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Autrefois les oiseaux 

lundi 8 juin 2009, par Ahmed El Marsaoui

« Nous sommes des oiseaux, plus quelque chose que nous
cherchons à éclaircir à partir de l’oiseau. »
Rezvani, La Traversée des Monts Noirs

Il écoutait les trilles extatiques du chardonneret vivaldien, paisiblement installé dans son « observatoire ». C’est ainsi qu’il avait baptisé ce coin d’où il pouvait voir sans être vu. Le concert de musique classique organisé par la SPANA, diffusé sur les ondes de la radio nationale était consacré au thème des oiseaux. Lors de la première partie de l’émission, l’orchestre philharmonique international avait interprété des œuvres relativement courtes : « L’Alouette » de Haydn, « Le Cri de la caille » de Beethoven, « Les Oiseaux Tristes » de Ravel, un extrait de « La Flûte Enchantée » de Mozart, et pour terminer, « Le Chardonneret » de Vivaldi.
La pluie qui tombait généreusement ce soir de décembre avait cessé depuis quelques minutes. Une voiture qui roulait lentement, tous feux éteints, l’intrigua. Le véhicule s’arrêta. Une silhouette en descendit et fit quelques pas en rasant le mur extérieur d’en face. La rue était faiblement éclairée à cet endroit-là. La silhouette s’efforçait de contourner les flaques d’eau qui émaillaient le trottoir et la chaussée et qui miroitaient sous les réverbères. Il reconnut le directeur à sa démarche claudicante. Celui-ci, plutôt que de se présenter par la grande porte, continua son chemin. Le gardien sut qu’il allait passer par la petite porte de derrière, celle que personne d’ailleurs n’empruntait dans l’établissement. Devinant donc les intentions du visiteur nocturne, il éteignit le poste radio, dégringola l’escalier en trombe, coupa tout droit par la cour obscure et boueuse et alla se poster derrière la grille. Il jubilait en son for intérieur en regardant, dans le froid et l’obscurité, le directeur qui, les doigts transis, s’efforçait d’introduire la clé dans la serrure. Chacun de son côté veillait à ne pas faire de bruit.
Au moment où le directeur réussit finalement à ouvrir la grille qui grinça lamentablement, ils se retrouvèrent nez à nez. Le veilleur alluma sa lampe torche et en dirigea le faisceau sur le visage du visiteur impromptu.

— Ah ! C’est vous ? Eclairez-moi s’il vous plaît. Je suis venu chercher des documents dans le bureau.
La pluie reprit de plus belle. Le directeur se dirigea précipitamment vers le bureau qui se trouvait à l’autre bout, près de la grande porte. Le veilleur dut attendre une vingtaine de minutes qu’il en ressorte. Il tenait ostensiblement quelques papiers, prétexte fallacieux de cette visite. Il toussa plusieurs fois.

— J’allais oublier. Venez me voir demain au bureau à neuf heures précises.
Cela dit, il partit par la grande porte cette fois-ci. Le veilleur resta debout à observer la silhouette qui s’éloignait en claudiquant.
Que lui voulait donc le directeur ?
La seule et unique fois qu’il le convoqua, c’était pour lui remettre les clefs du logement jouxtant le bâtiment de l’usine, une vaste villa, construite initialement pour que le directeur y logeât, mais qui resta inoccupée, celui-ci n’en voulant pas. Après y avoir habité quelques semaines, il dut en déménager pour un logement sis au centre ville. Situé à l’orée de la ville, là où commence le bois qui en couvre la partie sud, le directeur, d’après ce que racontent les mauvaises langues fut incommodé, exaspéré même par les oiseaux. Sitôt installé, le gardien dut constater que l’exaspération du patron, quoique exagérée, était partiellement fondée. A l’heure où, épuisé par la veille, il se mettait au lit, des hirondelles qui avaient élu domicile dans la cavité supérieure des fenêtres, dans l’espace où s’enroulent les stores, réveillées par la lueur du jour naissant, entamaient un concert de crissements dans une agitation d’ailes frottées contre le bois des stores. Il fut obligé de leur déclarer la guerre. Pesticide, glue, pièges, tout un arsenal fut mobilisé, mais rien n’y fit. Le veilleur accepta, malgré tout, cette maison qui tombait en déshérence et dont le directeur ne voulait pas. Le jardin était devenu un fouillis de plantes sauvages, de feuilles mortes, de branches cassées. Les moineaux s’y égayaient à longueur de journée.
Le veilleur de nuit gravit les marches de l’escalier pour rejoindre son poste d’observation.



Installé sur sa chaise, il ralluma la radio. C’était l’heure des informations : « …selon une dépêche de l’agence EFE, l’irrésistible tentation du « cimetière marin » continue de faire des victimes, avec la complicité des marchands du désespoir dans les rangs des fous du « rêve européen ». Le scénario macabre des voyages sans retour se répète désormais fréquemment pour ne pas dire quotidiennement. Venons-en aux faits : une patera transportant vingt clandestins a chaviré dans une tempête près d’Algésiras, sur la côte espagnole. Les opérations d’interception eurent lieu à proximité de Punta Carnero. Au moins huit victimes sont mortes noyées et on compte deux disparus. Les dix rescapés ont été pris dans la nasse de la Guardia Civil. Ils reconnaissent avoir versé quarante mille dirhams chacun à un passeur dans l’espoir de pouvoir fouler le sol européen. Mais après une nuit de mer dans des conditions épouvantables, l’aventure s’est achevée pour les rescapés dans un centre de détention, en attendant le refoulement vers le sol africain qu’ils voulaient fuir. Lorsque l’embarcation de fortune s’est échouée, la plupart des passagers se sont jetés à la mer et ont tenté de gagner la rive à la nage. Plusieurs heures après l’accident, la police continuait à appréhender des passagers qui cherchaient à se cacher dans les bosquets ou à trouver refuge dans les habitations proches de la plage. »
« Restons sur le continent africain pour signaler que Le Président Américain achève aujourd’hui sa tournée africaine par une visite dans l’Ile de Gorée, au large de Dakar. »
« Enfin, une bonne nouvelle nous vient des côtes espagnoles, chers auditeurs, on peut affirmer que ce qu’on a appelé jusque-là « la Catastrophe de Gibraltar » appartient désormais au passé. L’ événement connaît enfin un dénouement heureux : l’opération « Arche Ailée » a été couronnée de succès, cette opération que nous avons accompagnée, en couvrant les événements de près, en diffusant informations, interviews et déclarations d’ornithologues, en assurant la couverture des événements, les marches de protestation, les colloques, expositions et autres manifestations. Une bonne nouvelle donc : les oiseaux ont été sauvés par l’art et la science qui font des miracles quand ils se donnent la main. En effet les fonds recueillis par les différentes associations telles que la SPA, la SPANA, l’AIO et la LPO ont permis la mobilisation et le financement des équipes de sauvetage. Celles-ci, après avoir enfermé les oiseaux dans d’immenses nasses et après les avoir soignés, s’apprêtent maintenant à les acheminer dans des charters vers leurs lieux de destination.




« Dans l’attente du prochain bulletin d’informations dans vingt minutes, restez sur écoute, chers auditeurs pour nous accompagner dans la suite de nos programmes et retournons sur cette note optimiste à la transmission en direct du concert de musique classique dont la seconde partie sera consacrée à une œuvre de Messian : « Saint François d’Assise prêchant aux oiseaux ». Bonne écoute !

Il ne sut que penser de cette dernière information. Il était assailli par le doute : devait-il s’en réjouir comme l’y inclinait son caractère foncièrement optimiste ? N’était-ce pas là encore un mensonge de plus ? Depuis le temps, il ne croyait plus aux communiqués toujours contradictoires, tantôt triomphalistes, tantôt alarmistes, comme si les agences d’information ne les diffusaient que dans le but d’amener les gens à se désintéresser des suites de la catastrophe en attendant de les brancher sur un autre mirage. A moins que ce ne soit là une tentative maladroite de dissuader les agitateurs et les séditieux qui ont multiplié les manifestations et les attentats ces derniers jours.
Et en fait, que lui voulait donc le patron ?
Voilà deux ans déjà qu’il s’acquittait scrupuleusement de sa tâche, assurant la garde de l’établissement la nuit et dormant le jour. Jamais il ne fut pris en faute bien que les tentatives en ce sens ne manquassent pas. Il avait redoublé sa vigilance depuis l’attentat manqué qui fut perpétré il y a cinq mois. Il était engourdi par le sommeil cette nuit-là quand il entendit la déflagration. Il se réveilla en sursaut. L’explosion s’était produite vers minuit. Trois hommes avaient réussi à pénétrer dans l’édifice de l’usine et se dirigeaient vers le dépôt des barils de pesticides quand la bombe artisanale explosa, suite à une erreur de manipulation. Il parvint à appréhender l’un des auteurs qui, gravement blessé à la jambe, n’avait pas pu s’enfuir avec ses collègues. Depuis lors, il passait la nuit à arpenter les couloirs et les vestibules de l’usine, inspectant tous les coins et les recoins, ou assis dans son poste d’observation du premier étage d’où il pouvait avoir un œil sur la rue et un autre sur une grande partie de l’édifice, tout en écoutant la radio, avec une prédilection consommée pour les bulletins d’information et les éditions spéciales depuis le déclenchement de la catastrophe de Gibraltar. Il n’arrêtait pas de tripoter le changeur de stations à la recherche de nouvelles révélations sur cette affaire qui le tient en haleine depuis qu’elle s’est produite, il y a six mois. Une fuite de gaz toxiques émanant d’une centrale atomique de Gibraltar coïncida avec la période de migration des oiseaux et faillit exterminer les deux cents espèces aviaires qui, de retour vers l’Afrique, transitent à cette période, par le Rocher, c’est-à-dire quelque six cents millions d’oiseaux au total ! Ce fut un cimetière à ciel ouvert. Les volatiles rescapés de la catastrophe étaient dans un état tel qu’ils ne pouvaient plus continuer leur odyssée annuelle. Ils restèrent immobilisés, ou se traînant lamentablement au sol.
L’Europe autant que l’Afrique se dépeuplèrent. Cette catastrophe occasionna une grande peine au le gardien et fit la joie de son patron. Celui-ci y trouva une aubaine inespérée : la demande en insecticides monta en flèche et la production de l’usine dut en suivre le cours. Le gardien passait de longues nuits attendant que quelque bulletin d’informations donnât les derniers éclaircissements sur les efforts en cours pour sauver ce qui pouvait l’être encore. Le divorce entre les deux rives de la Méditerranée fut irréparable pour l’espèce ailée qui venait échouer lamentablement au pied du Rocher, désormais écran infranchissable. Plusieurs associations d’écologistes, d’ornithologues et d’ornithophiles tentaient par leurs moyens limités de venir en aide à l’espèce la plus fragile et la plus inoffensive parmi les êtres vivants. Des gens qui ne s’en étaient jamais soucié sortirent de leur indifférence pour déplorer le sort réservé à ces signes ailés instaurant par leur flux migratoire un échange impondérable entre les continents, déjouant l’étanchéité des douanes et des gendarmeries frontalières, ce baromètre ailé de la qualité d’être au monde des humains qui donnait la mesure de la symbiose de ceux-ci à l’univers.
Le veilleur passait ainsi de longues heures, la nuit, à se remémorer les scènes de l’enfance insouciante, heureuse. A l’heure où la plupart des écoliers potassaient leurs règles d’arithmétique, jonglaient avec l’analyse logique ou grammaticale, lui, semelles au vent, se livrait à ces parties de chasse où la préparation des pièges, le guet, le rabattement du gibier comptaient beaucoup plus que les prises elles-mêmes. Aucun enfant de son âge ne pouvait rivaliser avec lui dans la connaissance de l’avifaune qui hantait sa contrée natale : fauvettes, étourneaux, chardonnerets, alouettes, bergeronnettes, roitelets, rouges-gorges… il connaissait la période de chasse, les habitudes de chaque espèce et les moyens et pratiques pour les appréhender. En été, il passait de longes heures à taquiner la pie-grièche à la queue frétillante et au vol fugace, capricieux, interrompu sur de très courtes distances. En automne l’apparition de la bergeronnette annonçait pour lui la fin des vacances d’été. Il était émerveillé jusqu’au ravissement par cet oiseau au plumage cendré si proche et si inaccessible. Doté d’un infaillible réflexe de fuite, ce volatile parvenait toujours à maintenir la distance nécessaire pour pouvoir s’envoler au moment opportun. Mais souvent il ne s’envole que pour se poser quelques mètres plus loin, comme pour le narguer. En hiver, il restait de longues heures, avant le coucher du soleil, à contempler, avec ravissement, les arabesques que décrivaient les nuées d’étourneaux dans le ciel. Qui croirait que les étourneaux au vol prodigieux dans l’espace devenaient de stupides proies chassées par sac entiers la nuit ? Quel sens donner à cette calligraphie aérienne ? Des masses qui s’étirent puis se rétractent pour devenir plus denses. De quel parchemin oriental ces idéogrammes se sont-ils envolés ? Quels secrets tentent-ils de délivrer à l’homme qui, le nez collé en bas, rampe comme un vulgaire ver de terre ? Le printemps était la saison de l’alouette, altière mais superbement naïve.
Il était passé maître dans la confection de réginglettes, dans l’art de traquer la proie sans l’effarer pour la rabattre vers l’appât fatal. Il restait accroupi pendant de longues heures au milieu des épis de blé à guetter et à écouter le chant extatique de l’alouette immobilisée dans le ciel avant le coucher du soleil. Grâce au tracé géométrique que son œil expérimenté savait esquisser, il pouvait aisément en fonction de la position de l’oiseau dans les airs, repérer sans erreur aucune l’emplacement du nid convoité. Dans le cas du doute, il lui suffisait de faire preuve de patience, d’attendre que l’alouette eût scellé son incantation crépusculaire pour fondre en ligne verticale sur son nid. Il laissait s’écouler quelques minutes puis surgissait entre les tiges pour la lever et dénicher ainsi sans encombre le refuge. Une pierre plate, grosse comme deux fois la pomme de la main et trois petits bouts de bois constituaient un appareillage de facture très simple mais dont l’efficacité était imparable.
La préoccupation du gardien était telle, depuis l’avènement de la catastrophe, qu’il avait perdu la passion qu’il avait - souveraine, presque vitale, du moins il le croyait - pour la musique, une passion qui remonte, comme la chasse aux oiseaux à la moyenne enfance. L’écoute sereine des mélodies et de ses airs favoris céda impérativement le pas à celle, haletante, des communiqués contradictoires faussement rassurants ou exagérément alarmistes selon les sources ou les intérêts en jeu. Il se rappela maintenant les visites impromptues que lui fit le directeur, à des heures impossibles de la nuit, pour tester son sérieux au début de son recrutement. De guerre lasse, il finit par renoncer à ces apparitions inattendues au milieu de la nuit.
Que lui voulait-il donc ?
Le veilleur passa la nuit à échafauder les hypothèses les plus farfelues. Cette visite inattendue n’augurait rien de bon.
Le lendemain, il se présenta à l’heure indiquée, le directeur donna l’ordre de le faire entrer tout de suite.

— Entrez ! Je vous attendais.
Il l’invita à s’asseoir et continua :
« Voilà : je vais droit au but pour ne pas abuser de votre patience. En plus vous avez besoin d’aller vous reposer après une longue nuit de veille. Vous y avez droit. Voilà. Je tiens d’abord à vous féliciter pour l’abnégation et le sérieux dont vous avez fait montre depuis que vous avez pris votre service. Votre zèle a d’ailleurs été partiellement récompensé par le logement qui vous a été cédé au cours de cette période. »
Il se tut et dévisagea longuement son employé comme s’il cherchait ou attendait quelque témoignage de reconnaissance. Prudent le veilleur écoutait, placide et silencieux.
« Voilà. J’en viens aux faits. Ce logement, comme vous le savez, est affecté à la direction. Un adjoint a été nommé ; il prendra son service la semaine prochaine. Je vous demande donc de prendre vos dispositions pour libérer le logement qui vous a été prêté à titre provisoire. D’accord ? »

— Comme vous voulez Monsieur le Directeur.

— Merci. Vous me remettrez les clefs personnellement. Vous pouvez aller vous reposer.
Il rentra à la maison pour dormir. Il s’assoupit rapidement. Il dérivait dans les limbes flous entre veille et sommeil. Il rêva qu’il courait dans un nuage de plumages rutilants, de duvets soyeux, de rémiges frémissantes, de becs, de cols duveteux. Sous ses pieds s’étendait à perte de vue un tapis féerique où avait éclos un printemps enchanté, de vastes parterres de fleurs voletant comme des papillons dont certaines avaient la forme d’aigrettes et de rémiges, d’autres celle de crêtes et de huppes…
Il se réveilla en sursaut. Le pépiement, il l’avait bel et bien entendu. Cela faisait longtemps qu’il n’avait entendu pareil cri. Il se leva, courut vers la fenêtre, l’ouvrit précipitamment mais sans bruit. Pour de vrai, un oiseau s’envola ! Il alluma une cigarette et resta longtemps appuyé à la rambarde de la fenêtre.

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