La Revue des Ressources
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Alive’n moving 

lundi 13 novembre 2006, par www

« This is no time for the innocent »

Bret Easton Ellis, American Psycho

1. Choose to be lucky

“If God was alive, he would hate them anyway”

Marilyn Manson

L’entrée de l’hôpital était encombrée d’équipes de télé, on pouvait à peine circuler. L’attentat avait eu lieu il y a trois semaines déjà, mais les visites avaient été interdites aux médias jusque-là : les blessés soignés à Hammersmith Hospital étaient parmi les plus atteints, il leur fallait du calme. Camille chercha sa carte de presse quelques instants, finit par la retrouver dans la poche avant de son sac à dos. L’odeur lui brûlait le nez, ce mélange infect d’acétone et de sueur, de peur de la mort. « Jack McDonnell ? Au troisième étage, chambre 325 », maugréa la réceptionniste.
Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent enfin, un sosie de Robbie Williams avec un badge « BBC1 » lui fit un grand sourire. Il portait une chemise YSL non repassée, sur un pantalon à rayures bleu-marine. Look relax, « casual », mais friqué.
You’re from the Guardian, aren’t you ?”
Elle hocha la tête avec cet air absorbé qu’elle prenait pour décourager les emmerdeurs. Mais le type n’était pas prêt à en rester là :
« On s’est rencontré il y a quelques mois, l’affaire Prestott, remember ? »
Elle ferma les yeux, se concentra sur le concert de « Harris’ solution », l’été dernier. C’était ce moment de jouissance calme, au tout début de « Natural selection », l’air avait une pureté de début d’orage, jamais elle ne s’était sentie si bien. Elle aurait voulu mourir là, que le cœur lâche tout d’un coup et que rien ne lui survive. Le souvenir s’était un peu usé, pourtant, la sensation s’était amollie, ne restait maintenant qu’une vague tristesse, un creux au fond d’elle-même.
L’ascenseur lança un petit bip joyeux, 3ème étage, le type de la BBC était encore derrière elle. Elle lui fit un mouvement de la main, « goodbye, see you soon ». Mieux valait éviter de faire bizarre, c’était partout pareil. S’adapter, fermer sa gueule.
La chambre 325 était juste en face d’elle, personne d’autre en vue, le Guardian avait obtenu l’exclusivité. Le blessé venait juste de commencer un stage au journal, Camille l’avait croisé une ou deux fois dans les couloirs, sans vraiment discuter. C’était un beau gosse sportif, 19 ou 20 ans, des dents un peu de travers, c’était à peu près tout ce dont elle se souvenait.
Elle s’apprêta à pousser la porte, hésita quelques instants. En Irak, elle avait rencontré un pigiste français, un mec qui était parti sur un coup de tête, sans aucun contrat avec un journal. Le type lui avait parlé de sa visite dans un hôpital à GIs, de ces amputés persuadés qu’une nouvelle vie s’ouvrait devant eux, pour peu qu’ils se « battent ». Il avait cherché les pleurs, l’émotion, les regrets, sans résultat. « Il fallait inventer », lui avait sorti Camille en crachant délicatement la fumée de sa clope.

Elle posa la main sur la poignée, puis la retira pour frapper deux coups à la porte. Aucune réponse, elle se décida enfin à entrer.
Ce qu’elle vit lui fit baisser les yeux, de dégoût, de gêne aussi, de cette honte du voyeur pris en flagrant délit. « No compassion, just do the job », c’était la première chose qu’on apprenait en école de journalisme. Etre aimable, mais de cette politesse impersonnelle des commerçants ; écouter, mais sans commenter ; rester professionnel. Elle tenta de se durcir un peu, releva enfin la tête. C’était pire que tout ce qu’elle avait pu voir jusque-là. Les joues avaient été remplacées par des sortes de films plastiques, tendus par des attaches métalliques greffées dans ce qui restait de chair. Un implant de plastique beige remplaçait la mâchoire inférieure, la salive était dirigée vers un petit tube. Les yeux avaient été crevés, des pansements blancs couvraient maintenant les orbites vides. Seuls les bruits de déglutition venaient troubler le silence. Et accroché à cet amas de plastique et de compresses, un cou à peine strié de traces rouges, sur des épaules de rugbyman.
« Je suis venue vous parler...pour l’accident, enfin l’attentat... »
Un petit mouvement de la tête, il avait compris. Son rédacteur en chef l’avait prévenue, « il ne parle plus, donc tu te débrouilles autrement ! » Elle sortit son ordinateur portable de sa sacoche, le posa délicatement sur le plateau blanc, devant lui.
« OK, Jack... « 
L’appeler par son prénom lui fit bizarre, comme si l’ancien Jack n’avait plus rien à voir avec cette chose ouverte, dégoulinante de salive et de pus. Elle hésita quelques secondes, puis se reprit :
« Je pose les questions et tout ce que vous avez à faire, c’est taper une réponse courte. Dès que vous en avez marre, vous me faites signe, et on arrête. Is that OK for you ? »
Aucun mouvement cette fois-ci, seul ce bruit de salive aspirée par le tube.
« Où étiez-vous quand la bombe a explosé ? »
Les mains s’avancèrent vers le clavier, prirent leurs repères : la barre espace ici sous le pouce gauche, la touche entrée à droite. Les lettres s’affichaient l’une après l’autre sur l’écran. Camille se pencha pour lire à haute voix :
« If god was alive, he would hate them anyway. No forgiveness, burn, burn, burn them
Elle avala sa salive, s’efforça de regarder la suite qui s’affichait, mot après mot :
DO ... I ...DESERVE...THAT ?
La main droite resta suspendue, puis retomba avec un bruit de chair flasque. Camille voulut toucher l’épaule, se retint : pas très professionnel. Elle se dirigea doucement vers la porte, pour appeler une infirmière. Le couloir était désert, sans aucun bruit. Elle hésita quelques instants, finit par revenir vers le lit, en évitant de lever les yeux. Alors qu’elle ramassait ses affaires, il se mit à hurler. La prothèse en plastique s’était ouverte sur un trou de chair rouge, sans langue. Et le cri n’en finissait pas, elle s’accrochait aux bords de son siège, priait pour que ça s’arrête, pour que tout s’arrête. Le cou avait enflé, une grosse veine bleue battait sous le visage ruiné. Elle mit la main à son front, ses tempes vibraient, elle se recroquevilla, ferma les yeux.

Quand sa grand-mère était morte, cancer du côlon à 82 ans, elle avait gémi nuit et jour, pendant des semaines, pendant des mois. Rien de ce qu’on lui donnait ne faisait effet, la douleur lui déchirait le ventre, remontait vers la poitrine, vers la gorge. Les médecins attentaient qu’elle crève, déjà ils lui parlaient le moins possible. Un lit serait bientôt libre, c’est tout ce qu’ils savaient. Pour la douleur, il fallait prendre son mal en patience, elle avait déjà sa pompe à morphine, ça devrait suffire. Camille venait tous les jours, elle regardait le corps se tordre, elle écoutait les plaintes.
Ce fut un enterrement presque gai, tout le monde tomba d’accord : c’était une femme merveilleuse, pleine de vie, et d’un courage...On n’entendrait plus les gémissements, c’était tout ce qui comptait.

Quand l’infirmière entra pour voir ce qui passait, Camille essuya ses yeux, tenta de retrouver une contenance. « It’s fine. Les souvenirs sont encore douloureux, c’est tout”, et ces mots l’écœurèrent, elle sortit. Dans la rue, elle dut s’asseoir, sa tête tournait, les sirènes des ambulances résonnaient en boucle. La chaleur était écrasante, jamais on avait vu un mois de juin si poisseux, si lourd. La pollution montait en volutes noires vers le ciel. Un taxi se gara devant elle. Un enfant chauve aux yeux rouges en sortit, tenant la main de sa mère. Camille murmura son adresse au chauffeur, et se jeta à l’arrière.

2. Ramadan

« Obviously not all Muslims are terrorist but regrettably, the majority of the terrorists in the world are Muslims »

Abd Al-Rahman Al-Rashed

« Je viens à Londres le 9 juin, pour une semaine. Tu peux m’héberger ? » Camille relut le message et d’un clic, fit disparaître sa boîte mail. Chaque fois qu’elle entendait parler de sa famille, c’était une demande de service. Ça faisait des années qu’elle n’avait pas vu cette cousine du côté de sa mère. Quel âge pouvait-elle avoir, maintenant ? dix-sept ans ? dix-huit peut-être ? D’un autre côté, ce n’était pas pour très longtemps. Et puis, à cet âge-là, elle pourrait toujours la laisser se balader, aller bosser puis la récupérer le soir. « Il faudrait en parler à Vittorio en premier », se dit-elle en s’étirant. Le bureau était organisé en openspace, avec toutes ces tables jointes les unes aux autres. Pas moyen de bailler tranquille, tout le monde la regardait déjà.
« Eh, Camille...C’est Vittorio qui t’a épuisée comme ça ? », lui lança Antoine, l’autre Frenchie du journal, un ancien de l’AFP reconverti dans le reportage. Officiellement, il était chargé de la politique européenne. Pas passionnant, d’autant qu’il y avait déjà un correspondant à Bruxelles. Et vu l’intérêt des lecteurs pour l’Europe, ça suffisait largement. Alors Antoine s’occupait des sujets dont personne ne voulait, le genre de synthèse pédagogique sur « la faillite politique et économique française » (Why has France collapsed ?), les comportements sexuels à risque chez les teenagers, la sécheresse dans le bassin londonien. Tout le monde au journal savait qu’il aurait tué père et mère pour avoir le job de Camille. Après tout, il était plus vieux et alignait plus d’années d’expérience, sans même compter tous les stages qu’il avait faits en France avant de s’exiler.
Camille le traitait avec l’indifférence la plus totale. Qu’il évite de l’emmerder directement, c’est tout ce qu’elle demandait. Après, il pouvait toujours aller raconter n’importe quoi derrière son dos. La dernière qui avait circulé _ elle l’avait sue par Maria, la réceptionniste_ c’est qu’elle se faisait sauter par Brian du Sales Department. En temps ordinaire, ça l’aurait plutôt fait rire ; mais en ce moment, elle se sentait lasse, vraiment lasse.
Peut-être que la visite de Lucia lui ferait du bien, après tout. Les ados dégagent toujours une sorte d’énergie primaire, une volonté de vivre des aventures excitantes, fun. Elle avait été comme ça, elle aussi. C’était loin.
Un bruit sourd la fit sursauter. Richard, l’executive editor, s’était assis sur le bord du bureau. Le support de bois blanc penchait dangereusement sous le poids.
« Camille, what happened ? On t’a demandé un reportage sur une victime, pas un manifeste politique...En plus, je ne comprends rien à ton papier : tu défends les fachos du BNP, ou quoi ? Tu as compris qu’ici, ce n’est pas le Daily Mirror ? »
Elle tenta de l’interrompre, sans succès. Tout le monde regardait la scène, une excitation cruelle se lisait dans tous les regards.
« Le pauvre Jack te dit qu’il voudrait les voir tous crever, et toi, tu en rajoutes une couche ! Dis moi que je rêve ! Tu as en face de toi un extrémiste abject et toi, tout ce que tu trouves à faire, c’est de jeter de l’huile sur le feu ! I can’t believe it ! Tu ne pouvais pas nous faire une petite conclusion, je ne sais pas moi, sur les musulmans modérés... »
Cette fois, c’en était trop. Elle s’enfonça un ongle dans la chair de l’avant-bras, jusqu’au sang, en serrant les mâchoires.
« Je vais le recommencer. Don’t worry... », finit-elle par lâcher du bout des lèvres. Elle sentait la douleur réchauffer la chair, s’étendre en cercles concentriques, monter puis descendre le long du bras.
Richard prit un air soulagé, lui montra les passages à retravailler. « Ce soir, à cinq heures, dernier délai ».
C’était la fin maintenant. La douleur n’était plus qu’un point localisable, une petite souffrance médiocre. Tout le monde avait repris son travail. Elle allait recommencer ce putain d’article. Il fallait juste qu’elle fasse barrage, qu’elle les ignore tous. Produire un papier de merde, voilà ce qu’ils attendaient d’elle, fine, elle allait torcher ça en une heure. Antoine la regardait avec un petit sourire ironique, elle l’ignora. Sale tarentule, pensa-t-elle en se souvenant de cette expression de Nietzsche pour désigner les vermines envieuses.
Tout ce qu’elle avait à faire, c’était décrire la scène de l’hosto, sans insister sur les détails gore, et rajouter une petite morale bien proprette. Elle avait déjà la phrase en tête : « La haine de Jack est aisément compréhensible. Sa vie de jeune homme insouciant a été brisée, les lignes de son avenir ne sont plus les mêmes. Cependant, dans quelques mois, qui sait si cette haine n’aura pas laissé place à une vision plus apaisée ? L’intégrisme doit être combattu, dans un camp comme dans l’autre. Il est temps d’engager le dialogue entre hommes de bonne volonté, comme Hamed Ramadan nous invite à le faire ». Voilà, parfait, il n’y avait plus qu’à appeler l’attachée de presse de Ramadan pour l’avoir au téléphone.
Comme prévu, ça ne posa aucun problème, il raffolait des interviews, surtout avec des journalistes de gauche. Quand Camille raccrocha, elle se dit qu’elle aurait tout aussi bien pu inventer les réponses, tant c’était prévisible : « Les opérations de martyrs sont légitimes sur le Dar-al-Islam, la terre sacrée présente et passée. C’est l’unique moyen pour nos shahids de laver l’affront fait à leurs familles par les troupes impérialisto-coloniales. Ailleurs, ces opérations ne sont pas nécessaires. Je transmets mes condoléances aux familles des victimes et j’appelle tous les musulmans à ne pas réagir à l’islamophobie par la violence ».
Camille tapa frénétiquement l’article, le relut à toute vitesse et l’envoya par email à Richard. Dix minutes plus tard, un nouveau message s’affichait sur son ordinateur : « Excellent job, I know you could do it ! Désolé pour tout à l’heure...Tu as bien mérité une pause, rentre chez toi et on se voit demain ».
Elle rangea calmement ses affaires, il n’était que 17h10, ça faisait longtemps qu’elle n’était pas partie si tôt. En sortant de l’ascenseur, elle croisa Antoine, détourna aussitôt les yeux. Sa salive avait pris un goût étrange, un peu amer. Elle se précipita aux toilettes, cracha du sang dans l’évier, en se tenant à deux mains contre le rebords. Ses gencives formaient des boursouflures rouges, brûlantes. Elle se pencha vers le robinet, avala un peu d’eau froide. Lorsqu’elle releva la tête, son visage était creusé par des cernes noires sous les yeux. Jamais elle ne s’était sentie aussi vieille.

3. Young and pretty

Il n’y avait encore personne à la maison. Vittorio devait aller au pub avec des collègues, il ne rentrerait probablement pas avant 11h30 ou minuit. De toute manière, elle s’en foutait. Qu’il rentre, qu’il ne rentre pas, pour ce que ça changeait. Il est faux de dire que la vie à deux suppose des sacrifices. La vie à deux ne suppose rien du tout, une vague patience peut-être, attendre son tour pour la salle de bains, ce genre de choses. Généralement, c’était réglé dans les premières semaines de la vie en couple, après, il n’y avait plus d’histoire.
Elle posa son sac, alla se chercher une bière dans le frigo et alluma la télé. La première image qui s’afficha lui donna envie d’éteindre, mais l’idée de se lever du canapé la fatiguait d’avance. Un enfant avec un bras arraché jouait avec des cailloux, au centre de volutes de poussière. La caméra tournait autour de son moignon, entouré d’un linge sale. Puis elle remontait vers le ciel, d’un bleu vide. Le gosse avait un sourire noir et un regard un peu pervers. Camille avala la moitié de la bouteille de bière d’un coup, comme lorsqu’elle était à la fac à York et qu’elle se saoulait seule dans sa chambre. Elle prit la télécommande, et passa sur Channel 4. Des adolescentes obèses étaient alignées en sous-vêtements devant une série de miroirs, elles serraient leurs bourrelets des deux mains en faisant des grimaces immondes. Camille s’empara de son Ipod, lança « Harris’ solution » à fond. « Young and pretty, make your prayers, young and pretty, three more years”. Les échos raisonnaient contre les parois de son crâne, elle augmenta encore le volume. Un bruit sourd fit trembler le plancher, puis s’éloigna. Les images se superposaient, l’enfant au moignon contre les obèses, les regards écœurants de souffrance et de vice, la basse descendait dans les graves, « Final solution, bring me the final solution ». En tâtonnant, elle alla chercher une autre bouteille de Carlsberg. « La liposuccion comporte des risques importants », « comme tous les Palestiniens, Hamed voudrait retrouver sa terre spoliée », « le regard de l’autre est particulièrement important ». Les images défilaient de plus en plus vite, la batterie s’accélérait, « final solution, final solution, bring me the final solution ». Elle ouvrit la fenêtre qui donnait sur la Tamise, pencha la tête, inspira une grande bouffée d’air et se mit à vomir, par grands a-coups. Quand elle releva la tête, elle croisa le regard du voisin, qui fumait une clope sur sa terrasse. Elle tira le rideau et s’affala dans le canapé.

4. Visit Britain

« L’arrivée de l’Eurostar n°6579 en provenance de Paris Nord est maintenant prévue à 20h14. Veuillez nous excuser pour le désagrément occasionné » Camille jeta un coup d’œil à la grande horloge, au-dessus du guichet « Visit Britain ». Une demi-heure à attendre. Elle hésita à repartir, il suffirait de donner des instructions à un taxi pour récupérer Lucia. Après tout, elle n’avait pas que ça à faire, elle était une « professionnelle très demandée ». L’expression lui arracha un rictus de dégoût. « Five new messages » clignotait sur l’écran de son portable. Autant s’asseoir, prendre un café et passer quelques coups de fil. Ce serait toujours ça de fait.
Elle rabattit le clapet de son Motorola SLVR, se frotta les yeux du revers de la main, s’appliqua à ne pas bailler. Dire que son job était unanimement considéré comme excitant et varié... « Tu ne fais jamais la même chose au moins », lui avait sorti son frère, qui travaillait comme prof de lettres dans un lycée pourri de Sarcelles. Elle avait essayé de lui expliquer la lassitude, l’impression de perdre son temps. Elle allait avoir 29 ans, et sa vie était vide. Ses journées étaient constituées d’obligations médiocres, de petits obstacles à surmonter. Aller voir Mary du Pay Roll Department pour cette prime qui n’avait pas été versée, rappeler le correspondant de Reuters à New York pour qu’il transmette ses contacts, envoyer un email à l’attachée de presse de Sean Penn pour la remercier d’avoir obtenu une interview...
Le pire, c’est que tout le monde au journal avait l’air de s’éclater. Ils arrivaient le lundi matin bourrés aux amphèts, après avoir enchaîné 48 heures de clubbing non stop. Au-delà de 35 ans, ils se mettaient à carburer au Prozac et au Xanax. Tout pour ne pas voir l’atroce répétition des jours, l’absence de joie, l’inéluctable oubli qui suivrait leur mort. Rester professionnel, sourire, avaler ses gélules, continuer...Tout pour ne pas voir le vide sous leurs pieds.
Lucia arriva avec une grande valise couverte d’autocollants et un vanity, sans compter le petit sac en fausse fourrure. Elle était exactement comme Camille l’imaginait : grande, blonde, soigneusement maquillée, paraissant 20 ans. « Waouu ! j’adore ton trench ! » furent les premiers mots qu’elle prononça. Camille fit un sourire un peu absent, et l’emmena vers la file d’attente des taxis. La semaine allait être longue.

Vittorio était déjà rentré, son boss l’avait lâché plus tôt que prévu. « Et heureusement, je ne tenais plus debout avec ce projet de market research » Quand Camille lui présenta Lucia, elle sentit tout de suite le danger. Ce genre de filles était sur terre pour répandre des idées salaces et des projets utopiques de baise. Et ça ne ratait jamais : déjà, Vittorio se redressait, sourire charmeur, « Hello, how’re you doing ? ». La pétasse avait compris, elle minaudait en faisant tourner une de ses mèches autour de son doigt. Camille s’approcha de la baie vitrée. La Tamise était à marée basse, des reflets boueux luisaient à la surface. Des déchets s’accumulaient contre l’enceinte, entre le creux de la rivière et le Thames path. Tout lui sembla soudain abominablement sordide et vain. Les vers de Baudelaire lui revinrent en tête : « quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle... »
« We could go clubbing together...”
L’espace de quelques secondes, Camille hésita à se retourner, à reprendre la situation en mains. Et puis, à quoi bon ? Elle même s’accordait bien des occasional fucks quand elle avait un peu trop bu. Qu’il y aille, qu’il la saute si ça lui fait plaisir...Tout ça n’avait décidément pas beaucoup d’importance. Elle secoua la tête et entreprit de se calmer une bonne fois pour toute. Il suffisait de suivre les conseils de ce bouquin, celui qu’elle avait acheté la semaine dernière, un livre de gonzesse sur la recherche du bonheur. « How to be fulfilled », c’était le titre. La recette était simple : se concentrer sur ce qui dépend de nous, sur ce qu’on peut contrôler. Quand une situation nous échappe, ne pas lutter.
Elle se retourna, s’efforça de sourire. Lucia avait les yeux brillants d’excitation. Laisser couler, ne rien faire, se concentrer sur soi même. Il fallait juste qu’elle appelle Mike, ça faisait longtemps qu’elle ne l’avait pas vu, il serait sûrement partant pour un plan baise sans contrainte. « Always handy to have a fuck buddy », titrait le Elle sur la table du salon.

5. Blue

« Il paraît que le Ministry of sound, c’est vraiment hype...J’hésite avec le Fringe, remarque...Tu me conseilles quoi ? »
Lucia avait avancé ses lèvres en signe d’interrogation. L’arrondi de sa bouche ressemblait en tout point à celui des sex dolls, avec le contour dessiné au crayon rouge et les reflets luisants. Une poupée perfectionnée, douée de langage, capable de répéter ce qu’elle avait entendu sur « Groove radio ». Qu’elle ait pu décrocher son bac tenait du miracle, appelé communément « démocratisation de l’éducation »...
« Je ne sais pas », finit par répondre Camille au bout de quelques secondes d’hésitation. « Tu pourrais peut-être essayer les clubs rock de Camden, il y en a des sympas... »
Au temps où elle venait d’arriver à Londres, elle passait ses vendredi et samedi soir à l’Unterworld ou à Koko, à écouter les derniers soubresauts de la Brit’Pop. Dans ce grand merdier d’imitateurs de Pulp et d’Oasis, il y avait eu des éclats de pure beauté. Radiohead, pour la tournée d’OK Computer, jouant à l’Electric Ballroom devant 400 personnes. Des années plus tard, les fans s’en rappelleraient comme un de ces moments de grâce, de transcendance lumineuse. Camille, elle, se souvenait surtout avoir pleuré, du début jusqu’à la fin, les larmes coulaient en ligne droite vers la terre, sans qu’elle fasse aucun effort pour les essuyer. Elle fermait les yeux, et son corps disparaissait, rien n’existait plus, rien, rien n’avait jamais existé, si ce n’est cette voix qui l’appelait vers un monde infiniment plus grand, infiniment meilleur. Il ne restait plus qu’elle au milieu des cannettes vides, les vigiles avaient dû la pousser dehors. Et là, entouré de putes et de vendeurs de shit, elle s’était sentie divinement bien, d’un bonheur cotonneux et chaud. Elle s’était penché au-dessus de Camden Canal, les réverbères se reflétaient dans l’eau noire. Elle avait voulu se souvenir, faire cet effort pour que des années plus tard, cet instant soit encore là, enregistré au plus profond d’elle-même.
« Non, je crois que je vais aller au Fringe, le rock, c’est pas trop mon truc...Bah qu’est-ce que tu as ? ça ne va pas ? »
Camille avait posé ses paumes sur ses yeux, la peau devenait mouillée, les larmes commençaient à longer le bord et à descendre vers les joues. Elle avait été semblable à Lucia, une jeune fille enthousiaste, un peu bête. L’avenir lui apparaissait comme un horizon vide, un infini à combler. « What you want is what you get », voilà comme elle raisonnait. C’était loin. Elle avait vécu, elle avait été capable d’émotions, de grands emportements. Toute cette énergie s’était peu à peu tassée, ne restait qu’une âme desséchée, un corps déjà vieillissant. Et il n’y avait plus rien à attendre, plus rien...
« Ça s’est mal passé au travail ? », demanda Lucia de cette voix mielleuse des pétasses compatissantes.
Camille hocha la tête, puis se leva pour aller chercher des mouchoirs. Ses yeux avaient déjà séché, les paupières collaient légèrement. Son corps était comme un gros tas d’organes douloureux, noués en un assemblage bancal. Elle avait envie d’aller se coucher, de ne plus penser à rien, de s’endormir et de ne jamais se réveiller. Peut-être restait-il quelques comprimés dans le placard, ça devrait faire l’affaire.
« Tu sais, moi aussi, ça m’arrive d’être déprimée », fit Lucia d’un air penseur. « Des fois, je n’ai pas envie de sortir, je reste dans ma chambre...J’éteins même mon portable, t’imagines ! Mais ça ne dure pas, généralement... »
Le regard que lui jeta Camille lui fit détourner la tête. Elle eut un instant d’hésitation, puis s’avança vers son manteau.
« Bon, je crois que je vais y aller, les portes ouvrent à 20h... »

6. Happy, lovely

Quand Camille se réveilla, le lit était vide. Mike était dans la cuisine, en train de se faire un café.
« Do you want some ? C’est une marque bio, ou commerce équitable, je ne sais plus...” Comme elle ne répondait pas, il lui dit de se presser, qu’il devait être au travail à 9h tapantes, et qu’il ne pouvait pas lui laisser les clés : « La dernière fois que j’ai fait ça, la fille est partie avec ma chaîne -hifi et le lecteur DVD »
Elle se dirigea vers la salle de bains. Dans la glace, son visage était bouffi et jaune. De grandes zébrures rouge sang partaient de l’iris et marbrait tout le reste de l’œil. Elle s’appuya contre le lavabo, s’efforça de respirer plus calmement. Une odeur immonde monta soudain dans sa gorge. Ça venait d’en bas, d’un des recoins, ou des WC peut-être. Elle se pencha et avança la main, tâtonna dans l’espace caché entre le pied de l’évier et la baignoire. Ce qu’elle sentit lui fit retirer la main dans un mouvement instinctif d’horreur. Elle saisit la brosse à dents de Mike et poussa la chose vers la lumière. Un rat mort. La bête devait bien mesurer dans les cinquante centimètres, le ventre était ouvert sur une plaie noire, d’où sortait une substance gluante. Ça devait faire des jours qu’il traînait là, des petits vers blancs grouillaient dans la blessure et autour des yeux, dans l’intervalle entre les tempes et le globe oculaire.
La dernière fois qu’elle avait vu un corps mort, c’était à Karbala, le jeudi noir, le même jour que l’attentat de Londres. Elle aurait dû rentrer la veille, mais le ministre qu’elle suivait avait décidé qu’une visite en terre chiite serait du meilleur effet médiatique. Il avait sauté, comme les autres. 24 morts, en tout, surtout des passants d’ailleurs. Quand la bombe avait explosé, elle était dans un café minable, à essayer d’expliquer qu’elle cherchait les toilettes, que c’était urgent. Elle s’était tenu le ventre à deux mains pour faire comprendre au gérant. L’odeur de crasse, de chaleur et de poussière lui donnait la nausée, et c’est là que les murs avaient tremblé, elle s’était recroquevillée en portant les mains aux oreilles, puis elle était sortie sans courir, presque calmement. Ce qu’elle avait vu s’était incrusté dans sa rétine, au plus profond d’elle-même. La scène revenait régulièrement avec, à chaque fois, des détails oubliés. Une femme criait, l’os sortait de sa blessure, quelqu’un lui faisait un garrot, le sang continuait à couler par terre. Une main avait été propulsée sur un vieillard assis contre une chaise, au soleil. Il ne bougeait pas, la main était posée contre sa djellaba, il tremblait légèrement. Plus loin, un enfant avait eu le pied arraché, des côtes sortaient de sa cage thoracique ouverte sur une plaie profonde, sanguinolente. Il l’avait fixée pendant quelques secondes, ses yeux avaient une terreur bestiale, il hurlait un long cri inarticulé. Personne n’était venu près de lui, les quelques secouristes se pressaient autour des moins atteints, de ceux qu’on pouvait amputer sur place. Camille était restée figée, elle l’avait regardé mourir, sans même essayer de lui tenir la main. La poussière se mêlait à la fumée, les corps commençaient à être ramassés, on l’avait conduite vers son hôtel. Quand elle avait cherché à connaître le nom de l’enfant, on lui avait rétorqué qu’il n’y avait que des victimes adultes, qu’elle était encore sous le choc, qu’il fallait qu’elle se repose.
Elle repoussa le rat avec le manche de la brosse à dents, le cacha sous l’évier. La radio passait « Happy lovely day » des Bitchy boys. Mike reprenait le refrain en coeur “Happy, happy, lovely, lovely, you’re my baby...” Elle passa de l’eau sur son visage, s’habilla rapidement et sortit de la salle de bains. Dans son sac, elle trouva deux cachets de Valium. Avec un peu de chance, ça suffirait pour ce matin.

7. Decaying

Lucia n’était pas rentrée hier soir, elle avait envoyé un texto « ne t’inquiète pas » vers 2h du matin, et puis plus rien. En partant au travail, Camille avait laissé un post-it sur la porte d’entrée : « appelle moi pour les clés ». Il était déjà 17h, et toujours pas de nouvelle. La climatisation venait de tomber en panne, il faisait une chaleur étouffante au bureau. Les flashs infos se succédaient rapidement sur le site de Reuters : « la BCE refuse de baisser ses taux d’intérêt », « une bombe explose au Pakistan, 25 morts ». Camille essayait de se concentrer, les mots lui apparaissaient brouillés, la sueur coulait le long de son cou, le clavier de son ordinateur collait sous ses doigts. Et il fallait qu’elle finisse l’actualisation du blog du journal, pour 18h dernier délai. Ses paupières se fermaient malgré elle, elle se sentait lourde, gluante, écœurante de lenteur et de bêtise. Elle fit rouler sa tête de gauche à droite pour tenter de se réveiller. « Deux adolescentes écrasées par un train à Horfield » clignotait sur l’écran. Ça ferait l’affaire, pas passionnant, mais ça irait. Il suffisait de faire un copier-collé de la dépêche, de rajouter quelques banalités sur les normes de sécurité ferroviaire, sans oublier les photos des gamines, plutôt mignonnes, heureusement. C’était d’ailleurs étonnant, dans une société si indifférente à la souffrance et à la mort, qu’une fin tragique aussi médiocre puisse susciter le moindre intérêt. Camille médita quelques instants sur le pouvoir conjoint de la jeunesse et de la beauté, puis repensa à Lucia. La sale garce était d’un égoïsme sans nom. En quelques jours, elle avait réussi à imposer sa loi, à faire en sorte que tout tourne autour d’elle. Il fallait mettre les choses au point, une bonne fois pour toute. Qu’elle se casse, tout simplement, qu’elle déguerpisse, qu’on ne voit plus sa sale petite tronche, ses seins à l’arrondi parfait, son ventre plat et ses moues de poupée sexy.
Camille soupira, en essuyant son front avec un kleenex. Elle sentait confusément que quelque chose avait cassé, elle n’était plus la jeune recrue, l’étoile montante du journalisme d’investigation. Bien sûr, sa carrière était loin d’être finie, elle pouvait toujours se reconvertir à la télé, monter un site d’information concurrent, bref, il y avait encore des opportunités. Mais au fond d’elle-même, la forme vide progressait lentement, rien n’avait plus d’importance. Elle avait consacré ses années de jeunesse à essayer de se faire un nom, à s’imposer dans un milieu étranger et hostile. Elle avait voulu laver les humiliations de son adolescence, prouver, se prouver qu’elle valait quelque chose. Il y avait eu ces instants de lucidité, pourtant, ces soirées de pleurs où elle savait, au fond d’elle-même, elle savait que sa vie resterait médiocre et effacée, qu’il aurait fallu une joie durable et écrasante pour racheter la souffrance, l’indifférence et le rejet. Pourtant, elle avait voulu ignorer ses doutes, tout miser sur une voie de sortie, se donner à fond et tenter de survivre. Et elle y était arrivée, à force d’obstination, de persévérance, elle y était arrivée...
La sueur roulait maintenant en grosses gouttes le long de ses tempes, la racine de ses cheveux collait au crâne, elle se sentait prête à glisser de sa chaise, que son corps se liquéfie et disparaisse. Elle sortit une bouteille d’eau de son sac et tenta de se calmer, mais l’image de Lucia revenait par flashs continus, Lucia et son top rose moulant, son sac en fausse fourrure, sa mini-jupe qui laissait entrevoir une culotte légèrement transparente. Pendant quelques années encore, la salope profiterait du désir qu’elle suscitait, que la simple présence de son petit cul suffisait à créer. Sa vie ressemblerait à un remake de la danse de Salomé sur MTV, poses lascives, musique sexy, public conquis. Certains naissent avec la souffrance au fond de leurs entrailles, d’autres vivent au jour le jour une existence fun, libérée de toute prise de tête. Cette distinction simple, opérée dès les premières années de l’adolescence, conditionnait invariablement le reste de la vie. Les losers pouvaient certes espérer réussir leurs études et faire une brillante carrière, mais jamais la plénitude entrevue ne serait réalisée, jamais ils ne connaîtraient l’amour inconditionnel réservé aux populaires. Leur vie garderait à jamais la froideur et le sérieux des adolescents vieillis trop vite. Camille posa doucement son front contre ses paumes. Le contact était écœurant, chaud et poisseux, elle ne sentait plus la force de se lever pour aller aux toilettes, son corps l’appelait vers le bas, jamais elle n’avait eu les jambes si lourdes. Sa souffrance ne connaîtrait pas de fin, il n’y aurait pas de deuxième chance. Son portable se mit à vibrer, elle ne répondit pas mais se força à écouter le message. « Coucou, c’est Lucia ! Juste pour te dire que je suis désolée pour hier mais c’était trop délire comme fête, je n’ai pas vu le temps passer...Je viens de me réveiller, en fait [petit gloussement] Bon, allez, on se voit tout à l’heure ! »
Camille courut aux toilettes, et là, après avoir fermé la porte, elle se mit à pleurer, un long filet continu qui se mêlait à la sueur. Les enceintes passaient une chanson oubliée de JJ72 : « Decaying as I am, I need not some promise land, I know that I am failing, acceptance was the plan... »

8. Bagdad by night

« Ladies and gentlemen, due to security reasons, you are invited to keep your belongings at all times » Camille se pencha pour récupérer son sac de voyage. Ses jambes lui faisaient mal, elle avait oublié les bas de contention qu’elle mettait normalement en voyage. On était déjà en septembre, l’air était pesant et saturé de poussière. Elle soupira et s’avança vers la douane. L’aéroport était patrouillé de milices, des jeunes Irakiens, à peine sortis de l’adolescence. Ils avaient déjà cette mâchoire de brutes, ce regard dur et dominateur. Camille résolut de ne pas se faire remarquer. Elle tendit son passeport au douanier, qui comme tous les Irakiens passé un certain âge, ressemblait comme un sosie à Saddam Hussein.

« Why...you...here ? » lui demanda-t-il dans un anglais haché.
Camille lui tendit sa carte de presse avec un sourire poli : « I’m a journalist, I’ve got local references if you want to check »
Le moustachu examina attentivement sa photo puis releva les yeux. Il dit une phrase en arabe, qu’elle ne comprit pas. Il répéta, en faisant un mouvement des mains autour la tête. « Head...Cloth ». Camille ouvrit son sac, en sortit un foulard indien en lin noir et s’en enrubanna les cheveux et le cou.

« Yes...you go now », fit-il dans un grognement.
En sortant, Camille inspira une grande bouffée d’air. Il était trois heures du matin, seuls deux ou trois chauffeurs de taxi attendaient leurs clients avec des pancartes. Elle repéra tout de suite son garde du corps, c’était le même que la dernière fois, un grand gaillard d’une vingtaine d’années. Il trotta vers elle, la main collée à son revolver, l’air féroce. « Quick ! The car is over there ! » Camille le suivit sans se presser. On l’avait pourtant mise en garde, au journal : les enlèvements d’Occidentaux avaient été multipliés par trois depuis janvier, il ne fallait pas qu’elle quitte son bodyguard une minute. La dernière fois qu’elle était venue, l’angoisse lui avait collée à la gorge dès qu’elle était sortie de l’avion. Elle ne ressentait aujourd’hui qu’une vague lassitude, et beaucoup de fatigue. Peut-être que quand elle irait sur le terrain, la peur de la mort reprendrait le dessus. Elle était loin d’en être sûre.

Lorsqu’elle se réveilla, il était déjà 14h passées. Elle appela la réception pour se faire apporter un sandwich et un verre de jus d’orange. Quand elle ouvrit la fenêtre, l’odeur s’infiltra en masse chaude dans la pièce, une odeur fétide d’égout, de pollution brûlante et de nourriture avariée. Le trafic était incessant, les pneus crissaient, tout le monde klaxonnait, un nuage de poussière épaisse montait vers le ciel.
Elle s’était trompée. Cette ville n’avait rien à lui apprendre. Les gens y étaient tout simplement plus laids, plus sales et plus féroces qu’à Londres, ce qu’on pouvait, à l’extrême rigueur, prendre pour de l’exotisme. Même la lumière, qui dans son souvenir, avait un éclat divin, lui semblait maintenant un médiocre tube à néon aveuglant. Rien de ce qui l’avait intrigué ne lui parlait plus.
Elle s’assit sur le bord de son lit King Size, alluma son ordinateur portable pour consulter ses emails. Le dossier Spam comportait dix nouveaux messages : « Improve your sex life  » était inscrit dans la bande sujet. La climatisation faisait un léger ronron, le bruit de la rue était maintenant amorti par le double vitrage. Les vitres étaient même garanties « bullet-proof », un simple tir de mitraillettes ne suffiraient pas à les faire exploser. C’était un hôtel d’un bon niveau, tout à fait acceptable pour les gens d’affaires. Dehors, il faisait 36°, c’était marqué sur le thermomètre près de la fenêtre. La douleur était là, au creux d’elle même. Une forme avachie, mangeant lentement ses organes, voilà comme elle l’imaginait. Elle s’efforça d’étouffer ses hoquets, de ravaler ses larmes. Tout cela ne servait à rien. Si elle en avait trop marre, elle pourrait toujours aller se promener du côté de l’Ambassade américaine, là où une bombe explosait chaque jour. Elle mourrait seule, la mâchoire explosée dans la poussière, dans la morve, le pus et le sang. « Young and pretty, make your prayers, young and pretty, three more years » hurlait au fond d’elle-même.

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