandement de l’apôtre, son église ; de quoi les chrétiens furent fort consolés et remercièrent Dieu et son saint.
CHAPITRE XXVIII
De l’idolâtrie des païens de ce royaume-là.
Tous les habitants du royaume de Maabar, tant hommes que femmes, sont noirs ; mais ils emploient quelque moyen pour cela, s’imaginant que plus on est noir et plus on est beau. Car ils frottent les enfants trois fois la semaine d’huile de sésame, ce qui les rend très noirs ; celui qui parmi eux est le plus noir est le plus estimé. Les idolâtres rendent aussi noires les images de leurs dieux, disant que les dieux sont noirs et tous les saints ; mais ils peignent le démon blanc, assurant que les démons sont de cette couleur. Et lorsque ceux qui adorent le bœuf vont à la guerre, ils portent avec eux du poil d’un bœuf sauvage et le lient au crin de leurs chevaux. Les gens de pied l’attachent à leurs cheveux ou à leurs boucliers, croyant que cela les garantira de tout danger : car ils regardent un bœuf sauvage comme très saint.
CHAPITRE XXIX
Du royaume de Mursili, où l’on trouve les diamants.
Par delà le royaume de Maabar, à mille milles, on trouve celui de Mursili (Masulipatan), qui ne paye tribut à personne. Les habitants vivent de chair, de riz et de lait et sont mahométans. On trouve en quelques montagnes de ce royaume-là des diamants : car lorsqu’il pleut les hommes vont aux endroits où les ruisseaux coulent des montagnes, et ils trouvent beaucoup de diamants dans le gravier. En été ils montent aussi sur les montagnes, quoique avec beaucoup de peine à cause de l’extrême chaleur qu’il fait, et s’exposent à un danger évident à cause des grands serpents qui sont là en grand nombre ; ils cherchent dans les vallées des montagnes et dans les autres lieux caverneux, des diamants, et quelquefois ils en trouvent en abondance. Et voici comment : il y a dans ces montagnes des aigles blancs, qui mangent les serpents dont nous avons parlé ; les hommes allant par les montagnes, et souvent, à cause des chemins difficiles et des précipices, ne pouvant pas descendre dans les vallées, y jettent des morceaux de viande fraîche ; les aigles, apercevant ces morceaux, viennent pour les prendre, et de cette manière ils emportent les diamants qui se sont attachés à la viande [19]. Les hommes, ayant vu où l’aigle est allé, courent à cet endroit et trouvent les petites pierres qui sont autour du nid ; mais si les aigles mangent la viande sur-le-champ, les chasseurs prennent garde où il se retire la nuit pour dormir, et ils vont chercher les diamants au milieu et parmi leur fiente. Les rois et les gens de qualité achètent les plus beaux diamants, et ils permettent aux marchands d’emporter les autres. Cette province abonde en tout ce qui est nécessaire à la vie, et surtout il y a un grand nombre de béliers de très forte taille.
CHAPITRE XXX
Du royaume de Laë.
Après avoir quitté la province de Maabar et allant vers l’occident, on trouve la province de Laë, qui est habitée par les abrajamins (sectateurs de Brahma), qui ont en horreur tout mensonge. Ils n’ont chacun qu’une femme, ils ont en abomination le rapt et le vol, ils ne se servent pour la vie ni de chair ni de vin et ne tuent aucun animal. Ils sont idolâtres et s’attachent aux augures. Quand ils veulent acheter quelque chose, ils considèrent premièrement leur ombre, et suivant le jugement qu’ils forment, ils payent la marchandise. Ils mangent peu et font de grandes abstinences. Ils usent dans leur boisson d’une certaine herbe qui aide beaucoup à la digestion. Ils ne se font jamais saigner. Il y a parmi eux quelques idolâtres, qui vivent très austèrement à l’honneur de leurs idoles. Ils vont tout nus et disent qu’ils n’ont pas de honte de ce qui est sans péché. Ils adorent les bœufs et se frottent avec beaucoup de révérence le corps d’une huile qu’ils font de leurs os. Ils ne se servent point de couteaux en mangeant ; mais ils mettent leur manger sur des feuilles sèches, qu’ils prennent aux arbres qui portent les pommes dites de Paradis (bananiers) ou de quelques autres arbres. Ils ne mangent ni fruits ni herbes vertes, car ils disent que toutes ces choses, si elles sont vertes, ont vie et âme. C’est pourquoi ils ne veulent point les tuer, de peur de faire un grand péché en privant de la vie aucune créature. Ils dorment sur la terre nue et ils brûlent les corps morts.
CHAPITRE XXXI
Du royaume de Coilum.
En allant du royaume de Maabar à l’autre partie de la côte, on trouve à cinq cents milles le royaume de Coilum [20], où il y a beaucoup de chrétiens, de juifs et de païens. Le roi de ce pays-là ne paye tribut à personne, et les peuples ont un langage particulier. Il y croît beaucoup de poivre, car les forêts et autres lieux sont pleins des petits arbres qui le portent. On le recueille dans les mois de mai, juin et juillet. Il y a en ce pays-là de si grandes chaleurs qu’il est impossible de vivre. Les rivières même y sont si chaudes qu’on peut y cuire un œuf. On fait beaucoup de sortes d’ouvrages en ce pays-là, à cause du grand gain que les négociants qui viennent les acheter y apportent. On trouve aussi là beaucoup d’animaux qui ne sont point dans les autres pays. Car on y trouve des lions gris, des paparaux (perroquets) qui ont les pieds blancs et le bec rouge, des poules toutes différentes des nôtres. Ils croient que cette diversité vient de la grande chaleur du climat. Il n’y croît point de froment, mais du riz. Ils font une boisson avec du sucre au lieu de vin. Il y a plusieurs astrologues et médecins. Ils vont presque tout nus, tant hommes que femmes. Ils deviennent noirs et difformes par la trop grande ardeur du soleil, mais ils croient au contraire en être plus beaux. Ils prennent des femmes parmi leurs parents au troisième degré, et ils épousent aussi leur belle-mère quand le père est mort, et leur belle-sœur quand le frère est mort, ce qui se pratique d’ailleurs dans toute l’Inde.
CHAPITRE XXXII
De la province de Comar.
Le pays de Comar [21] est la partie de l’Inde où le pôle arctique peut encore être vu, mais on ne peut le voir depuis l’île de Java jusqu’à ce pays-là, parce que tous les pays qui sont entre deux sont au delà de la ligne équinoxiale. Ce pays est fort sauvage ; il y a beaucoup d’animaux qui sont inconnus dans les autres pays, surtout des singes, qui ressemblent parfaitement aux hommes ; il y a aussi des lions et des léopards en grand nombre.
CHAPITRE XXXIII
Du royaume d’Eli.
En sortant de la province de Comar et allant vers l’occident, on trouve à trois cents milles le royaume d’Eli, qui a son roi particulier et une langue particulière. Les habitants sont idolâtres. Le roi est très riche et possède de grands trésors ; mais il n’a pas un grand peuple, quoique le pays soit fortifié par nature. Il y croit une grande quantité de poivre, de gingembre et d’autres aromates. Si quelque navire chargé est obligé de relâcher dans cette province, par tempête ou par nécessité, les habitants s’emparent de tout ce qu’il y a dans le vaisseau et disent aux commandants : « Vous aviez résolu d’aller ailleurs avec vos marchandises, mais notre dieu et la fortune vous ont adressés ici : c’est pourquoi nous profitons de ce qu’ils nous envoient. »
CHAPITRE XXXIV
Du royaume de Mélibar.
Après le royaume d’Éli on vient au royaume de Mélibar (le Malabar actuel), qui est dans la grande Inde vers l’occident, qui a son roi particulier, qui ne paye tribut à personne et a une langue particulière. Les habitants sont idolâtres. Il y a en ce royaume beaucoup de pirates, qui tous les ans écument la mer avec cent navires et prennent tous les vaisseaux marchands qu’ils trouvent. Ils mènent avec eux leurs femmes et leurs enfants et passent tout l’été sur mer, fermant le passage à tous les marchands, en sorte que très difficilement ils peuvent s’échapper de leurs lacs. Car avec vingt navires ils tiennent les passages de cent milles, mettant un de leurs vaisseaux de cinq milles en cinq milles ; lorsqu’ils aperçoivent un vaisseau chargé de marchandises, ils donnent un signal avec de la fumée, pour avertir le plus proche de leurs navires, et ainsi de l’un à l’autre ils savent dans un moment qu’il y a un navire à prendre, et alors on détache autant de vaisseaux qu’il est nécessaire pour prendre celui qui arrive. Ils ne font point d’autre mal aux hommes de ce navire que de les mettre à terre, les priant d’aller chercher d’autres marchandises et de revenir par le même chemin. Il y a en ce pays-là une grande abondance de poivre, de gingembre et de noix d’Inde (cocos).
CHAPITRE XXXV
Du royaume de Gozurath.
Il y a auprès du royaume de Mélibar un autre royaume nommé Gozurath, qui a un roi particulier et une langue particulière. Ce royaume est dans la petite Inde, vers l’occident ; on y voit le pôle arctique sur l’horizon à six brasses de hauteur, ce qui fait sept ou huit degrés célestes. Il y a aussi en ce royaume des pirates, qui, quand ils ont pris quelques marchands, les obligent de boire du tamarin avec de l’eau de la mer, qui leur donne d’abord le flux de ventre. Ils font ainsi parce que quand les marchands aperçoivent de loin les pirates, ils ont coutume d’avaler les perles et les pierres précieuses qu’ils portent, de peur qu’ils ne les prennent ; mais ceux-ci, qui n’ignorent pas leur finesse, les obligent de rendre les pierres qu’ils ont avalées. Il y a en ce pays-là grande abondance de poivre sauvage et de gingembre. Il y a aussi certains arbres dont on recueille une grande quantité de soie. Cet arbre croît de la hauteur de six pas, et rapporte du fruit pendant vingt années ; après quoi il ne vaut plus rien. On prépare aussi en ce royaume du cuir très beau et aussi bon qu’on en puisse trouver ailleurs.
CHAPITRE XXXVI
Des royaumes de Tana, de Cambaeth, et de quelques autres.
Du royaume dont nous avons parlé ci-dessus on va par mer aux royaumes de Tana, de Cambaeth (Cambay), de Semenath, qui sont situés à l’occident, où l’on fait plusieurs sortes d’ouvrages. Chacun de ces royaumes a son roi et sa langue particulière. Je ne peux pas en dire beaucoup de choses, parce qu’ils sont dans la Grande Inde, dont je n’ai pas dessein de parler, si ce n’est de quelques endroits situés sur le bord de la mer.
CHAPITRE XXXVII
Des deux îles où les hommes et les femmes vivent séparément.
À cinq cents milles par delà du royaume de Semenath, du côté du midi, il y a deux îles éloignées l’une de l’autre de trente milles : dans l’une les hommes demeurent, elle est pour cela appelée île Mâle ; tandis que l’autre où habitent les femmes est appelée île Femelle [22]. Ils sont chrétiens, tant les hommes que les femmes, et se marient ensemble. Les femmes ne viennent jamais à l’île des hommes, mais les hommes viennent à celle des femmes, et ils demeurent pendant trois mois de suite avec elles, à savoir chacun avec sa femme et dans sa maison. Après quoi, ils s’en retournent dans leur île, où ils demeurent tout le reste de l’année. Les femmes gardent les fils qu’elles ont de leurs maris jusqu’à l’âge de quatorze ans ; après quoi elles les renvoient à leurs pères. Ces femmes ne font pas autre chose que d’avoir soin de leurs fils et de recueillir les fruits de la terre ; mais les hommes travaillent pour nourrir leurs femmes et leurs enfants. Ils sont adonnés à la pêche et prennent des poissons en quantité, qu’ils vendent, étant desséchés, aux marchands et dont ils tirent un grand profit. Ils vivent de chair, de poisson, de riz et de lait. Cette mer abonde en baleines et en grands poissons. Les hommes n’ont point de roi ; mais ils ont un évêque qu’ils regardent comme leur seigneur, et qui est suffragant de l’archevêque de Scoira, dont nous allons parler.
CHAPITRE XXXVIII
De l’île de Scoira.
En avançant vers le midi, à la distance de cinq cents milles, on trouve une autre île nommée Scoira [23], dont les habitants sont chrétiens et ont un archevêque. On fait en cette île beaucoup de sortes d’ouvrages, car elle abonde en soie et en poissons. Ils n’ont point d’autres graines que le riz. Ils vont tout nus et vivent de chair, de lait et de poissons. Les pirates apportent dans cette île beaucoup de biens qu’ils volent et qu’ils y viennent vendre. Car les habitants, sachant que toutes ces choses ont été enlevées aux Turcs et aux idolâtres, les achètent volontiers. Il y a dans cette île, parmi les chrétiens, beaucoup d’enchanteurs, qui peuvent par leur art conduire les vaisseaux en mer comme ils veulent, quand même ils auraient un vent favorable ; car alors ils peuvent leur donner un vent contraire et amener les vaisseaux dans l’île malgré eux [24].
CHAPITRE XXXIX
De la grande île de Madaigascar.
Après avoir quitté l’île de Scoira et naviguant du côté du midi pendant mille milles, on vient à Madaigascar (Madagascar), qui est mise au nombre des plus riches îles du monde. On dit qu’elle contient quatre mille milles de tour ; les habitants sont mahométans. Ils n’ont point de roi, mais ils sont gouvernés par quatre des plus anciens. Cette île produit beaucoup plus d’éléphants qu’aucun pays du monde. Il y a une île nommée Zanzibar qui fait un grand trafic d’ivoire, car en tout le monde je ne pense pas qu’il y ait une si grande quantité d’éléphants que dans ces deux îles. On ne mange point dans cette île d’autre viande que celle de chameau, laquelle chair est fort saine aux habitants ; il y a une multitude presque infinie de ces animaux dans cette île. Il y a outre cela dans cette île des forêts de sandals et de bon rouge, dont on fait plusieurs ouvrages. On prend aussi dans la mer de grandes baleines, d’où l’on tire de l’ambre. Il y a des lions, des léopards, des cerfs, des daims, des chevreuils et plusieurs autres sortes d’animaux et d’oiseaux propres à la chasse. Enfin on y trouve diverses espèces d’oiseaux dont on n’a jamais entendu parler chez nous. Plusieurs marchands viennent en cette île à la faveur du flux de la mer. Car on peut venir en vingt jours de la province de Maabar à cette île de Madaigascar avec le flux de la mer ; mais on a de la peine à en sortir ; et il faut quelquefois trois mois pour surmonter les difficultés de ce flux, parce que la mer porte toujours vers le midi avec beaucoup d’impétuosité [25].
CHAPITRE XL
D’un très grand oiseau nommé ruc.
Il y a encore d’autres îles par delà Madaigascar ; mais l’accès en est très difficile à cause de l’impétuosité de la mer. Il paraît dans ces îles, en un certain temps de l’année, une espèce d’oiseau fort surprenant, nommé ruc [26], ayant la figure d’un aigle, mais d’une grandeur extraordinaire. Ceux qui ont vu de ces oiseaux disent que la plupart de leurs plumes sont de dix pas de long, qu’elles sont grosses à proportion et que tout leur corps répond à cela. Cet oiseau est si fort qu’il prend sans aucun secours que de ses propres forces un gros éléphant et l’élève en haut, puis le laisse tomber pour en faire sa pâture. Moi, Marco, ayant entendu parler de cet oiseau, je pensais que c’était un griffon, qui est un animal à quatre pieds, quoiqu’il ait des plumes. Il est en tout semblable au lion, si ce n’est qu’il a la mine d’un aigle ; mais ceux qui avaient vu de ces rucs assuraient constamment qu’ils n’avaient rien de commun avec tous les autres animaux, et qu’ils n’avaient que deux pieds comme les autres oiseaux. De mon temps, l’empereur Koubilaï avait un certain courrier qui avait été détenu prisonnier dans ces îles, et qui, ayant été relâché, raconta à son retour des choses surprenantes de ces pays-là et des diverses sortes d’animaux que l’on y trouve.
CHAPITRE XLI
De l’île de Zanzibar.
On trouve là aussi une autre île qui contient deux milles de circuit, ayant un roi particulier et un langage distingué. Les habitants sont idolâtres, les hommes sont gros et courts ; et s’ils étaient grands à proportion, ils pourraient passer pour des géants. Ils sont si forts qu’un de ces gens-là portera la charge de quatre ou cinq autres, ils sont grands mangeurs, et un repas d’un de ces hommes-là pourrait suffire à cinq de notre pays. Ils sont noirs et vont nus. Ils ont beaucoup de cheveux et si crépus qu’il faut les mouiller pour pouvoir les étendre. Ils ont la bouche grande, les narines larges et retroussées, les oreilles grandes et le regard affreux, Les femmes sont aussi laides, ayant les yeux affreux, la bouche grande et le nez gros. Ils vivent de chair, de riz, de lait et de dattes. Ils n’ont point de vin ; mais ils font une certaine boisson avec du riz, du sucre et autres épices. Plusieurs marchands débarquent en cette île parce qu’il y a beaucoup de baleines et d’éléphants. Ces insulaires sont forts et hardis ; et comme ils n’ont point de chevaux, ils se servent à la guerre de chameaux et d’éléphants, bâtissant sur ces derniers des châteaux de bois, qui peuvent contenir jusqu’à quinze et vingt hommes tout armés. Leurs armes consistent en des lances, des poignards et des pierres. Ces sortes de châteaux portatifs sont couverts de cuir. Quand ils vont à la guerre, ils donnent aux éléphants un breuvage qui les rend plus hardis. Cette île abonde en lions, léopards et autres bêtes sauvages, que l’on ne voit point dans les autres pays. Ils ont encore une espèce d’animal qu’ils appellent « gaffa » (girafe), qui a le col long de trois pas ; il a les jambes de devant bien plus longues que celles de derrière ; il a la tête petite, et il est de plusieurs couleurs et marqueté par le corps ; cet animal est doux et ne fait de mal à personne.
CHAPITRE XL
De la multitude des îles qui sont dans l’Inde.
Outre les îles ci-dessus mentionnées, il y en a plusieurs autres dans l’Inde, qui sont sujettes et dépendantes des premières et des principales. Le nombre de ces îles est si grand que l’on ne saurait le dire au juste. Si nous croyons les pilotes et ceux qui ont navigué longtemps dans ces mers-là, ces îles sont au nombre de douze mille et sept cents.
CHAPITRE XLII
De la province d’Abasia.
Nous avons fait jusqu’à présent la description des pays différents de l’Inde Majeure et Mineure. La Grande Inde commence depuis la province de Maabar et finit au royaume de Rescomaran ; l’Inde Mineure commence depuis le royaume de Ciamba et finit au royaume de Murfili. Maintenant nous parlerons de l’Inde Moyenne, qui est proprement nommée Abasia [27]. C’est un pays très grand et divisé en sept royaumes qui ont chacun leur roi, dont il y en a quatre chrétiens et trois mahométans. Les chrétiens portent une croix d’or sur le front, qui leur est appliquée au baptême ; les mahométans, de leur côté, ont une marque qui leur tient depuis le front jusqu’au milieu du nez. Il y a aussi beaucoup de juifs, qui sont marqués avec un fer chaud sur les deux mâchoires. Il y a tout près de ce pays-là une autre province nommée Aden, où l’on dit que saint Thomas, apôtre de Notre-Seigneur Jésus-Christ, a prêché la foi et qu’il en a converti plusieurs ; après quoi il alla trouver le roi de Maabar, où il mourut pour la confession du nom de Jésus-Christ.
CHAPITRE XLIV
D’un certain homme qui fut maltraité par ordre du sultan.
L’an de Notre-Seigneur Jésus-Christ 1258, le premier des rois d’Abasia voulut, pour un motif de dévotion, aller visiter les Lieux Saints à Jérusalem, de sorte qu’ayant fait part de son dessein à ses conseillers, ils le dissuadèrent d’entreprendre ce voyage, lui représentant les dangers des chemins, particulièrement parce qu’il fallait passer en plusieurs endroits sur la terre des mahométans ; mais ils lui conseillèrent d’y envoyer plutôt quelque évêque en sa place et de le charger de quelque présent pour Jérusalem, Le roi agréa ce conseil et envoya un évêque venant dans le pays d’Aden (encore ainsi nommé), qui est habité par les mahométans, qui haïssaient Jésus-Christ d’une haine implacable ; il fut pris par ces infidèles et mené au roi d’Aden. Le roi ayant appris de lui qu’il était envoyé de la part du roi d’Abasia à la Terre Sainte, il le chargea de menaces pour lui faire renoncer le nom de Jésus-Christ et embrasser l’Alcoran. L’évêque, persévérant dans sa foi, répondit qu’il aimait mieux mourir que d’abjurer Jésus-Christ pour suivre Mahomet. Alors le sultan, rempli de rage en mépris de Jésus-Christ et du roi d’Abasia, lui fit infliger les plus cruels outrages ; après quoi il le renvoya au roi d’Abasia. Ce roi, voulant venger l’injure faite à Jésus-Christ, leva une grande armée d’infanterie, de cavalerie et d’éléphants portant des châteaux sur leur dos, et déclara la guerre au roi d’Aden. Mais le sultan, ayant fait alliance avec deux autres rois, s’en alla à la rencontre du roi d’Abasia. Le combat s’étant donné, beaucoup des gens du roi d’Aden y furent tués, et le roi d’Abasia demeura victorieux. C’est pourquoi il entra dans le pays d’Aden avec son armée et commença à le ravager d’une étrange manière, tuant tous les mahométans qui voulaient faire résistance. Il resta dans ce royaume un mois entier ; et, après avoir causé beaucoup de dommage à son ennemi, il retourna dans son pays chargé de gloire et d’honneur, se réjouissant d’avoir châtié la perfidie du sultan.
CHAPITRE XLV
Quelles sortes de différentes bêtes on trouve dans la province d’Abasia.
Les habitants d’Abasia vivent de chair, de lait et de riz. Ce pays a plusieurs villes et villages où l’on fait plusieurs ouvrages ; on y trouve de très bon bouracan et des étoffes de soie en abondance. Les Abasiniens ont aussi beaucoup d’éléphants ; ils ne naissent point dans le pays, mais on les tire des îles. Les girafes, les lions, les léopards, les chevreaux et diverses autres espèces d’oiseaux, que l’on ne trouve point ailleurs, y naissent en quantité. Outre cela il y a en ce pays-là de très belles poules et de grands strutchions (autruches), presque aussi gros que des ânes, et plusieurs autres bêtes et oiseaux propres à la chasse. Enfin l’on y trouve des chats de plusieurs espèces, dont quelques-uns ont la face presque semblable à celle de l’homme.
CHAPITRE XLVI
De la province d’Aden.
La province d’Aden a un roi particulier qu’ils appellent sultan ayant sous sa domination des mahométans, qui ont les chrétiens en abomination. Ce pays est orné de beaucoup de villes et de châteaux et a un très bon port, où viennent plusieurs navires qui y apportent diverses sortes d’épiceries. Les marchands d’Alexandrie viennent acheter ces aromates, et les chargent dans de petits bateaux qu’ils conduisent par une certaine rivière pendant sept journées de chemin [28] ; après quoi ils en chargent des chameaux, qui les portent à trente journées de là, jusqu’à un autre fleuve appelé d’Égypte (le Nil), où étant arrivés, il les chargent de nouveau sur des vaisseaux qui les mènent à Alexandrie ; et il n’y a point de plus court chemin que celui-là pour aller de ces pays orientaux à Alexandrie [29]. Ces négociants amènent outre cela beaucoup de chevaux quand ils vont dans l’Inde pour trafiquer. Le roi d’Aden exige de ces marchands qui passent par son pays et emportent des parfums et autres marchandises, un très fort droit, ce qui lui rapporte un grand profit. Lorsque le sultan d’Égypte, en l’an 1200, assiégeait Acre pour la reprendre aux chrétiens, le sultan d’Aden lui envoya trente mille cavaliers et quarante chameaux. Ce n’est pas qu’il fût aise qu’il réussît dans son entreprise, mais parce qu’il souhaitait la destruction des chrétiens. À quarante milles du port d’Aden, en allant vers le septentrion, on trouve la ville d’Escier [30], qui a sous sa dépendance plusieurs autres villes et châteaux et qui appartiennent tous au roi d’Aden. Il y a aussi près de cette ville un très bon port, d’où l’on transporte un nombre infini de chevaux dans l’Inde. Ce pays abonde en encens blanc qui est très bon, qui découle de certains petits arbres peu différents des sapins. Les habitants font des ouvertures dans l’écorce de ces arbres pour en tirer l’encens, et, malgré la chaleur qui est fort grande, il en coule beaucoup de liqueur. Il y a aussi en ce pays-là des dattiers et des palmiers ; mais il n’y a point de grains, si ce n’est un peu de riz ; il y a, en récompense, de très bons poissons, surtout des thons, qui passent pour excellents. Ils n’ont point de vin, mais ils font une bonne boisson avec du riz, des dattes et du sucre. Les moutons que l’on trouve en ce pays-là sont petits et, n’ayant point du tout d’oreilles, ils ont seulement à la place deux petites cornes. Les chevaux, les bœufs, les chameaux et les moutons vivent de poissons : c’est leur manger ordinaire, vu qu’à cause de l’extrême chaleur il est impossible de trouver de l’herbe sur terre. Il se fait trois mois de l’année une pêche, où il se prend une si grande quantité de poisson qu’il est impossible de l’exprimer : ces mois sont mars, avril et mai. Ils sèchent ces poissons et les gardent ; et ils en donnent toute l’année à leurs bêtes au lieu de pâturage. Ces animaux mangent plus volontiers de ces poissons secs que des poissons frais. Les habitants font aussi du biscuit de poisson sec, et voici comment : ils coupent le poisson fort menu et le réduisent en poudre, après quoi ils en font une pâte et la laissent sécher au soleil ; et ils mangent, eux et leurs bêtes, de ce pain-là toute l’année.
Ici prend fin en réalité la relation régulière de Marco Polo ; mais les divers manuscrits qui nous l’ont conservée, et qui jusque-là s’accordent comme disposition générale des matières, offrent une partie supplémentaire plus ou moins étendue, où sont rangés, sans qu’un même ordre y soit observé, des notes détachées, des récits épisodiques. Sans aucun doute, ces fragments émanent de la même main que le corps du livre. Son récit principal achevé, l’auteur a voulu y joindre maints souvenirs qui n’avaient pu y trouver place ; mais les copistes sont venus qui ont fait, chacun à leur manière, un choix dans cet ensemble accessoire. Le texte que nous avons suivi a gardé quatre chapitres consacrés aux pays qui s’étendent entre les frontières septentrionales de la Chine et les régions polaires. Ces pays, qui forment ce qu’on appelle aujourd’hui la Russie d’Asie et qui restèrent absolument inconnus des Occidentaux jusqu’au siècle dernier, durent forcément de très longue date être, comme aujourd’hui, en relations fréquentes et suivies avec le grand empire qui les avoisine. Pendant son séjour au Cathay, Marco Polo fut donc à même de se renseigner très exactement sur ces contrées et sur leurs habitants. Nous en trouvons la preuve dans ces chapitres, que nous avons d’autant mieux cru devoir conserver que, contrôlés par les récits modernes, ils démontrent une fois de plus jusqu’à quel point sont dignes de crédit les assertions du célèbre Vénitien.
CHAPITRE XLVII
D’un certain pays habité par les Tartares.
Jusqu’à présent j’ai parlé des pays orientaux qui sont du côté du midi ; je toucherai à présent en peu de mots quelques contrées situées au septentrion, ayant oublié d’en parler dans les autres livres. Dans les pays septentrionaux il y a beaucoup de Tartares qui ont un roi de la race des empereurs de cette nation ; ils gardent les mêmes coutumes et les mêmes manières de vivre que les anciens Tartares. Ils sont tous idolâtres, et ils adorent un certain dieu qu’ils appellent Natigai, et qu’ils croient maître souverain de la terre et de tout ce qu’elle produit. Ils font beaucoup d’images et de simulacres de ce dieu. Ils ne demeurent point dans les villes ni dans les villages, mais sur les montagnes et dans les campagnes de ce pays-là. Ils sont en grand nombre, ils n’ont point de blé, mais ils vivent de chair et de lait. Ils vivent ensemble en bonne intelligence et obéissent de bon gré à leur roi. Ils ont un nombre presque infini de chevaux, de chameaux, de bœufs, de moutons et d’autres bêtes à cornes. Ils ont aussi de très grands ours, de fort beaux renards, et l’on y trouve des ânes sauvages en grande quantité. Entre les petites bêtes, ils en ont une certaine espèce dont on tire de très belles peaux, appelées vulgairement zibelines. Il y a aussi plusieurs autres sortes d’animaux sauvages, dont ils tirent de la viande suffisamment pour se nourrir.
CHAPITRE XLVIII
D’un autre pays presque inaccessible à cause des boues et des glaces.
Il y a encore d’autres pays dans cette partie du septentrion, mais plus avant que celui dont nous venons de parler, dont l’un est plein de montagnes et produit divers animaux, comme des ermelines (hermines), diverses sortes d’erculiens (écureuils), des renards noirs et d’autres, dont les habitants tirent de fort belles pelleteries, et que les marchands y vont acheter pour apporter en nos pays ; mais les chevaux, les bœufs, les ânes, les chameaux et autres gros animaux pesants ne sauraient aller dans ces endroits-là, car c’est un pays plein de marais et d’étangs, à moins que ce soit en hiver lorsque tout est gelé. Car dans d’autres temps, quoiqu’il y ait toujours de la glace et qu’il y fasse un fort grand froid, la glace n’est cependant pas assez forte pour porter un chariot ou des bêtes pesantes, puisque les hommes ont bien de la peine à marcher sur cette terre, tant c’est fangeux et marécageux. Ce pays peut avoir vers le septentrion treize journées d’étendue, et c’est là que les habitants ont de ces animaux qui donnent ces belles pelleteries, dont ils tirent un gain considérable. Car il vient là des marchands de toutes sortes de pays pour acheter de ces pelisses, et qui en emportent tous les ans une grande quantité. Voici comment ces marchands sont introduits dans ce pays-là : ils ont des chiens accoutumés à tirer des carrosses (traîneaux) ; ces voitures n’ont pas de roues, et sont faites de bois fort léger et fort uni ; deux hommes peuvent tenir dans ces traîneaux, sans crainte de renverser dans la boue, parce qu’ils sont fort larges d’assiette. Quand il vient donc quelque marchand, il se sert d’une pareille voiture, à laquelle on attache six de ces chiens d’une certaine manière, et en quelque endroit que les conduise le conducteur, qui est assis dans le traîneau avec le marchand, ils traînent ce petit engin au travers de l’eau et de la boue, sans aucune résistance. Et comme ils ne pourraient supporter ce travail plus d’un jour, à la fin de la journée on les détache et on en reprend d’autres, y ayant dans ce pays-là beaucoup de villages qui nourrissent de ces chiens exprès pour cet usage, et de cette manière un marchand peut aller jusqu’au fond de ces pays-là. Ces traîneaux ne sauraient porter de lourds fardeaux, les chiens ne pouvant pas traîner plus que le marchand, le voiturier et un paquet de peaux. Le marchand est donc obligé de changer de pareille voiture tous les jours, jusqu’à ce qu’il soit arrivé dans les montagnes où l’on vend de ces pelisses.
CHAPITRE XLIX
Du pays des Ténèbres.
Il y a encore un autre pays bien plus avant dans le septentrion que ceux dont nous venons de parler, car c’est tout à fait à l’extrémité. On appelle ce pays-là Ténébreux, parce que le soleil n’y paraît pas pendant une grande partie de l’année [31], de sorte que les ténèbres n’y règnent pas seulement pendant la nuit, mais aussi pendant le jour. Il ne paraît qu’un faible crépuscule fort obscur ; les hommes de ce pays-là sont beaux, grands, de bonne corpulence, mais pâles de couleur. Ils n’ont ni roi ni prince, vivent en bêtes et font tout ce qui leur plaît, sans s’embarrasser de civilité ni d’humanité. Les Tartares, qui sont voisins de cette nation, font souvent des courses dans ce pays Ténébreux, leur enlèvent leurs bêtes et tout ce qu’ils rencontrent, et leur causent bien d’autres dommages. Et comme ces brigands sont en fort grands dangers dans leur irruption, à cause de la nuit, qui tombe incontinent et qui pourrait les surprendre, voici la ruse dont ils se servent pour l’éviter. Quand ils sont résolus à faire quelqu’une de ces courses, ils amènent avec eux des cavales avec leurs poulains, qu’ils laissent à l’entrée du pays avec des gardes, ne menant avec eus que les cavales. Et quand ils reviennent avec leur butin et que la nuit les surprend, alors, par le moyen de leurs cavales, qui s’empressent de retourner à leurs poulains, ils retrouvent leur chemin sans aucune difficulté. Car ils lâchent dans ce temps-là la bride à leurs cavales et les laissent aller à leur volonté. En quoi je trouve qu’ils ont raison de leur faire cette gracieuseté, vu le service considérable qu’elles leur rendent. Car la nature les porte tout droit à l’endroit où sont leurs poulains, et par ce moyen les hommes retrouvent leur chemin, qu’ils n’auraient pu trouver sans l’assistance de ces bêtes. Les habitants de ce pays-là ont aussi diverses sortes d’animaux dont ils tirent de précieuses pelisses, qu’ils portent dans les autres pays et dont ils tirent un grand profit.
CHAPITRE L
De la province de Rutheni.
Les Ruthéniens (ou Russes, Russiens) occupent une très grande province, qui s’étend presque jusqu’au pôle arctique. Ils sont chrétiens selon les rites des Grecs ; ils sont blancs et beaux, tant les hommes que les femmes ; ils ont les cheveux plats. Ils payent tribut au roi des Tartares, auxquels ils sont voisins du côté de l’orient. Il y a aussi chez eux une grande quantité de pelleteries précieuses, et ils ont beaucoup de mines d’argent ; mais le pays est très froid, parce qu’il s’étend du côté de la mer Glaciale. Il y a cependant quelques îles dans cette mer où l’on trouve des gerfauts et des faucons en abondance, que l’on transporte en différentes parties du monde…