La Revue des Ressources

Shucai : dix poèmes 

traduit du chinois par Li Jinjia

lundi 26 octobre 2015, par Shucai

Poète, traducteur et chercheur en poésie française, Shucai travaille maintenant à l’Institut des Littératures étrangères de l’Académie des Sciences Sociales de Chine à Pékin. Ses traductions sont centrées sur les poètes français modernes et contemporains, tels que Francis Jammes, Pierre Reverdy, René Char, Saint-John Perse et Yves Bonnefoy. Shu Cai commence à publier ses propres poèmes dans les années 1980 et représente le mouvement littéraire « la Troisième Voie », un mouvement qui s’est formé à la fin des années 1990, regroupant de jeunes poètes désireux de se démarquer à la fois de la poésie officielle idéologique et de la poésie expérimentale élitiste. En 2011, Shucai a contribué à fonder deux revues importantes Dushi (Lire la poésie) et Yishi (Traduire la poésie). Les poèmes de Shucai ont été traduits en français et en anglais.


NOUILLES DEBITEES AU COUTEAU

Au carrefour de la rue Ande, près d’un poteau électrique,
Un homme de petite taille débite des nouilles au couteau.
Sou cou s’allonge et se raccourcit en un mouvement cadencé ;
Son regard est fixé sur le couteau qu’il manie ;
Son menton ne cesse de s’agiter légèrement ;
Son avant-bras droit décrit des va-et-vient ;
Des parcelles de nouilles voltigent et vont tomber,
Toutes nues, dans la grande marmite.
Il commence à débiter au plus près de son menton,
Et coup après coup la lame remonte jusqu’en haut de la pâte
Puis il la ramène brusquement en arrière. Et, de nouveau,
Coup après coup il remonte, d’un geste prompt et adroit.
Assis, les clients attendent…
Maintenant, ne pouvant soutenir la masse de la pâte dans sa paume,
L’homme de petite taille fait une pause, regarde à l’entour
Du coin de l’œil, et ralentit son souffle en longs soupirs,
Tout en raclant son couteau sur le bord de la marmite.
Voici qu’il se remet à travailler le reste de la pâte.
Juste à ce moment arrive une jeune fille à grosses nattes,
Qui plonge une grande écumoire dans la marmite en la remuant.
L’écumoire se remplit aussitôt de nouilles cuites. Elle soulève, secoue,
Et du même geste envoie les nouilles dans un bol géant.
Jugeant la quantité insuffisante, elle ajoute encore quelques nouilles
Ensuite, de la sauce de soja, du sel, du vinaigre….
Et comme bouquet final une poignée de coriandre.
C’est fait ! Allez, bon appétit !
Le chauffeur de taxi baisse la tête en agitant les baguettes.
Cet étal à nouilles est situé à côté d’un chantier de construction.
Des poids lourds ne cessent d’entrer et de sortir.
Ici l’ambiance est chaleureuse et animée ;
Ici la poussière arrive en rafales.
Les voitures Xiali rouges bouchent le carrefour.
Rassasiés, les ouvriers migrants se reposent.
De petits drapeaux pourpres flottent doucement dans le vent,
Un bol de nouilles suffira à tenir jusqu’au soir.
(1999. 09)

LE DERNIER JOUR DE L’ANNEE

Le bus avance et titube sur la route
Glissante. Les passagers, ballotés dans tous les sens,
Peinent à garder l’équilibre… Tous se hâtent vers la gare.
Plus haut, le bâtiment encore en projet ;
Plus rapide, le moteur qu’on essaie ;
Plus idéale, la conquête de la lune entière.
Le pays est à l’étape du karaoké,
Chacun en a plein le dos.
Chantez, dansez, lâchez-vous !
Certains se sont enrichis ;
D’autres pratiquent la gymnastique du souffle ;
D’autres se réfugient dans des utopies spirituelles ;
D’autres passent leurs journées sur la place devant la gare,
Rôdant, attendant les gens d’ailleurs et désorientés,
Pour les piéger dans leurs combines.
Et puis ce sont des magasins, des banques, des cités de la gastronomie ;
Et puis des marées d’hommes et de femmes qui montent et descendent
Parmi les gigantesques panneaux de publicité et les silencieux virus d’hépatite.
L’horloge sonne soudain et effraie
Le vieillard qui passe près de moi.
Il me barre le chemin et demande d’un air grave :
« Quel est ce bruit ? »
« Il est dix heures ! » J’indique du doigt
Une boutique au bord de la rue.
« Impossible, dix heures déjà !...
Pourquoi mon réveille-matin n’a-t-il pas marché ? »
Et il s’en va en marmonnant.
(1995. 12. 31)

EN ROUTE VERS JIUZHAIGOU

Vite, vite, vite,
Le minibus file comme un voleur.
La rivière Min nous accompagne au long du trajet,
Grondant, puis gargouillant, puis plus rien qu’un murmure.
Minces silhouettes, si minces… Les fils du téléphone
Ne cessent pas leur danse démoniaque.
Les champs les arbres
Reculent précipitamment des deux côtés.
Nous montons, montons, montons ;
Nous voici sur un sommet, tout plat.
La rivière Min pend vers le bas,
Ecume au fond du val.
On ne voit plus le pied de la montagne.
On a la cime devant les yeux.
Partout ce sont des herbes folles
Et des fleurs sauvages que saoule le vent.
Les nuages blancs haussent les sourcils : cerfs.
Les nuages s’étirent en bâillant : chiens.
Nuages blancs, nuages blancs…
Là où siffle un fouet bondit un troupeau de moutons.
Jiuzhaigou, le site est beau
Parce que loin de la ville.
Vite, vite, vite,
Plusieurs fois le minibus a failli se renverser.
Le chauffeur raconte : autrefois il faisait le trajet vers Chengdu.
Combien de fois il a vu des confrères
Faire tomber leurs véhicules dans la rivière Min,
Offrant leurs vies aux poissons et aux crevettes.
Un aller-retour prenait cinq jours.
Epuisant, mais ça gagnait bien !
Les passagers somnolent.
Lui il chante Oh mon plateau du Tibet.
(1999. 09)

SUR LE TROISIEME PERIPHERIQUE

Sur le troisième périphérique gronde notre grande époque.
Au bord du troisième périphérique, nous autres,
Nains du genre humain, sommes pressés de transporter
Nos propres corps vers les recoins de la ville.
Nous voyons de loin des bras en fer hauts et brusques<
Arracher les bâtiments anciens pour planter,
Dans les mêmes trous béants, de nouveaux buildings.
Un petit carré de pelouse : quelle misère !
Déployant leurs chevelures en désordre, les arbres qui ont enduré l’hiver
M’ont chassé jusqu’à une cour style « quatre-harmonies »
Remplie de bric-à-brac. Quelques pigeons m’ont survolé
Un instant, puis sont entrés dans un hôpital.
Sur le troisième périphérique il bat plus vite le cœur de notre grande époque.
Au bord du troisième périphérique, nous fuyons
En nous ruant depuis chaque carrefour
Jusqu’à la porte du foyer qui va nous abriter.
Mais nous ne pouvons supporter le poids du crépuscule et moins encore
Notre propre famille. Comme des bulles nous éclatons au seul contact
D’un doigt. Les tuyaux d’alimentation d’eau
Ont achevé l’érosion de notre vie quotidienne.
Parfois le vent de mars nettoie les rayons du soleil, leur donne un éclat blanc.
Alors nous sommes heureux jusqu’à nous effondrer.
Nous pouvons presque calmer toutes nos idées noires
Car la terre redevient propre,
Aussi propre que le silence que nous laisserons derrière nous.
(2000. 03)

BOUCHE DE METRO

La bouche de métro recommence à cracher des hommes.
Un, deux, un groupe, une foule….
Feu vert : les gens se pressent pour passer ;
feu rouge : le flot des voitures se précipite en grognant.
Seul un homme âgé à cheveux blancs
prend son temps pour traverser la rue.
Il fait un pas et déjà une pause.
Les feux ? Il ne semble pas les avoir vus.
Sa démarche est banale : il est sorti de chez lui
Pour changer d’air.
Sa fin aussi serait banale, si une voiture
avait l’idée de foncer sur lui.
Un klaxon commence à perdre patience ;
tous les pneus attendent encore.
(2002. 05)

JE VOIS

Mais qu’est-ce qui m’arrive –
Moi, je flâne dans les rues ?
Mon regard se promène partout, alors que les autres
Se hâtent pour aller quelque part…
Certains marchent ensemble pour converser ;
Certains à un arrêt de bus lèvent la tête près du poteau.
Je vois un drôle de vieillard qui se tient, torse nu,
Assis et immobile, à l’entrée d’une ruelle.
Son corps maigre et desséché me rappelle mon grand-père.
L’été dernier, ventre creusé,
Il m’attendait, mourant…<
Et l’Afrique était trop loin de notre village !
Je vois venir un autre couple âgé dont la vie doit être plus difficile encore.
Le vieil homme peine derrière un chariot où sa vieille femme est assise.
Ils avancent lentement vers un petit étal :
Le vieil homme veut acheter une poule-soie à son idée.
Vendeur ! Trompe qui tu veux, mais pas ce vieux couple !
Je vois un homme rond et costaud sortir de derrière le mur étroit
Des toilettes publiques. Bombant la panse, il crache énergiquement
Vers un morceau de brique. Raté, mais de peu.
L’air mécontent, il s’éloigne, en balançant les bras.
Mais qu’est-ce qui m’arrive ? – Je n’arrête pas
De regarder tout le long de la route ?
Chaque carrefour me fait sentir un danger
Qui surgira d’un endroit inattendu.
Au crépuscule cette rue ne cesse de bruire,
Coincée entre deux rangées de vieux sophoras.
Je vois les Xiali rouges aller et venir sans passagers ;
Le visage des chauffeurs est plus sombre que le déclin du jour.
Et le ciel s’assombrit pour de bon !
Je change alors de direction et entre dans une échoppe :
Trois tables étroites, neuf tabourets carrés…
Je commande une assiette de soja poilu, un petit plat
D’escargots aquatiques, un sauté de concombre amer, pour accompagner
Un bol de nouilles débitées au couteau… Ma place
Est à côté de la fenêtre. Mon regard se dirige de nouveau vers la rue…
Mais qu’est-ce qui m’arrive –
Dehors il fait nuit, que puis-je voir ?
L’échoppe se remplit peu à peu,
L’odeur de la bière empourpre les visages.
Je vois un homme du Zhejiang mon pays
Réprimander son gros enfant âgé de trois ans.
Effrayé, l’enfant tombe du tabouret sur les fesses.
L’autre fils plus âgé garde le silence et se concentre sur son bol de riz.
Je vois la serveuse décharnée s’affairer joyeusement. De temps à autre,
Elle crie les noms des plats commandés par un petit guichet.
De son chemisier à carreaux gris rayonne la simplicité des gens ordinaires.
Maintenant, je vois le fils cadet remonter sur le tabouret pour s’asseoir
Près de son père, en s’écriant : « Papa, papa… »
Il fait une moue toute ronde comme pour téter.
Je vois le père souffler sur sa cuillère pour refroidir un morceau de tofu
Qu’il approche, avec précaution, de la bouche de son fils…
(1999. 8. 24)

MALADIE

Avril. Chaque jour je me perds dans mes pensées.
L’amour est accroché au mur. Dans mon corps croît la maladie.
Des phrases me poursuivent partout, en quête de remèdes.
Visage, combien de fois égratigné par les mots !
J’entre dans la ville, j’en sors, toujours comme en m’esquivant.
Mais finalement la mémoire, ce cambrioleur,
Ne manque pas de fouiller et de me trouver.
Une journée est comme une serrure.
Dans la serrure vit la réalité.
On a tout oublié et on se remet à parler.
On n’y comprend rien, c’est qu’on aime encore.
Je suis toujours aussi allusif, aussi douloureux !
Allons, laissons ça pour plus tard !
En réalité je n’en parlerai plus jamais.
Une vie s’est cassée sur une balance
Le poids de l’autre côté était bien trop lourd.
Quelque chose est arrivé !
Je ne peux rien faire, sauf rester tranquille.
Avril. Chaque jour je perds une chose.
(1999 - 2000)

LA PORTE

Je veux encore fabriquer une porte,
Je sais que tu as acheté un appartement.
Je viens de trouver un rabot.
Mais voilà que cette porte est déjà faite !
Avant que ma main ne l’atteigne,
Elle s’ouvre avec un grincement.
Cette porte recèle une vertu magique,
Tu aimeras à entrer et sortir par elle.
Elle n’est pas faite de bois.
Elle n’a rien à voir avec le fer.
Tu as besoin d’une porte comme elle
Car tu as acheté un appartement.
Laisse-moi t’offrir cette porte,
Pour que tu te sentes en sécurité.
Pour que tu puisses commencer à déménager.
Oui, tu vas déménager tout ton chez toi !
Chez toi : quel drôle de type
Celui qui ne peut s’asseoir qu’une fois la porte fermée !
Trouver une porte c’est presque déjà
Trouver une famille.
Cette porte appele-la donc « porte de chez moi ».
Et n’oublie pas d’y mettre une serrure.
(2004. 05)

EN LISANT LE BEIJING TIMES DU 31 MARS

A la une : l’armée américaine a commencé les attaques en Iraq
Un missile monte au ciel en sifflant
Je tourne la page. Un raid aérien a préludé à l’offensive américaine
La carte de l’Iraq ressemble à un voyou à la tête rasée
Je tourne. Un hélicoptère américain s’est écrasé au sud de l’Iraq
Seule information : aucune chance que les seize soldats aient survécu
Je tourne. Saddam appelle le peuple à lutter contre les Américains
« Je ne suis pas mort », « Tirez vos épées… »
Je tourne. Le Koweït s’est déclaré attaqué par des missiles de l’Iraq
Le mot « Scud », comme il est familier à mon oreille
Je tourne. Gome ouvre son onzième festival du climatiseur solennellement
La page est pleine de modèles aux prix marqués en rouge et vert
Je tourne. Une manifestation pour la paix devant la Maison Blanche
Une fille aux grands yeux porte haut levé « Stop War »
Je tourne. Bush a déclaré que les Etats-Unis sont entrés en guerre contre l’Iraq
La tâche que le père n’a pas achevée sera poursuivie par le fils
Je tourne. Nous pouvons espérer terminer la guerre dans les 28 jours
Il y a quelques jours, nous pouvions espérer éviter la guerre
Je tourne. Voici une formule de publicité aussi puissante que des missiles –
« On arrive à Jiuzhaigou. Mais moi je n’ai pas envie de descendre de ma voiture »
Je tourne. Le recours à la force des Américains relève d’une stratégie au Moyen-Orient
Quelques Afghans écoutent un poste de radio sur un marché en plein air
Je tourne. Les bombardiers américains ont effectué de nombreuses sorties
E-bombs : à ce qu’on dit elles ne tuent pas, elles détruisent les fils électriques
Je tourne. Le groupe aéronaval est en position d’attaque
L’ « hégémonie » américaine est assurée, personne n’y opposera de résistance
Je tourne. Les généraux anti-Saddam ont tous une sale gueule
Rumsfeld grimace et rit à gorge déployée
Autrefois il a offert à Saddam une paire d’éperons en or pur
Je tourne. Sur un plan d’ensemble de la campagne américaine en Iraq
Quelques flèches rouges se courbent pour mieux bondir sur Bagdad
Les pleurs de l’Euphrate les pilotes n’arrivent pas à les entendre
Je tourne. Les troupes anglaises se sont rassemblées dans le Golfe
Deux mitraillettes sont en train de viser et ça fait froid dans le dos
Je tourne. Quinze bases militaires sont engagées dans la guerre
Toute la faute revient à Saddam, qui ne sait pas raisonner par déduction
Il voulait anéantir le Koweït donc il sera anéanti par les Etats-Unis et l’Angleterre
Je tourne. Sur la place Ruisseau-turquoise les bonnes nouvelles s’enchaînent
Vous gagnez en achetant ! Produits immobiliers en promotion à prix imbattables

Je tourne. Saddam et ses fils ont refusé de s’exiler
Une citation de Saddam : tu n’humilies point l’ennemi vaincu
Je tourne. La troupe d’élite iraquienne a décidé de se battre jusqu’au bout
On peut craindre que les Américains ne leur en laissent pas l’occasion
Je tourne. Les cinq villes stratégiques de l’Iraq et ses champs de pétrole
Un adolescent iraquien joue derrière un abri militaire
Je tourne. Encore une page de publicités sur les sacs à dodo :
« Vous voulez en profiter ? Dans mon sommeil printanier je n’ai pas vu le matin… »
Je tourne, tourne, tourne… voici déjà la dernière page
J’ouvre la fenêtre : des coups de canon enflamment le ciel à l’ouest
La guerre continue, les gens souffrent
La guerre continue, il n’y a pas de fin…

(2003. 3. 21)

P.-S.

En logo : portrait de l’auteur.

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