Introduction :
Depuis les temps les plus anciens jusqu’à nos jours, s’il est vrai que l’Homme trouve une bonne partie de ses ressources dans la mer et que c’est par son canal qu’il a pu découvrir et conquérir le monde, il semble tout de même que cet espace est investi d’un imaginaire qui lui est profondément hostile. En effet dans la conscience collective, la mer apparait le plus souvent comme le lieu de la peur, des sacrifices et de la mortalité comme le révèlent les récents naufrages des migrants près des côtes italiennes. Aussi pendant de nombreux siècles, l’Afrique et ses territoires insulaires ont-ils été des victimes collatérales de la traite négrière et de la colonisation, deux événements majeurs ayant emportés des dizaines de milliers de leurs braves fils ainsi que leurs richesses les plus prisées. Malgré ce passé douloureux qui « ne passe pas » encore, un certain nombre d’écrivains francophones des îles aux talents avérés [1] ont rompu avec cette vision péjorative et onéreuse de l’espace marin et l’ont dépeint comme un milieu profondément humaniste. C’est naturellement cet imaginaire qui se déploie dans La vie de Joséphin le fou, roman de la mauricienne Ananda Devi publié chez Gallimard en 2003. Dans cette fiction, celle qui à ce jour peut être considérée comme l’une des figures les plus représentatives de la francophonie littéraire indocéane, relate l’histoire d’un jeune homme illégitime, marginal, haï et maltraité par sa mère adolescente et par sa société. Ce dernier, pour se soustraire de la promiscuité et de la cruauté de la vie humaine, s’est réfugié dans la mer. Mais très vite, Joséphin va réussir à se fondre dans ce milieu au point de passer des heures à y nager jusqu’à s’accoutumer à respirer sous l’eau, à en prendre l’odeur et à se considérer comme une véritable créature marine.
C’est pour tenter de percer le mystère de ce paradoxe existentiel et de comprendre son intérêt littéraire que nous nous proposons de cerner les diverses représentations de la mer dans notre corpus. Ainsi dans une première partie, nous allons faire ressortir les symbolismes féminin et maternel de la mer. Deuxièmement, il sera question de saisir celle-ci comme un espace de régénérescence individuelle et sociale, pilier d’une société mauricienne à venir. Et pour terminer, il nous reviendra de montrer comment l’insertion de la mer dans l’écriture de l’écrivaine lui permet-elle d’esthétiser son imaginaire.
1/ La mer : de la féminité à la maternité
1.1/ Une mer aux caractéristiques féminines :
A l’instar de la littérature africaine contemporaine, la production littéraire de l’île Maurice se montre assez nostalgique de quelques problématiques longtemps restées marginales et spécifiques au continent. Au nombre de celles-ci figurent particulièrement l’importance de la femme ainsi que des imaginaires révélant son apport indéniable et efficace dans la société. Chez Ananda Dévi, cette primauté accordée à la gente féminine s’observe nettement à travers une certaine féminisation de l’eau qui symbolise la Mère-nature, le bien- être et la nourriture [2] dans les textes fondateurs de l’océan indien tels que les mythes amérindien des Blackfoot [3] et aborigène du Nord de l’Australie [4]. C’est cette signifiance symbolique soutenue d’ailleurs par Bachelard [5] qu’Ananda Devi attribue à la mer tout au long de son septième roman. Dans cette œuvre, l’élément marin se voit doter d’attributs morphologiques, comportementaux et psychologiques auxquels la société reconnait comme appartenant à l’être de sexe féminin. En fait, dans toutes les sociétés du monde en général et de l’Océan indien en particulier, il est indéniable que cet individu, du fait de certaines de ses qualités morales et surtout de ses atouts corporels exceptionnels, bénéficie le plus souvent d’un capital de sympathie, d’affection et d’attraction inégalée auprès de la gente masculine. Ainsi l’auteure de Pagli [6], consciente d’un tel pouvoir de séduction et pour rendre plus patente la féminité de l’univers marin, fait abondamment usage d’un support discursif relevant du champ lexical féminin. En effet contrairement à Marilyn Moro, la « mauvaise » mère biologique de Joséphin, la mer, malgré ses mystères et ses monstres terrifiants, revêt des allures d’un milieu attractif pour l’homme du fait de sa beauté irrésistible. D’après les propos du narrateur, l’élément marin est baigné dans une « douce obscurité » et comporte des « rondeurs » [7] que l’on pourrait bien apercevoir « même si vous fermez les yeux » [8]. De même, il se présente comme un univers « doré » [9] et « fragile » [10] rythmé par « plus de splendeur, plus de beauté, et lissé par une lumière glorieuse » [11]. Au regard de ces descriptions dithyrambiques, on peut aisément déduire que la mer apparait ici comme la métaphore d’une femme africaine harmonieuse et fascinante comme l’avait peint Senghor en son temps dans son célébrissime poème « Femme noire » [12].
Aussi la mer réunit-elle tous les ingrédients d’un milieu hospitalier par excellence. De ce fait, elle ne semble ménager aucun effort pour secourir, porter et rendre de multiples services au protagoniste central. Ce dernier le reconnait sans ambages dans le passage suivant :
« La mer m’a accueilli chaque fois sans poser des questions, elle avait pas de voix, la mer, que des sons, transparents et mouillés, des sons qui vous bercent et vous endorment et vous cicatrisent et vous guérissent » [13].
A en croire « l’homme-poisson », l’espace océanique est dépourvu de « violence fortuite », de « moqueries » et de « mots » [14]. Il se montre patient et harmonieux à l’égard de ses propres créatures et du plus grand marginal du village Case Noyale. En effet, à l’opposé de Marylin Moro qui remet en cause ses atouts féminins et qui a profondément failli à ses prérogatives maternelles, la mer elle, adopte véritablement Joséphin. Car celle-ci ne le « rejetait pas », ne le « giflait pas », ne l’ « assommait pas », ne lui « fendait pas le crâne » et l’ « offrait … (ses) bras » [15]. Comme on peut le voir ici, la société aquatique, lieu apaisé et tendre, comble « l’homme-anguille » de son amour initial manqué et par conséquent fait de lui un être épanoui doté de temps en temps d’une conscience plus humaine. C’est dans cette perspective qu’elle va s’approprier les exigences d’une véritable maternité.
1.2/ Une mer aux vertus maternelles :
En sus de quelques textes fondateurs évoqués dans le sous-point précédent, l’histoire, la littérature romantique et la psychanalyse établissent également des correspondances métaphoriques entre la mer et la mère. Ce jumelage se montre particulièrement vivace chez Jules Michelet [16] et Gaston Bachelard qui affirme que « la mer est pour tous les hommes l’un des plus grands, des plus constants symboles maternels » [17]. C’est cette posture valorisante de l’élément marin qui transparait dans La vie de Joséphin le fou où l’écrivaine lui confère quelques vertus et commodités l’inscrivant symboliquement à la source de la vie du héros. En effet, tout en continuant à modifier positivement son destin, la mer se présente à ses yeux sous les traits polymorphes d’une véritable mère au sens premier du terme. A maintes reprises dans le texte, Joséphin la considère comme son lieu de naissance. Ne convainc t-il pas le lecteur lorsqu’il reconnait tour à tour que l’élément océanique lui a « donné naissance lorsque plus rien l’accueillait » [18]. Un peu plus loin dans le texte, il se redéfinit lui-même comme un pur produit de la mer en ces termes :
« il y a trop d’elle en moi, cette eau salée qui coule sans cesse de mon corps, qui suinte de tous mes coins, et le sable qui matelasse ma peau et qui pique mes paupières intérieures (…) tout ce qu’elle vomit la mer, se trouve sous ma peau, j’ai déjà tout avalé et je suis liquide comme elle à l’intérieur » [19].
Pour insister sur sa relation filiale avec le milieu aquatique, celui qui se fait appeler « l’homme zangui » estime de facto être « enfant du même corps et enfant de la même mère avec les créatures marines » [20]. Ainsi par réciprocité, la mer assume entièrement son nouveau statut en demeurant sans cesse nourricière et attentionnée pour Joséphin qui le reconnait sans ambages dans ces propos : « C’était la mer qui me tenait, qui me léchait comme les chattes font à leurs petits, nettoyant tous les coins des sales histoires de Marilyn Moro (…). C’était la mer, (…) qui me nourrissait désormais » [21].
En outre l’autre vertu maternelle de la mer se perçoit à travers ses ambitions éducative et protectrice. Primo, le fils biologique de Marilyn Moro refuse d’apprendre à l’école des enfants sauvages de Case Noyale qui ne produit aucun modèle de vie. En revanche, il accepte de recevoir délibérément l’éducation de la mer qui, au départ donnait l’impression d’être assez violente : « parce que c’était sa façon à lui de (lui) apprendre et de (lui) révéler ses secrets et de (lui) ouvrir ses crevasses » [22]. Mais au fil du temps, cette bataille est devenue un jeu :
« parce que l’enfant grandissait, prenait des forces de sa nourriture minérale, devenait souple et flexible, il savait anticiper la violence de ses remous et s’ajuster comme s’il faisait partie des courants et il déjouait ainsi ses pièges » [23].
Ainsi aux grands fonds qui le prévenaient de tout danger, Joséphin est convaincu d’avoir appris un certain nombre de choses et de secrets de la vie marine comme par exemple :
« Vivre sous l’eau sans respirer en se servant de quelques bulles d’air échappées des coquilles » [24] ;
« lire la lune et les marées et savoir quand la bave des profondeurs était trop proche de la surface » [25] ;
« connaitre ses vents intérieurs pour y avoir été pris plein de fois comme un coquillage prêt à être broyé par les profondeurs, fouetté et massacré contre les récifs, empalé sur les épines de corail, enseveli sous des tonnes de sable » [26].
Secundo, comme toute mère soucieuse à l’endroit de son fils, la mer berce et revigore Joséphin. Elle n’a eu de cesse de « laver, de cicatriser ses blessures même les plus saignantes (…) à chaque fois que le monde d’en haut criait trop fort » [27] et de le protéger de toute brutalité. C’est pourquoi dans le roman, le « pêcheur nu » ne lésine pas sur le réconfort, la paix et la sérénité qu’il découvre dans cet espace. Il s’agit donc d’une sorte de paradis retrouvé où le narrateur peut encore s’alimenter et recevoir une éducation gratuite et infinie. Ainsi à travers la peinture de cette « mer mère » idéale et intarissable, l’écrivaine mauricienne postule pour une conception novatrice du statut maternel, préalable à tout changement.
2/ La mer comme univers de régénérescence individuelle et sociale dans le roman
2. 1 / La mer : un espace de métamorphose du personnage
Chez Ananda Devi, la maternisation excessive de l’univers marin répond à l’exigence de la re-création d’un nouvel être, un « homme-animal » s’opérant grâce à un véritable travail de l’épure rendu possible par la « sagesse de l’eau » [28]. En effet dans le corpus, la mer participe activement à la « carnalité » [29] c’est-à-dire au processus métamorphosant du protagoniste central. Cette transformation se concrétise d’abord par l’acquisition d’un autre « Moi » physique. Comme nous l’avons noté plus haut, Joséphin qui au départ avait l’apparence d’un chien recroquevillé, se dit semblable à une créature de la mer. Car dans la majeure partie de l’œuvre, il ne cesse de réclamer son appartenance à cet univers dont l’ambition est de le libérer du « complot de rejet » [30] qui le victimise. A cet effet, il renonce volontairement à son identité humaine au profit d’une identité animale. Cela est d’autant plus perceptible dans la quatrième de couverture du roman où l’auteure mauricienne qualifie tour à tour son narrateur de « légende sortie des sources volcaniques de l’ile », d’ « esprit mauvais hantant les cavernes de roche » et de « pêcheur nu ». Pour corroborer ces dires, le héros lui-même affirme qu’il est « pareil (…) à une anguille, qui se transforme, coule s’enfile suinte dans les trous des rochers, à l’envers des cailloux, dans les trombes du soleil ». De même, il rajoute qu’il a « des crocs des griffes des ongles pareils comme des pinces des crabes (…) qui sont polis par le sable » et « des cheveux riches de sel et devenus rouges de trop de soleil » [31].
Ensuite « l’homme zangui » se mue en un autre moi ésotérique qui lui permet de maitriser les secrets de son univers d’adoption. Au nombre de ceux-ci, il existe ceux qui consistent à « percer la coque du crabe » et à comprendre son langage, comme le révèlent les deux extraits ci-après :
« il faut l’attraper, le saisir fermement du dessus, et ses pinces pincent, ses pattes s’agitent, mais il peut rien faire de plus, c’est la limite de ses forces, et après je le retourne, je sais où percer vite vite pour l’immobiliser (…). Quand tu manges une anguille c’est comme si tu devenais un peu comme elle, tu deviens long et étiré et lisse et secret et noir à l’extérieur et blanc à l’intérieur et un peu élastique et un peu acide et puis surtout doué d’une longue longue mémoire » [32].
(…) « je comprenais son langage et je savais comment vivent les étoiles et les concombres de mer, et que ce sable si propre, si blanc ; ce sable crème de lait qui était le pur excrément de la mer, c’était lui qui me nourrissait désormais » [33].
Ici, on peut déduire que le héros a réussi à devenir un initié de la mer. Il est une « zangui » car constamment couvert d’anguilles et d’insectes, s’imprégnant de facto de l’odeur de la mer et de celle de ses « dessous ». Le passage suivant en dit long sur cet aspect :
« la mer, parce que, après tout ce temps, j’en suis certain, j’en ai la conviction : c’est elle qui nous a fabriqués. Je le sais, il y a trop d’elle en moi, cette eau salée qui coule sans cesse de mon corps, qui suinte de tous mes coins, et le sable qui matelasse ma peau et qui pique mes paupières intérieures, et l’algue qui glue mes cheveux et le goût, surtout, qui remplit ma bouche, goût océanique, crachat d’iode, haleine de roches calcifiées, tout ce qu’elle vomit, la mer, se trouve sous ma peau, et j’ai déjà tout avalé et je suis liquide comme elle à l’intérieur » [34].
Ici, l’animalisation ou le devenir poisson du héros apparait sous l’angle d’un parcours initiatique qui lui confère une dimension animale doublée d’une nouvelle conscience humaine et sociale.
2. 2/ La mer : un espace régénérateur de la société
Après avoir atténué les agissements destructeurs de Joséphin, la mer qui longe le village de Case Noyale, se présente comme un milieu postulant un nouvel ordre sociologique. En effet, contrairement à la société originelle de Joséphin basée sur des contre-valeurs telles que la violence, les injustices et l’individualisme, la société marine est dépeinte pour la plupart du temps sous le sceau de l’harmonie entre ses différentes composantes. En d’autres termes, La mer est décrite comme un espace pacifique qui procure au « pécheur nu » une certaine assurance et une grande tranquillité. Ceci est d’autant plus vrai quand ce dernier avoue vivre dans un lieu calme et paisible en ces termes :
« Je suis resté longtemps à regarder les bancs de poissons. Il en passait des noirs, tout noirs et opaques, si dense qu’ils avaient l’air d’un brouillard … Ils se fondaient les uns dans les autres quand on regardait ailleurs, un seul corps longtemps étiré, qui bougeait avec un seul élan. Et puis il en passait des jaunes à bordure bleue et puis des rose vif, et puis des mochetés, et puis des rayés, tout cela dans le silence le plus total, dans un mouvement continu et sans heurts, si lisse que même les pensées devenaient planes » [35].
Aussi ce milieu où toutes « les créatures se tiennent par la main même lorsqu’elles se dévorent » [36] est-il loin d’être un espace désordonné comme celui de Case Noyale. En fait, il s’agit plutôt un univers où :
« l’ordre, règne. L’ordre, oui. Pas le barbouillis de terre rousse et le ramassis de ciments mal joints et de tôle cannelée qui font semblant d’être le village de Case Noyale. Pas les murs bétonnés le long de la route pour masquer la pauvreté dans ce qu’elle a de plus affreux et de goûts cendreux … Pas de souffrances inutiles. Pas de brutalité gratuite ni de cruauté impensante. Pas le plaisir de faire souffrir ou de voir souffrir » [37].
De plus, l’espace océanique s’actualise comme un univers qui « travaille pour l’éternité et non pour un misérable temps d’homme » [38]. Il transcende la brimade et toutes formes de violence pour s’ériger en un site de quiétude et de normalité. Le passage suivant est assez éloquent à ce sujet :
« Plus normal d’être ici, gestes lents et comme endormis, la tête fait pas mal, ici la gifle ne serait pas arrivée jusqu’à ma lèvre, ici la bouteille ne serait pas arrêtée bien avant mon crâne, la mer amortit la brutalité, grande vérité » [39].
Ainsi comme l’attestent l’ensemble de ces extraits de texte, la société marine apparait plus humaine que la société humaine. Tour à tour, elle symbolise la sagesse, la connaissance illimitée, l’éternité, la liberté, la solitude et la purification du héros. De ce point de vue, elle est comparable à une sorte de « berceau » de valeurs pouvant amener au changement de la société mauricienne contemporaine. A travers cette peinture, Ananda Dévi semble attirer l’attention des populations de l’Ile sur l’importance que la mer occupe au sein des éléments de la nature, sur l’urgence de sa protection et sur son intérêt littéraire dans le corpus.
3/ La mer comme substrat de l’esthétisation de l’imaginaire de l’écrivaine :
L’expression « esthétisation de l’imaginaire » sera utilisée au cours de cette analyse pour faire référence à un processus scripturaire qui tend à rendre beau tout ce qui est issu de l’imaginaire de l’auteure mauricienne. Car comme le précise Dominique Château, l’esthétisation est « ce qui rend esthétique ce qui ne l’est pas a priori ou n’a pas vocation à l’être » [40]. En effet chez Ananda Devi, la littérarité de l’élément marin se manifeste à travers la liberté de son langage qui dénote sa forte propension pour l’oralité. Dans notre corpus, la mer est non seulement présentée comme la toile de fond sur laquelle s’insère la narration, mais également elle est perçue comme un élément esthétique basé sur le principe de la liberté en tant qu’essence du langage et possédant une unité vocale. Dans la conclusion de son ouvrage L’eau et les rêves, Gaston Bachelard soutient cette idée en reconnaissant que « l’eau est la maitresse du langage fluide, du langage sans heurt … » [41]. Ainsi pour illustrer la fluidité de sa parole, l’écrivaine a inventé une nouvelle syntaxe que Gilles Deleuze considère comme un critère de beauté en littérature et une « sorte de nouvelle langue dans la langue » [42]. Car dans la diégèse, l’élément liquide semble s’imposer de manière à libérer la langue française c’est-à-dire à la dépouiller de ses normes orthographiques et académiques. A ce sujet, il se profile dans tout le roman, une sorte de « parler ininterrompu » ou de langage populaire basé sur des phrases aussi bien incomplètes qu’incohérentes et remettant en cause le bon usage et le respect des règles élémentaires de la langue française. Si cette technique d’écriture pointe les germes d’une formation intellectuelle sacrifiée de « l’homme-anguille », il n’en demeure pas moins qu’elle constitue le prolongement de la parole orale mauricienne qui est une sorte d’expression diarrhéique. A cette esthétique se succède une autre fondée sur la suppression dans tout le texte de la particule « ne ». Ainsi, il se dévoile dans toute l’œuvre une sorte de « phrase affirma-négative » traduisant également une parole qui se veut parlée, dynamique et ininterrompue comme le montre le passage suivant :
« Coquer les crabes vivants, vous avez déjà fait ça, on les attrape par là-haut, les doigts fermes faut pas trembler ni céder sinon ils vous tranchent un doigt, mais moi j’ai des crocs des griffes des ongles pareil comme les pinces des crabes, mes ongles à moi ils cassent pas ils plient pas ils sont polis par le sable, ils sont, ils sont poncés par les galets, effilés par la marée depuis que je suis enfant et qu’elle fermait la porte, et je venais par ici chercher les crabes parce que je savais que j’aurais rien à manger pendant trois jours, ses trois jours de ripaille, elle disait devant la glace avant de fermer la porte, elle se parlait dans le miroir, elle disait ma jolie » [43].
Cet extrait de texte plonge le lecteur dans un univers qui, loin de s’épuiser, se renouvelle sans fin au rythme de la mer. Par cette espèce de coulée magmatique, tout se passe comme si Ananda Devi se situait en aval d’une source qui coule et qu’il écoute pour produire une écriture indéfinie et sans borne, une parole totale éternellement murmurée et insaisissable.
Par ailleurs, ce devenir autre de la langue est amplifié par une musicalité traduite par les clapotements des vagues et symbolisant une sorte de « respiration de la mer ». Dans le récit, ce phénomène est perceptible par la présence d’un style aquatique perceptible à travers des onomatopées telles que « plot plot plot », (…) « plap plap plap » [44] qui parodient les sonorités de l’eau. On en déduit que ces bruits de la houle sont entre autres causés par « les fonds liquides, les renvois de la mer, le corail, les étoiles de mer, les cadavres de méduses, les restes de murènes mal digérés, les vapeurs de soufre, les anguilles » [45]. Tous ces éléments semblent dénoter la démultiplication progressive de la mer. Ainsi, ces différentes voix aquatiques élargissent le champ de l’énonciation du texte et laisse apparaitre la faiblesse du dire et le « viol du discours ». Une telle technique narrative s’apparente à une écriture inépuisable, fluide et intemporelle fondée sur les pérégrinations de la mer où « tout est de plus en plus loin et de plus en plus profond » [46].
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Au terme de cette analyse, force est de constater qu’Ananda Devi, à travers son roman La vie de Joséphin le fou, intègre le cercle fermé des nouveaux écrivains ayant orchestré une blessure narcissique dans l’histoire africaine des écritures marines. Cette révolution littéraire a le mérite de configurer la mer sous des aspects très favorables. En d’autres termes, nous notons que celle-ci s’offre comme un adjuvant majeur érigé sur le parcours du héros en vue de sa réalisation. C’est pourquoi tour à tour et simultanément, l’élément marin revêt des aptitudes féminines et maternelles. D’un côté, il fait resurgir un certain nombre de valeurs susceptibles de créer un nouvel être qui serait l’addition de l’homme et de l’animal. D’un autre côté, il revendique la naissance d’une nouvelle société mauricienne auréolée des valeurs de paix, d’amour et d’harmonie. Aussi l’esthétisation de la mer comme élément essentiel de la cosmogonie dans le corpus repose-t-elle sur des éléments de l’oralité, sur des images et sur quelques figures de construction. Ainsi à partir de cette peinture positive, il va sans dire que l’auteure non seulement tire à boulets rouges sur la société violente, injuste et inhumaine de l’Ile Maurice, mais en même temps défend l’idée d’un environnement humain issu d’un mélange des éléments de la nature qui jouent un rôle essentiel dans l’équilibre social et économique. A travers une telle représentation, il parait tout à fait certain qu’Ananda Devi quitte les sentiers battus de son pays natal pour s’inscrire dans l’urgence d’un nouveau combat universel qui est celui de la protection de l’environnement.
Liste des références bibliographiques :
– Appanah Natacha, Les rochers de Poudre d’Or, Paris, Gallimard, Coll. « Continents noirs », 2003.
– Bachelard Gaston, L’eau et les rêves. Essai sur l’imagination de la matière, Paris, PUF, rééd. 2007.
-Château Dominique et Olats Léonard. L’esthétisation de l’art et ses conséquences éthiques, Art média X, Revue canadienne d’esthétique, 2009.
– Deleuze Gille, Critique et clinique, Paris, Minuit, 1993.
– Devi Ananda, La vie de Joséphin le fou, Paris, Gallimard, Continents noirs, 2003.
– Pagli, Paris, Gallimard, 2001.
– Durand Gilbert, Les structures anthropologiques de l’imaginaire.
Introduction à l’archétypologie générale, Paris, Faculté de Lettres, 1960.
– Eliade Mircea, Images et symboles. Essai sur le symbolisme magico-religieux, Paris, Gallimard, 1952.
– Gordon-Gentil Alain, Le voyage de Delcourt, Paris, Julliard, 2001.
– Mauron Charles, La Sagesse de l’eau, Marseille, Robert Laffont, 1945.
– Michelet Jules, La mer, Lausanne, Editions de l’Age d’Homme, rééd. 1980.
– Senghor Léopold Sédar, Chants d’ombre, Paris, Editions du Seuil, Coll. Pierres Vives, 1945.
– Vigne Marie Paule, Le thème de l’eau dans l’œuvre de Virginia Woolf, Bordeaux, 1984.