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Dans l’abîme du temps (1934) 

lundi 12 novembre 2007, par Howard Phillips Lovecraft (1890-1937)

1

Après vingt-deux ans de cauchemar et d’effroi, soutenu par la seule conviction désespérée que certaines impressions sont d’origine imaginaire, je me refuse à garantir la véracité de ce que je crois avoir découvert en Australie occidentale dans la nuit du 17 au 18 juillet 1935. On peut espérer que mon aventure fut en tout ou partie une hallucination - à cela, en effet, il y avait de nombreuses raisons. Et pourtant, le réalisme en était si atroce que parfois tout espoir me paraît impossible.

Si la chose s’est produite, alors l’homme doit être préparé à accepter, sur l’univers et sur la place que lui-même occupe dans le tourbillon bouillonnant du temps, des idées dont le plus simple énoncé est paralysant. Il faut aussi le mettre en garde contre un danger latent, spécifique qui, même s’il n’engloutit jamais la race humaine tout entière, peut infliger aux plus aventureux des horreurs monstrueuses et imprévisibles.

C’est pour cette dernière raison que je réclame, de toute la force de mon être, l’abandon définitif de toute tentative d’exhumer ces fragments de mystérieuse maçonnerie primitive que mon expédition se proposait d’étudier.

Si l’on admet que j’étais sain d’esprit et bien éveillé, mon expérience cette nuit-là fut telle qu’aucun homme n’en a jamais connue. Ce fut en outre une effroyable confirmation de tout ce que j’avais tenté de rejeter comme autant de fables et de rêves. Dieu merci il n’y a pas de preuve, car dans ma terreur j’ai perdu l’épouvantable objet qui - s’il était réel et tiré en effet de ce dangereux abîme - en eût été le signe irréfutable.

J’étais seul quand j’ai découvert cette horreur - et jusqu’à présent je n’en ai parlé à personne. Je n’ai pu empêcher les autres de creuser dans sa direction mais le hasard et les éboulements de sable leur ont toujours évité de la rencontrer. Il me faut aujourd’hui rédiger une déclaration définitive, non seulement pour mon équilibre mental, mais pour mettre en garde ceux qui me liront sérieusement.

Ces pages - dont les premières sembleront connues aux lecteurs attentifs de la grande presse scientifique - sont écrites dans la cabine du bateau qui me ramène chez moi. Je les remettrai à mon fils, le professeur Wingate Peaslee de l’université de Miskatonic - seul membre de ma famille qui me resta fidèle, il y a des années, après mon étrange amnésie, et le mieux informé des faits essentiels de mon cas. Il est, de tous les vivants, le moins enclin à tourner en dérision ce que je vais raconter de cette nuit fatale.

Je ne l’ai pas informé de vive voix avant de m’embarquer, pensant qu’il préférerait la révélation sous forme écrite. Lire et relire à loisir lui laissera une image plus convaincante que n’aurait pu le faire le trouble de mes propos.

Il fera de ce récit ce que bon lui semblera - le montrant, avec les commentaires appropriés, dans tous les milieux où il pourrait être utile. C’est à l’intention de ces lecteurs mal instruits des premières phases de mon cas que je fais précéder la révélation elle-même d’un résumé assez détaillé de ses antécédents.

Je m’appelle Nathaniel Wingate Peaslee, et ceux qui se rappellent les récits des journaux de la génération précédente - ou les correspondances et articles des revues de psychologie d’il y a six ou sept ans - sauront qui je suis et ce que je suis. La presse était pleine des circonstances de mon étonnante amnésie de 1908-1913, insistant sur les traditions d’horreur, de folie et de sorcellerie qui hantent la vieille ville du Massachusetts où je résidais alors comme aujourd’hui. Je tiens encore à faire savoir qu’il n’est rien de dément ou de malfaisant dans mon hérédité et ma jeunesse. C’est un fait extrêmement important si l’on songe à l’ombre qui s’est abattue si brusquement sur moi, venant de sources extérieures.

Il se peut que des siècles de noires méditations aient doté Arkham, aux ruines peuplées de murmures, d’une particulière vulnérabilité à de telles ombres - bien que cela même semble douteux à la lumière d’autres cas que j’ai plus tard étudiés. Mais le point essentiel est que mes ancêtres et mon milieu sont absolument normaux. Ce qui est arrivé est venu d’ailleurs - d’où ? J’hésite maintenant encore à l’affirmer en clair.

Je suis le fils de Jonathan et d’Hannah (Wingate) Peaslee, tous deux de vieilles familles saines d’Haverhill. Je suis né et j’ai grandi à Haverhill - dans l’antique demeure de Boardman Street près de Golden Hill - et je ne suis allé à Arkham que pour entrer à l’université de Miskatonic comme chargé de cours d’économie politique en 1895.

Pendant les treize années suivantes, ma vie s’écoula, douce et heureuse. J’épousai Alice Keezar, d’Haverhill, en 1896, et mes trois enfants, Robert, Wingate et Hannah, naquirent respectivement en 1898,1900 et 1903. Je devins en 1898 maître de conférences et professeur titulaire en 1902. Je n’éprouvai à aucun moment le moindre intérêt pour l’occultisme ou la psychologie pathologique.

C’est le jeudi 14 mai 1908 que survint l’étrange amnésie. Elle fut brutale et imprévue, bien que, je m’en rendis compte plus tard, de brefs miroitements quelques heures auparavant - visions chaotiques qui me troublèrent d’autant plus qu’elles étaient sans précédent - dussent avoir été des symptômes précurseurs. J’avais un fort mal de tête, et la bizarre impression - tout aussi neuve pour moi - que quelqu’un cherchait à s’emparer de mes pensées.

La crise se produisit vers 10 h 20 du matin, tandis que je faisais un cours d’économie politique - histoire et tendances actuelles de l’économie politique - aux étudiants de troisième année et à quelques-uns de seconde. Je vis d’abord devant mes yeux des formes insolites, et crus me trouver dans une salle singulière autre que la classe.

Mes idées et mes propos divaguaient loin de tout sujet, et les étudiants s’aperçurent que quelque chose clochait gravement. Puis je m’affaissai, inconscient sur mon siège, dans une hébétude dont personne ne put me tirer. Mes facultés normales ne revirent au grand jour notre monde quotidien qu’au bout de cinq ans, quatre mois et treize jours.

C’est naturellement des autres que j’appris ce qui suit. Je restai inconscient pendant seize heures et demie, bien qu’on m’eût ramené chez moi au 27, Crâne Street, où je reçus les soins médicaux les plus attentifs.

Le 15 mai à trois heures du matin, mes yeux s’ouvrirent et je me mis à parler, mais bientôt le médecin et ma famille furent épouvantés par mon expression et le ton de mes propos. Il était clair que je n’avais aucun souvenir de mon identité ni de mon passé, même si je m’efforçais, on ne sait pourquoi, de cacher cette ignorance. Mes yeux fixaient étrangement les personnes de mon entourage, et le jeu de mes muscles faciaux n’avait plus rien de familier.

Mon langage même paraissait gauche, comme celui d’un étranger. J’usais de mes organes vocaux avec embarras, en tâtonnant, et mon élocution avait une curieuse raideur, comme si j’avais laborieusement appris l’anglais dans les livres. La prononciation était barbare, tandis que la langue comportait à la fois des débris d’étonnants archaïsmes et des expressions d’une tournure absolument incompréhensible.

Parmi ces dernières, l’une en particulier revint vingt ans plus tard, de façon frappante - et même effrayante - à l’esprit du plus jeune de mes médecins. Car à l’époque cette expression commençait à se répandre - d’abord en Angleterre, puis aux États-Unis - et malgré sa complication et son incontestable nouveauté, elle reproduisait dans le moindre détail les mots déconcertants de l’étrange malade d’Arkham de 1908.

La force physique revint aussitôt, mais il me fallut une rééducation singulièrement longue pour retrouver l’usage de mes mains, de mes jambes et de mon corps en général. À cause de cela et d’autres handicaps inhérents à ma perte de mémoire, je restai pendant un certain temps sous une étroite surveillance médicale.

Quand j’eus constaté l’échec de mes efforts pour dissimuler mon amnésie, je la reconnus franchement et me montrai avide de toutes sortes de renseignements. En fait, les médecins eurent l’impression que je cessai de m’intéresser à ma personnalité véritable dès lors que je vis ma perte de mémoire acceptée comme une chose naturelle.

Ils remarquèrent que je m’efforçais surtout de posséder à fond certains points d’histoire, de science, d’art, de langage et de folklore - les uns terriblement abstrus, et d’autres d’une simplicité puérile - qui, très bizarrement parfois, restaient exclus de ma conscience.

En même temps ils s’aperçurent que je possédais inexplicablement beaucoup de connaissances d’un genre insoupçonné - que je souhaitais, semblait-il, cacher plutôt que révéler. Il m’arrivait par mégarde de faire allusion, avec une assurance désinvolte, à tels événements précis d’époques obscures au-delà de tout champ historique reconnu - quitte à tourner en plaisanterie la référence en voyant la surprise qu’elle suscitait. J’avais aussi une façon de parler du futur qui, deux ou trois fois, provoqua une véritable peur.

Ces lueurs inquiétantes cessèrent bientôt de se manifester, mais certains observateurs attribuèrent leur disparition à une prudente hypocrisie de ma part plus qu’à quelque déclin du savoir insolite qu’elles supposaient. À la vérité, je semblais anormalement avide d’assimiler la façon de parler, les usages et les perspectives de l’époque autour de moi ; comme si j’avais été un voyageur studieux venu d’une lointaine terre étrangère.

Aussitôt qu’on m’y autorisa, je fréquentai à toute heure la bibliothèque de l’université, et j’entrepris sans tarder de préparer ces étonnants voyages, ces cours spéciaux dans les universités d’Amérique et d’Europe, qui donnèrent lieu à tant de commentaires pendant les années suivantes.

À aucun moment je ne manquai de relations intellectuelles, car mon cas me valut une relative célébrité parmi les psychologues du moment. Je fus l’objet de conférences comme exemple typique de « personnalité seconde » - même si, ici ou là, j’embarrassai les conférenciers de quelque symptôme bizarre ou trace suspecte d’ironie soigneusement voilée.

Mais de réelle bienveillance, je n’en rencontrai guère. Quelque chose dans mon aspect et mes propos semblait éveiller chez tous ceux que je rencontrais de vagues craintes et répugnances, comme si j’avais été un être infiniment éloigné de tout ce qui est normal et sain. Cette idée d’une horreur obscure et secrète liée aux abîmes incalculables d’on ne sait quelle distance était curieusement répandue et tenace.

Ma propre famille ne fit pas exception. Dès l’instant de mon étrange réveil, ma femme m’avait considéré avec un effroi et un dégoût extrêmes, jurant que j’étais un parfait étranger usurpant le corps de son mari. En 1910 elle obtint le divorce, et ne consentit jamais à me revoir, même après mon retour à un état normal en 1913. Ces sentiments furent partagés par mon fils aîné et ma petite fille, que je n’ai jamais revus ni l’un ni l’autre.

Seul mon second fils, Wingate, parut capable de surmonter la terreur et la répulsion suscitées par ma métamorphose. Lui aussi sentait bien que j’étais un étranger, mais quoiqu’il n’eût pas plus de huit ans, il croyait fermement au retour de mon véritable moi. Quand celui-ci revint en effet, il me rejoignit et les tribunaux le confièrent à ma garde. Au cours des années, il m’aida dans les études que je fus poussé à entreprendre, et aujourd’hui, à trente-cinq ans, il est professeur de psychologie à Miskatonic.

Mais je ne suis pas surpris de l’horreur que j’inspirai - car assurément l’esprit, la voix et l’expression de l’être qui s’éveilla le 15 mai 1908 n’étaient pas ceux de Nathaniel Wingate Peaslee.

Je n’essaierai pas de raconter toute ma vie de 1908 à 1913, car les lecteurs peuvent en glaner les traits essentiels - ainsi que j’ai dû abondamment le faire moi-même - dans les dossiers des vieux journaux et revues scientifiques.

On me rendit l’usage de mes fonds et j’en usai sans hâte, sagement dans l’ensemble, à voyager et étudier dans divers centres du savoir. Mes voyages, cependant, furent surprenants à l’extrême, comportant de longues visites à des lieux écartés et déserts.

En 1909 je passai un mois dans l’Himalaya, et en 1911 j’éveillai un vif intérêt par une expédition à dos de chameau dans les déserts inconnus d’Arabie. Je n’ai jamais pu savoir ce qui s’était produit lors de ces explorations.

Pendant l’été de 1912, je frétai un bateau pour naviguer dans l’Arctique, au nord du Spitzberg, et manifestai au retour une évidente déception.

Plus tard, cette année-là, je passai des semaines seul, au-delà des limites de toute exploration passée ou ultérieure, dans l’immense réseau des cavernes calcaires de Virginie-Occidentale - labyrinthes ténébreux et si complexes qu’on n’a jamais pu seulement envisager de reconstituer mon parcours.

Mes séjours dans les universités furent marqués par une rapidité d’assimilation prodigieuse, comme si la personnalité seconde possédait une intelligence considérablement supérieure à la mienne. J’ai découvert aussi que mon rythme de lecture et d’étude solitaire était phénoménal. Il me suffisait de parcourir un livre, juste le temps de tourner les pages, pour en retenir tous les détails, tandis que mon habileté à interpréter en un instant des figures compliquées était proprement impressionnante.

Il circula à plusieurs reprises des rumeurs presque alarmantes sur mon pouvoir d’influencer les pensées et les actes d’autrui, bien que j’aie pris soin, semble-t-il, de réduire au minimum les manifestations de cette faculté.

D’autres vilains bruits concernaient mes rapports intimes avec les chefs de groupes d’occultistes, et des érudits suspects de relations avec des bandes innommables d’odieux hiérophantes du monde ancien. Ces rumeurs, bien que non confirmées à l’époque, furent certainement encouragées par ce qu’on savait de la teneur de mes lectures - car la consultation de livres rares dans les bibliothèques ne peut être gardée secrète.

Des notes marginales restent la preuve tangible de mes recherches minutieuses dans des ouvrages tels que Cultes des Goules, du comte d’Erlette, De Vermis Mysteriis, de Ludvig Prinn, Unaussprechlichen Kulten de von Junzt, les fragments conservés de l’énigmatique Livre d’Ebon, et l’effroyable Necronomicon de l’Arabe fou Abdul Alhazred. Et puis, il est indéniable aussi que l’activité des cultes clandestins reçut une nouvelle et néfaste impulsion à peu près au moment de mon étrange métamorphose.

Pendant l’été de 1913, je commençai à donner des signes d’ennui, de relâchement, et laissai entendre dans mon entourage qu’on pouvait s’attendre à me voir bientôt changer. J’évoquai le retour de souvenirs de ma première vie - mais la plupart de mes auditeurs mirent en doute ma bonne foi, car tout ce que je citais était fortuit et eût pu être tiré de mes vieux papiers personnels.

Vers la mi-août, je regagnai Arkham et rouvris ma maison de Crâne Street, depuis longtemps fermée. J’y installai une machine des plus curieuses, construite en pièces détachées par différents fabricants de matériel scientifique en Europe et en Amérique, et je la dissimulai soigneusement aux regards de toute personne assez intelligente pour en comprendre la composition.

Ceux qui la virent - un ouvrier, une domestique et la nouvelle gouvernante - décrivirent un bizarre assemblage de tiges, de roues et de miroirs, ne mesurant pas plus de deux pieds de haut, un de large et un d’épaisseur. Le miroir central était rond et convexe. Tout cela est confirmé par les fabricants de pièces que l’on a pu joindre.

Le soir du vendredi 26 septembre, je donnai congé à la gouvernante et à la femme de chambre jusqu’au lendemain midi. Des lumières brillèrent dans la maison tard dans la nuit, et un homme maigre, brun, l’allure singulière d’un étranger, arriva en automobile.

Il était à peu près une heure du matin quand les lumières s’éteignirent. À deux heures et quart un agent de police remarqua la demeure dans l’obscurité mais la voiture de l’étranger était toujours garée le long du trottoir. À quatre heures elle avait de toute évidence disparu.

Ce fut à six heures qu’une voix hésitante, à l’accent étranger, demanda par téléphone au Dr. Wilson de se rendre à mon domicile, pour me tirer d’un bizarre évanouissement. Cet appel - une communication interurbaine - venait, comme on l’établit plus tard, d’une cabine publique à la gare du Nord de Boston, mais on ne retrouva jamais aucune trace du maigre étranger.

En arrivant chez moi, le médecin me trouva au salon, sans connaissance - dans un fauteuil dont on avait approché une table. La surface polie de cette table portait des égratignures à l’endroit où un lourd objet y avait été posé. La singulière machine était partie et l’on n’entendit jamais plus parler d’elle. Sans aucun doute, l’étranger maigre et brun l’avait emportée.

Dans la cheminée de la bibliothèque, un tas de cendres témoignait qu’on avait brûlé jusqu’au dernier bout de papier tout ce que j’avais écrit depuis le début de l’amnésie. Le Dr. Wilson jugea ma respiration anormale, mais après une piqûre hypodermique, elle reprit sa régularité.

Le matin du 27 septembre, à onze heures et quart, je m’agitai vigoureusement, et le masque jusqu’alors figé de mon visage donna ses premiers signes d’animation. Le Dr. Wilson remarqua que l’expression n’était pas celle de ma personnalité seconde, mais ressemblait beaucoup à celle de mon moi normal. Vers onze heures trente, je marmonnai quelques syllabes très bizarres, qui ne semblaient appartenir à aucun langage humain. J’avais l’air aussi de lutter contre quelque chose. Puis, à midi passé - la gouvernante et la femme de chambre étant revenues entre temps - je me mis à murmurer en anglais :

« ... parmi les économistes orthodoxes de cette période, Jevons représente plus particulièrement la tendance dominante à établir des corrélations scientifiques. Son effort pour relier le cycle commercial de la prospérité et du marasme au cycle physique des taches solaires constitue peut-être le point culminant de... »

Nathaniel Wingate Peaslee était revenu - et pour cet esprit, selon son estimation du temps, c’était toujours ce jeudi matin de 1908, où la classe d’économie politique levait ses regards attentifs vers le vieux bureau sur l’estrade.

2

Ma réadaptation à la vie normale fut pénible et difficile. Cinq années perdues suscitent plus de complications qu’on ne peut l’imaginer, et dans mon cas il y avait mille choses à remettre en ordre.

Ce que l’on m’apprit de mes faits et gestes depuis 1908 me surprit et m’inquiéta, mais je tâchai de considérer la question avec toute la philosophie dont j’étais capable. Enfin, ayant obtenu la garde de mon second fils, Wingate, je m’installai avec lui dans la maison de Crâne Street et je tentai de reprendre mon enseignement - mon ancienne chaire m’avait été aimablement proposée par l’université.

Je commençai mes cours avec le trimestre de février 1914, et les poursuivis une année entière. Je me rendis compte alors que mon aventure m’avait gravement ébranlé. Bien que parfaitement sain d’esprit - je l’espérais - et sans faille dans ma personnalité première, je n’avais plus la vitalité d’autrefois. Des rêves confus, des idées bizarres me hantaient sans cesse, et quand le déclenchement de la Guerre mondiale orienta mon esprit vers l’histoire, je m’aperçus que je me représentais les époques et les événements de la façon la plus étrange.

Ma conception du temps - ma faculté de distinguer succession et simultanéité - semblait quelque peu altérée ; je formai l’idée chimérique qu’en vivant à une époque donnée, on pouvait projeter son esprit à travers l’éternité pour connaître les siècles passés et futurs.

La guerre me donna l’impression singulière de me rappeler quelques-unes de ses conséquences lointaines - comme si, connaissant déjà son évolution, je pouvais les envisager après coup à la lumière d’une information future. Tous ces pseudo-souvenirs s’accompagnaient d’une grande souffrance, et du sentiment qu’une barrière psychologique artificielle leur était opposée.

Lorsque je me hasardai à évoquer tout cela autour de moi, je rencontrai des réactions différentes. Certains me regardèrent d’un air inquiet, mais chez les mathématiciens, on parla de nouveaux aspects de cette théorie de la relativité - alors réservée aux cercles cultivés - qui devait plus tard devenir si célèbre. Le Dr. Albert Einstein, disait-on, allait vite ramener le temps à l’état de simple dimension.

Mais les rêves et les sensations étranges finirent par prendre sur moi un tel empire que je dus abandonner mes cours en 1915. Ces troubles prenaient parfois une forme irritante - je nourrissais l’idée persistante que mon amnésie avait servi quelque échange impie ; que la personnalité seconde était en réalité une force imposée venant de l’Inconnu, et que ma propre personnalité avait subi une substitution.

Je fus ainsi amené à de confuses et terrifiantes spéculations sur le sort de mon moi véritable pendant les années où un autre avait occupé mon corps. L’étonnant savoir et la conduite singulière de cet ancien occupant m’inquiétaient de plus en plus à mesure que j’apprenais de nouveaux détails par des rencontres, des journaux et des revues.

Les bizarreries qui avaient déconcerté les autres paraissaient s’accorder terriblement avec un arrière-plan de ténébreuses connaissances embusquées dans les profondeurs de mon subconscient. Je me mis à étudier avec fièvre les moindres renseignements touchant les études et les voyages de cet « autre » pendant les années obscures.

Tous mes tourments n’avaient pas ce degré d’abstraction. Il y avait les rêves - qui semblaient gagner en vigueur et en réalisme. Sachant comment la plupart des gens les considéraient, j’en parlais rarement sinon à mon fils ou à quelques psychologues dignes de confiance, mais j’entrepris bientôt une étude scientifique d’autres cas pour savoir si de telles visions étaient ou non caractéristiques chez les victimes de l’amnésie.

Mes résultats, obtenus avec l’aide de psychologues, d’historiens, d’anthropologues, et de spécialistes très expérimentés de la vie mentale, plus une recherche qui passait en revue tous les cas de dédoublement de la personnalité depuis l’époque des légendes de possession démoniaque jusqu’aux réalités médicales de notre temps, ces résultats donc m’apportèrent d’abord plus d’inquiétude que de réconfort.

Je m’aperçus bientôt que mes rêves n’avaient, à vrai dire, aucun équivalent dans la masse formidable des cas d’amnésie authentique. Il restait néanmoins un tout petit nombre d’exemples dont le parallélisme avec ma propre expérience m’intrigua et me bouleversa pendant des années. Certains étaient tirés d’un antique folklore ; d’autres répertoriés dans les annales de la médecine ; une ou deux anecdotes dormaient enfouies dans les classiques historiques.

Il semblait donc bien que si ma forme particulière de disgrâce était prodigieusement rare, des exemples s’en étaient pourtant présentés à de longs intervalles depuis le début des chroniques de l’humanité. Certains siècles en comptaient un, deux ou trois, d’autres aucun - ou du moins aucun dont on ait gardé le souvenir.

C’était pour l’essentiel toujours la même chose : une personne à l’esprit réfléchi et pénétrant se trouvait investie d’une étrange vitalité seconde, menant pendant un temps plus ou moins long une existence entièrement différente, caractérisée d’abord par une maladresse dans l’élocution et les mouvements, puis plus tard par l’acquisition systématique de connaissances scientifiques, historiques, artistiques et anthropologiques : acquisition menée avec une ardeur fiévreuse et une faculté d’assimilation absolument anormale. Puis un brusque retour à sa conscience propre, désormais tourmentée de temps à autre par des rêves confus et inapaisables suggérant par fragments d’effroyables souvenirs soigneusement effacés.

L’étroite ressemblance de ces cauchemars avec les miens - jusqu’aux moindres détails - ne laissait aucun doute dans mon esprit sur leur nature manifestement exemplaire. Un ou deux de ces cas s’entouraient d’un halo de vague et sacrilège familiarité, comme si je les avais déjà connus par quelque agent cosmique trop effroyable et hideux pour qu’on en soutienne la vue. Dans trois exemples on mentionnait explicitement une mystérieuse machine comme celle que j’avais eue chez moi avant la seconde transformation.

Ce qui m’inquiéta aussi pendant mes recherches fut la fréquence assez importante des cas où un bref et fugitif aperçu des mêmes cauchemars avait affecté des personnes non atteintes d’amnésie caractérisée.

Ces personnes étaient pour la plupart d’intelligence médiocre ou moins encore - certaines si rudimentaires qu’on ne pouvait guère y voir les véhicules d’une érudition anormale et d’acquisitions mentales surnaturelles. Elles étaient animées une seconde par une force étrangère - puis on observait un retour en arrière et l’incertaine réminiscence vite dissipée d’inhumaines horreurs.

Il y avait eu au moins trois cas de ce genre au cours du dernier demi-siècle - dont un seulement quinze ans plus tôt. Quelque chose, issu d’un abîme insoupçonné de la Nature, s’était-il aventuré en aveugle à travers le temps ? Ces troubles atténués étaient-ils de monstrueuses et sinistres expériences dont la nature et l’auteur échappaient à toute raison ?

Telles étaient quelques-unes des conjectures imprécises de mes heures les plus noires - chimères encouragées par les mythes que découvraient mes recherches. Car je n’en pouvais douter, certaines légendes persistantes d’une antiquité immémoriale, apparemment inconnues de certains amnésiques récents et de leurs médecins, donnaient une image frappante et terrible de pertes de mémoire comme la mienne.

Quant à la nature des rêves et des impressions qui devenaient si tumultueux, j’ose encore à peine en parler. Ils sentaient la folie, et je croyais parfois devenir vraiment fou. Était-ce là un genre d’hallucination propre aux anciens amnésiques ? Les efforts du subconscient pour combler par de pseudo-souvenirs un vide déconcertant pouvaient bien en effet donner lieu à de curieux caprices de l’imagination.

Telle fut d’ailleurs - bien qu’une autre hypothèse du folklore me parût finalement plus convaincante - l’opinion de beaucoup des aliénistes qui m’aidèrent à étudier des cas analogues, et furent intrigués comme moi par les similitudes parfois observées.

Ils ne qualifiaient pas cet état de folie véritable, mais le classaient plutôt parmi les troubles névrotiques. Ma démarche pour essayer de le circonscrire et de l’analyser, au lieu de chercher en vain à le rejeter et à l’oublier, rencontra leur chaleureuse approbation par sa conformité aux meilleurs principes psychologiques. J’appréciai particulièrement l’avis des médecins qui m’avaient suivi quand j’étais habité par une autre personnalité.

Mes premiers troubles ne furent pas d’ordre visuel, mais portaient sur les questions plus abstraites dont j’ai parlé. Il y avait aussi un sentiment de répugnance intense et inexplicable à l’égard de moi-même. Il me vint une peur étrange de voir ma propre silhouette, comme si mes regards allaient y découvrir quelque chose d’absolument inconnu et d’une inconcevable horreur.

Quand je risquais enfin un regard sur moi et apercevais la forme humaine familière, discrètement vêtue de gris ou de bleu, je ressentais toujours un curieux soulagement, mais avant d’en arriver là il me fallait surmonter une terreur infinie. J’évitais les miroirs le plus possible, et me faisais toujours raser chez le coiffeur.

Il me fallut beaucoup de temps pour établir un lien entre ces sentiments de frustration et les visions passagères qui commençaient à se manifester. Le premier rapprochement de ce genre concerna la sensation bizarre d’une contrainte extérieure, artificielle, sur ma mémoire.

Je compris que les images entrevues dont je faisais l’expérience avaient une signification profonde, terrible, et un redoutable rapport avec moi-même, mais qu’une influence délibérée m’empêchait de saisir ce sens et ce rapport. Vint ensuite cette bizarre conception du temps, et avec elle les efforts désespérés pour situer les fragments fugaces du rêve sur le plan chronologique et spatial.

Les images elles-mêmes furent d’abord plus étranges qu’effrayantes. Il me semblait être dans une immense salle voûtée dont les hautes nervures de pierre se perdaient presque parmi les ombres au-dessus de ma tête. Quels que soient l’époque et le lieu, le principe du cintre était aussi connu et fréquemment utilisé qu’au temps des Romains.

Il y avait de colossales fenêtres rondes et élevées, des portes cintrées et des bureaux ou tables aussi hauts qu’une pièce ordinaire. De vastes étagères de bois noir couraient le long des murs, portant ce qui semblait des volumes de format gigantesque au dos marqué d’étranges hiéroglyphes.

La pierre apparente présentait des sculptures singulières, toujours en symboles mathématiques curvilignes, et des inscriptions ciselées reproduisant les mêmes caractères que les énormes volumes. La sombre maçonnerie de granit était d’un type mégalithique monstrueux, des rangées de blocs au sommet convexe venant s’encastrer dans d’autres à la base concave qui reposaient sur eux.

Il n’y avait pas de sièges mais le dessus des immenses tables était jonché de livres, de papiers et d’objets qui servaient sans doute à écrire : jarres de métal violacé bizarrement ornées, et baguettes à la pointe tachée. Si démesurés qu’ils soient, je réussissais parfois à voir ces bureaux d’en haut. Sur quelques-uns, de grands globes de cristal lumineux en guise de lampes, et d’énigmatiques machines faites de tubes de verre et de tiges de métal.

Les fenêtres vitrées étaient treillissées de solides barreaux. Sans oser approcher pour regarder au travers, je pouvais distinguer, de l’endroit où j’étais, les faîtes ondulants d’une végétation singulière rappelant les fougères. Le sol était fait de lourdes dalles octogonales, et l’on ne voyait ni tapis ni tentures.

Plus tard je me vis parcourir des galeries cyclopéennes de pierre, et monter ou descendre des plans inclinés gigantesques de la même colossale maçonnerie. Il n’y avait aucun escalier, et les couloirs ne mesuraient jamais moins de trente pieds de large. Certaines des constructions que je traversais en flottant devaient s’élever à des milliers de pieds dans le ciel.

Sous terre se succédaient plusieurs étages de noirs caveaux, et de trappes jamais ouvertes, scellées de bandes métalliques et suggérant vaguement un péril extraordinaire.

Je devais être prisonnier, et l’horreur menaçait partout où je jetais les yeux. Je sentais que le message de ces hiéroglyphes curvilinéaires qui me narguaient sur les murs aurait brisé mon âme si je n’avais été protégé par une bienheureuse ignorance.

Plus tard encore, je vis en rêve des perspectives par les grandes fenêtres rondes, et du haut du titanesque toit plat aux curieux jardins, ce large espace vide avec son haut parapet de pierre à festons, où menait le plus haut des plans inclinés.

Des bâtiments géants, chacun dans son jardin, s’alignaient sur des lieues, presque à perte de vue, le long de routes pavées d’au moins deux cents pieds de large. Ils étaient très divers, mais mesuraient rarement moins de cinq cents pieds carrés ou mille pieds de haut. Beaucoup paraissaient sans limites, avec une façade de plusieurs milliers de pieds, tandis que certains s’élançaient à des hauteurs vertigineuses dans le ciel gris et brumeux.

Faits pour l’essentiel de pierre ou de ciment, ils appartenaient généralement au curieux type de maçonnerie curviligne qui caractérisait l’immeuble où j’étais retenu. Les toits étaient plats, couverts de jardins, avec souvent des parapets à festons. Parfois des terrasses à plusieurs niveaux et de larges espaces dégagés parmi les jardins. Il y avait dans ces grandes routes comme un appel au mouvement, mais lors des premières visions je ne sus pas analyser le détail de cette impression.

Je vis en certains endroits d’énormes tours sombres de forme cylindrique qui dominaient de loin tous les autres édifices. Elles étaient vraisemblablement d’une espèce tout à fait exceptionnelle et présentaient les signes d’une antiquité et d’un délabrement considérables. Bâties bizarrement de blocs de basalte taillés à angle droit, elles s’amincissaient progressivement jusqu’à leurs sommets arrondis. On n’y voyait nulle part la moindre trace de fenêtres ou d’ouvertures quelconques, si ce n’est des portes énormes. Je remarquai aussi quelques constructions plus basses - toutes dégradées par des éternités d’intempéries - qui ressemblaient à ces sombres tours cylindriques d’architecture primitive. Tout autour de ces monuments délirants de maçonnerie à l’équerre planait une inexplicable atmosphère de menace et de peur intense, comme en dégageaient les trappes scellées.

Les jardins, omniprésents, étaient presque effrayants dans leur étrangeté, offrant des formes végétales bizarres et insolites qui se balançaient au-dessus de larges allées bordées de monolithes curieusement sculptés. Des espèces de fougères surtout, d’une taille anormale - les unes vertes, d’autres d’une pâleur spectrale, fongoïde.

Parmi elles se dressaient de grandes silhouettes fantomatiques, comparables à des calamités dont les troncs semblables à des bambous atteignaient des hauteurs fabuleuses. Et encore des touffes de prodigieux cycas, et des arbres ou arbustes baroques d’un vert sombre qui rappelaient les conifères.

Les fleurs, petites, incolores et impossibles à identifier, s’épanouissaient en parterres géométriques ou librement dans la verdure.

Dans quelques jardins de la terrasse ou du toit, il en poussait de plus grandes et plus colorées, d’aspect presque répugnant, qui suggéraient une culture artificielle. Des plantes fongoïdes, de dimensions, de contours et de couleurs inconcevables parsemaient le paysage selon des dessins qui révélaient une tradition horticole inconnue mais bien établie. Dans les jardins plus vastes au niveau du sol, on discernait un certain souci de conserver les caprices de la Nature, mais sur les toits la sélection et l’art des jardins étaient plus manifestes.

Le ciel était presque toujours pluvieux ou nuageux et j’assistai parfois à des pluies torrentielles. De temps à autre, pourtant, on apercevait le soleil - qui semblait anormalement grand - et la lune, dont les taches avaient quelque chose d’inhabituel que je ne pus jamais approfondir. Les nuits - très rares - où le ciel était assez clair, j’apercevais des constellations à peine reconnaissables. Quelquefois proches des figures connues, mais presque jamais identiques, et d’après la position des quelques groupes que je pus identifier, je conclus que je devais être dans l’hémisphère Sud, près du tropique du Capricorne.

L’horizon lointain était toujours embué et indistinct, mais je voyais, aux abords de la ville, de vastes jungles de fougères arborescentes inconnues, de calamités, de lépidodendrons et de sigillaires, dont les frondaisons fantastiques ondulaient, narquoises, dans les vapeurs mouvantes. Par moments s’esquissaient des mouvements dans le ciel, mais mes premières visions ne les précisèrent jamais.

Pendant l’automne de 1914, je commençai à faire des rêves espacés où je flottais étrangement au-dessus de la cité et des régions environnantes. Je découvris des routes interminables à travers des forêts de végétaux effroyables aux troncs tachetés, cannelés ou rayés, ou devant des villes aussi singulières que celle qui ne cessait de m’obséder.

Je vis de monstrueuses constructions de pierre noire ou irisée dans des percées ou des clairières où régnait un crépuscule perpétuel et je parcourus de longues chaussées à travers des marécages si sombres que je distinguais à peine leur humide et imposante végétation.

J’aperçus une fois une étendue sans bornes jonchée de ruines basaltiques détruites par le temps, dont l’architecture rappelait les rares tours sans fenêtres, aux sommets arrondis, de la ville obsédante.

Et une fois je vis la mer - étendue sans limites, vaporeuse, au-delà des colossales jetées de pierre d’une formidable cité de dômes et de voûtes. Des impressions de grande ombre sans forme se déplaçaient au-dessus d’elle, et, ici ou là, des jaillissements insolites venaient troubler la surface des eaux.

3

Ainsi que je l’ai dit, ces images extravagantes ne prirent pas tout de suite leur caractère terrifiant. À coup sûr, beaucoup de gens ont eu des rêves en eux-mêmes plus étranges - mêlant des fragments sans liens de vie quotidienne, de choses vues ou lues, combinés sous les formes les plus surprenantes par les caprices incontrôlés du sommeil.

Pendant un certain temps ces visions me semblèrent naturelles, bien que je n’aie jamais été jusqu’alors un rêveur extravagant. Beaucoup d’obscures anomalies, me disais-je, venaient sans doute de sources banales trop nombreuses pour qu’on les identifie ; d’autres reflétaient simplement une connaissance élémentaire des plantes et autres données du monde primitif, cent cinquante millions d’années plus tôt - le monde de l’âge permien ou triasique.

En quelques mois, néanmoins, l’élément de terreur apparut avec une intensité croissante. Et cela quand les rêves prirent infailliblement l’aspect de souvenirs et que mon esprit y découvrit un lien avec l’aggravation de mes inquiétudes d’ordre abstrait - le sentiment d’entrave à la mémoire, les singulières conceptions du temps, l’impression d’un détestable échange avec ma personnalité seconde de 1908-1913 et, beaucoup plus tard, l’inexplicable aversion à l’égard de moi-même.

À mesure que certains détails précis surgissaient dans les rêves, l’horreur y devenait mille fois pire - si bien qu’en octobre 1915, je compris qu’il me fallait agir. C’est alors que j’entrepris une étude approfondie d’autres cas d’amnésie et de visions, convaincu que je réussirais ainsi à objectiver mon problème et à me délivrer de son emprise émotionnelle.

Cependant, comme je l’ai déjà indiqué, le résultat fut d’abord presque exactement le contraire. Je fus absolument bouleversé d’apprendre que mes rêves avaient eu d’aussi exacts précédents ; d’autant plus que certains témoignages étaient trop anciens pour qu’on pût supposer chez les sujets la moindre connaissance en géologie - et, partant, la moindre idée des paysages primitifs.

Bien plus, beaucoup de ces récits fournissaient les détails et les explications les plus atroces à propos des images des grands bâtiments, des jardins sauvages - et du reste. Les visions par elles-mêmes et les impressions vagues étaient suffisamment horribles, mais ce que suggéraient ou affirmaient quelques autres rêveurs sentait la folie et le blasphème. Et le comble, c’était que ma propre pseudo-mémoire en était incitée à des rêves plus délirants et aux pressentiments de proches révélations. Néanmoins la plupart des médecins jugeaient ma démarche, dans l’ensemble, fort recommandable.

J’étudiai à fond la psychologie, et suivant mon exemple, mon fils Wingate en fit autant - ce qui l’amena finalement à occuper sa chaire actuelle. En 1917 et 1918 je suivis des cours spéciaux à Miskatonic. Entre-temps j’examinai inlassablement la documentation médicale, historique et anthropologique, voyageant jusqu’aux bibliothèques lointaines, osant enfin consulter même les livres abominables de l’antique tradition interdite, pour lesquels ma personnalité seconde avait manifesté un intérêt si troublant.

Certains de ces volumes étaient ceux-là mêmes que j’avais étudiés pendant ma métamorphose, et je fus bouleversé d’y trouver des notes marginales et d’apparentes corrections du texte hideux, d’une écriture et dans des termes qui avaient quelque chose d’étrangement inhumain.

La plupart étaient rédigées dans les langues respectives des différents ouvrages, dont le lecteur semblait avoir une connaissance également parfaite, bien qu’académique. L’une, pourtant, ajoutée aux Unaussprechlichen Kulten de von Junzt, était d’une inquiétante originalité. En hiéroglyphes curvilignes de la même encre que les corrections allemandes, elle ne suivait aucun modèle humain connu. Et ces hiéroglyphes étaient étroitement et sans aucun doute apparentés aux caractères que je rencontrais constamment dans mes rêves - ceux dont parfois j’imaginais un instant connaître la signification, ou être à deux doigts de me la rappeler.

Achevant de me déconcerter, plusieurs bibliothécaires m’assurèrent qu’à en croire les communications précédentes et les fiches de consultation des livres en question, toutes ces notes ne pouvaient être que de moi dans mon état second. Même si à l’époque, comme aujourd’hui, j’ignorais trois des langues utilisées.

En rassemblant les documents épars, anciens et modernes, anthropologiques et médicaux, j’obtins un mélange assez cohérent de mythe et d’hallucination dont l’ampleur et l’étrangeté me laissèrent absolument stupéfait. Une seule chose me consola : l’antiquité des mythes. Quelle science perdue avait introduit dans ces fables primitives l’image du paysage paléozoïque ou mésozoïque, je ne pouvais même pas l’imaginer ; mais il y avait eu ces images. Il existait donc une base pour la formation d’un type défini d’hallucination.

Les cas d’amnésie avaient sans aucun doute créé le modèle mythique général - mais par la suite, la prolifération capricieuse des mythes dut agir sur les amnésiques et colorer leurs pseudo-souvenirs. J’avais lu et appris moi-même toutes les légendes primitives pendant ma perte de mémoire - mes recherches l’avaient amplement démontré. N’était-il pas naturel, alors, que mes rêves et mes impressions affectives se colorent et se modèlent d’après ce que ma mémoire avait secrètement conservé de ma métamorphose ?

Quelques mythes se rattachaient de manière significative à d’autres légendes obscures du monde préhumain, en particulier ces contes hindous qui englobent de stupéfiants abîmes de temps et font partie de la tradition des théosophes actuels.

Les mythes primitifs et les hallucinations modernes s’accordaient pour affirmer que l’humanité n’est qu’une - et peut-être la moindre - des races hautement civilisées et dominantes dans la longue histoire, en grande partie inconnue, de cette planète. Ils laissaient entendre que des êtres de forme inconcevable avaient élevé des tours jusqu’au ciel et approfondi tous les secrets de la Nature avant que le premier ancêtre amphibie de l’homme ait rampé hors de la mer chaude voici trois cents millions d’années.

Certains venaient des étoiles ; quelques-uns étaient aussi vieux que le cosmos lui-même ; d’autres s’étaient rapidement développés à partir de germes terrestres aussi éloignés des premiers germes de notre cycle de vie que ceux-ci le sont de nous-mêmes. On parlait sans hésiter de milliers de millions d’années, et de rapports étroits avec d’autres galaxies et d’autres univers. À vrai dire, il n’était pas question de temps dans l’acception humaine du terme.

Mais la plupart des récits et des impressions rapportés évoquaient une race relativement récente, d’apparence bizarre et compliquée, ne rappelant aucune forme de vie scientifiquement connue, et qui s’était éteinte cinquante millions d’années à peine avant la venue de l’homme. Ce fut, disaient-ils, la race la plus importante de toutes, car elle seule avait conquis le secret du temps.

Elle avait appris tout ce qu’on avait su et tout ce qu’on saurait sur terre, grâce à la faculté de ses esprits les plus pénétrants de se projeter dans le passé et le futur, fût-ce à travers des abîmes de millions d’années, pour étudier les connaissances de chaque époque. Les réalisations de cette race avaient donné naissance à toutes les légendes des prophètes, y compris celles de la mythologie humaine.

Dans leurs immenses bibliothèques, des volumes de textes et de gravures contenaient la totalité des annales de la terre : histoires et descriptions de toutes les espèces qui avaient été ou seraient, avec le détail de leurs arts, leurs actions, leurs langues et leurs psychologies.

Forts de cette science illimitée, ceux de la Grand-Race choisissaient dans chaque ère et chaque forme de vie tel ou tel concept, art et procédé qui pouvaient convenir à leur propre nature et à leur situation. La connaissance du passé, obtenue par une sorte de projection de l’esprit indépendamment des sens reconnus, était plus difficile à recueillir que celle de l’avenir.

Dans ce dernier cas, la démarche était plus simple et plus concrète. Avec une assistance mécanique appropriée, un esprit se projetait en avant dans le temps, cherchant à tâtons son obscur chemin extrasensoriel jusqu’à proximité de la période désirée. Alors, après des épreuves préliminaires, il s’emparait du meilleur représentant qu’il pût trouver des formes de vie les plus évoluées à l’époque. Il pénétrait dans le cerveau de cet organisme où il installait ses propres vibrations, tandis que l’esprit dépossédé remontait en arrière jusqu’au temps de l’usurpateur, occupant le corps de ce dernier en attendant qu’un nouvel échange s’opère en sens inverse.

L’esprit projeté dans le corps d’un organisme du futur se comportait alors comme un membre de la race dont il empruntait l’apparence, et apprenait le plus rapidement possible tout ce qu’on pouvait acquérir de l’ère choisie, de ce qu’elle possédait d’informations et de techniques.

Cependant l’esprit dépossédé, rejeté dans le temps et le corps de l’usurpateur, était étroitement surveillé. On l’empêchait de nuire au corps qu’il occupait, et des enquêteurs spécialisés lui soutiraient tout son savoir. Il arrivait souvent qu’on l’interroge dans sa propre langue, si des recherches précédentes dans l’avenir en avaient rapporté des enregistrements.

Si l’esprit venait d’un corps dont la Grand-Race ne pouvait physiquement reproduire le langage, on fabriquait d’ingénieuses machines sur lesquelles la langue étrangère pouvait être « jouée » comme sur un instrument de musique.

Ceux de la Grand-Race étaient d’immenses cônes striés de dix pieds de haut, avec une tête et d’autres organes fixés à des membres extensibles d’un pied d’épaisseur partant du sommet. Ils s’exprimaient en faisant claquer ou frotter d’énormes pattes ou pinces qui prolongeaient deux de leurs quatre membres, et se déplaçaient en dilatant et contractant une couche visqueuse qui recouvrait leur base de dix pieds de large.

Quand la stupeur et le ressentiment de l’esprit captif s’étaient atténués, et - en admettant qu’il vînt d’un corps extrêmement différent de ceux de la Grand-Race - qu’il n’éprouvait plus d’horreur pour son insolite forme temporaire, on lui permettait d’étudier son nouveau milieu et de ressentir un émerveillement et une sagesse comparables à ceux de son remplaçant.

Moyennant certaines précautions et en échange de services rendus, on le laissait parcourir le monde habité dans de gigantesques aéronefs ou sur ces gros véhicules à profil de bateaux, propulsés par des moteurs atomiques, qui sillonnaient les grandes routes, et puiser librement dans les bibliothèques où l’on pouvait lire l’histoire passée et future de la planète.

Beaucoup d’esprits captifs acceptaient ainsi mieux leur sort ; car il n’en était que de passionnés, et pour ces esprits-là, la révélation des mystères cachés de la terre - chapitres clos d’inconcevables passés et des tourbillons vertigineux d’un futur qui contient les années à venir de leur propre temps - sera toujours, malgré les horreurs insondables souvent découvertes, l’expérience suprême de la vie.

Quelquefois, certains pouvaient rencontrer d’autres esprits captifs arrachés à l’avenir, échanger des idées avec des consciences qui vivaient cent, mille ou un million d’années avant ou après leur propre époque. Et tous devaient écrire dans leurs langues de longs témoignages sur eux-mêmes et leurs temps respectifs ; autant de documents que l’on classait dans les grandes archives centrales.

On peut ajouter qu’un type particulier de captifs jouissait de privilèges beaucoup plus étendus que ceux de la majorité. C’étaient les exilés permanents moribonds, dont les corps dans l’avenir avaient été confisqués par des membres audacieux de la Grand-Race qui, confrontés à la mort, cherchaient à sauver leurs facultés mentales.

Ces exilés mélancoliques n’étaient pas si nombreux qu’on aurait pu s’y attendre, car la longévité de la Grand-Race diminuait son amour de la vie - surtout parmi ces esprits supérieurs capables de projection. Les cas de projection permanente d’esprits d’autrefois furent à l’origine de beaucoup de changements durables de personnalité signalés dans l’histoire plus récente, y compris dans celle de l’humanité.

Quant aux cas d’exploration ordinaire, lorsque l’esprit usurpateur avait appris de l’avenir tout ce qu’il souhaitait savoir, il construisait un appareil semblable à celui qui l’avait lancé au départ et inversait le processus de projection. Il se retrouvait dans son propre corps, à son époque, tandis que l’esprit jusqu’alors captif revenait à ce corps de l’avenir auquel il appartenait normalement.

Mais si l’un ou l’autre des corps était mort durant l’échange, cette restauration était impossible. En ce cas, bien sûr, l’esprit voyageur - comme celui des évadés de la mort - devait passer sa vie dans un corps étranger de l’avenir ; ou l’esprit captif - comme les exilés permanents moribonds - finissait ses jours à l’époque et sous la forme de la Grand-Race.

Ce destin était moins horrible quand l’esprit captif appartenait lui aussi à la Grand-Race - ce qui n’était pas rare, car au long des âges elle s’était toujours vivement préoccupée de son propre avenir. Mais le nombre des exilés permanents moribonds de la race était très limité - surtout à cause des sanctions terrifiantes qui punissaient le remplacement par des moribonds d’esprits à venir de la Grand-Race.

La projection permettait de prendre des mesures pour infliger ces peines aux esprits coupables dans leur nouveau corps de l’avenir - et l’on procédait parfois à un renversement forcé des échanges.

Des cas complexes de remplacement ou d’exploration d’esprits déjà captifs par d’autres esprits de diverses périodes du passé avaient été constatés et soigneusement corrigés. À toutes les époques depuis la découverte de la projection mentale, une partie infime mais bien identifiée de la population s’est composée d’esprits de la Grand-Race des temps passés, en séjours plus ou moins prolongés.

Lorsqu’un esprit captif d’origine étrangère devait réintégrer son propre corps dans l’avenir, on le purgeait au moyen d’une hypnose mécanique compliquée de tout ce qu’il avait appris à l’époque de la Grand-Race - cela pour éviter certaines conséquences fâcheuses d’une diffusion prématurée et massive du savoir.

Les rares exemples connus de transmission non contrôlée avaient causé et causaient encore, à des périodes déterminées, de terribles désastres. C’est essentiellement à la suite de deux cas de ce genre - selon les vieux mythes - que l’humanité avait appris ce qu’elle savait de la Grand-Race.

En fait de traces matérielles et directes de ce monde distant de millions d’années, il ne restait que les pierres énormes de certaines ruines dans des sites lointains et les fonds sous-marins, ainsi que des parties du texte des terribles Manuscrits pnakotiques.

Ainsi l’esprit qui regagnait son propre temps n’y rapportait que les images les plus confuses et les plus fragmentaires de ce qu’il avait vécu depuis sa capture. On en extirpait tous les souvenirs qui pouvaient l’être, si bien que, dans la plupart des cas, il ne subsistait depuis le moment du premier échange qu’un vide ombré de rêves. Quelques esprits avaient plus de mémoire que d’autres, et le rapprochement fortuit de leurs souvenirs avait parfois apporté aux temps futurs des aperçus du passé interdit. Probablement à toutes les époques, des groupes ou cultes avaient vénéré secrètement certaines de ces images. Le Necronomicon suggérait la présence parmi les humains d’un culte de ce genre, qui quelquefois venait en aide aux esprits pour retraverser des durées infinies en revenant du temps de la Grand-Race.

Cependant, ceux de la Grand-Race eux-mêmes, devenus presque omniscients, se mettaient en devoir d’établir des échanges avec les esprits des autres planètes, pour explorer leur passé et leur avenir, Ils s’efforçaient aussi de sonder l’histoire et l’origine de ce globe obscur, mort depuis des éternités au fond de l’espace, et dont ils tenaient leur propre héritage mental, car l’intelligence de ceux de la Grand-Race était plus ancienne que leur enveloppe corporelle.

Les habitants de ce vieux monde agonisant, instruits des ultimes secrets, avaient cherché un autre univers et une race nouvelle qui leur assureraient longue vie, et avaient envoyé en masse leurs esprits dans la race future la plus propre à les recevoir : les êtres coniques qui peuplaient notre terre voici un milliard d’années.

Ainsi était née la Grand-Race, tandis que les myriades d’esprits renvoyés dans le passé étaient vouées à mourir sous des formes étrangères. Plus tard, la race se retrouverait face à la mort, mais elle survivrait grâce à une seconde migration de ses meilleurs esprits dans le corps d’autres créatures de l’avenir, dotées d’une plus longue existence physique.

Tel était l’arrière-plan où s’entrelaçaient la légende et l’hallucination. Lorsque, vers 1920, j’eus concrétisé mes recherches sous une forme cohérente, je sentis s’apaiser un peu la tension que leurs débuts avaient accrue. Après tout, et malgré les fantasmes suscités par des émotions aveugles, la plupart de mes expériences n’étaient-elles pas aisément explicables ? Un hasard quelconque avait pu orienter mon esprit vers des études secrètes pendant l’amnésie - puis j’avais lu les légendes interdites et fréquenté les membres d’anciens cultes impies. Ce qui, manifestement, avait fourni la matière des rêves et des impressions troubles qui avaient suivi le retour de la mémoire.

Quant aux notes marginales en hiéroglyphes fantastiques et dans des langues que j’ignorais, mais dont les bibliothécaires m’attribuaient la responsabilité, j’avais fort bien pu saisir quelques notions des langues dans mon état second, alors que les hiéroglyphes étaient sans doute nés de mon imagination d’après les descriptions de vieilles légendes, avant de se glisser dans mes rêves. J’essayai de vérifier certains points en m’entretenant avec des maîtres de cultes connus, sans jamais réussir à établir l’exact enchaînement des faits.

Par moments, le parallélisme de tant de cas à tant d’époques lointaines continuait à me préoccuper comme il l’avait fait dès le début, mais je me disais par ailleurs que cet exaltant folklore était incontestablement plus répandu autrefois qu’aujourd’hui.

Toutes les autres victimes de crises semblables à la mienne étaient sans doute familiarisées depuis longtemps avec les légendes que je n’avais apprises qu’en mon état second. En perdant la mémoire, elles s’étaient identifiées aux créatures de leurs mythes traditionnels - les fabuleux envahisseurs qui se seraient substitués à l’esprit des hommes - s’engageant ainsi dans la recherche d’un savoir qu’elles croyaient le souvenir d’un passé non humain imaginaire.

Puis, en retrouvant la mémoire, elles inversaient le processus associatif et se prenaient pour d’anciens esprits captifs et non pour des usurpateurs. D’où les rêves et les pseudo-souvenirs sur le modèle du mythe conventionnel.

Ces explications embarrassées finirent pourtant par l’emporter sur toutes les autres dans mon esprit - en raison de la faiblesse encore plus évidente des théories opposées. Et un nombre important d’éminents psychologues et anthropologues rejoignirent peu à peu mon point de vue.

Plus je réfléchissais, plus mon raisonnement me semblait convaincant si bien que j’en arrivai à dresser un rempart efficace contre les visions et les impressions qui me hantaient toujours. Voyais-je la nuit des choses étranges ? Ce n’était rien que ce que j’avais entendu ou lu. Me venait-il des dégoûts, des conceptions, des pseudo-souvenirs bizarres ? C’étaient encore autant d’échos des mythes assimilés dans mon état second. Rien de ce que je pouvais rêver ou ressentir n’avait de véritable signification.

Fort de cette philosophie, j’améliorai nettement mon équilibre nerveux, en dépit des visions - plus que des impressions abstraites - qui devenaient sans cesse plus fréquentes et d’une précision plus troublante. En 1922, me sentant capable de reprendre un travail régulier, je mis en pratique mes connaissances nouvellement acquises en acceptant à l’université un poste de maître de conférences en psychologie.

Mon ancienne chaire d’économie politique avait depuis longtemps un titulaire compétent - sans compter que la pédagogie des sciences économiques avait beaucoup évolué depuis mon époque. Mon fils était alors au stade des études supérieures qui allaient le mener à sa chaire actuelle, et nous travaillions beaucoup ensemble.

4

Je continuai néanmoins de noter soigneusement les rêves incroyables qui m’assaillaient, si denses et si impressionnants. J’y trouvais l’intérêt d’un document psychologique d’une réelle valeur. Ces images fulgurantes ressemblaient toujours diablement à des souvenirs, mais je luttais contre cette impression avec un certain succès.

Dans mes notes, je décrivais les fantasmes comme des choses vues mais le reste du temps, j’écartais ces illusions arachnéennes de la nuit. Je n’y avais jamais fait allusion dans les conversations courantes ; pourtant le bruit s’en était répandu, ainsi qu’il en va de ce genre de chose, suscitant divers commentaires sur ma santé mentale. Il est amusant de songer que ces rumeurs ne dépassaient pas le cercle des profanes, sans un seul écho chez les médecins ou les psychologues.

Je parlerai peu ici de mes visions d’après 1914, puisque des récits et des comptes rendus plus détaillés sont à la disposition des chercheurs sérieux. Il est certain qu’avec le temps les singulières inhibitions s’atténuèrent un peu, car le champ de mes visions s’élargit considérablement. Elles ne furent jamais toutefois que des fragments sans lien, et apparemment sans claire motivation.

Je semblais acquérir progressivement dans les rêves une liberté de mouvement de plus en plus grande. Je flottais à travers d’étonnants bâtiments de pierre, passant de l’un à l’autre par de gigantesques galeries souterraines qui étaient manifestement des voies de communication courantes. Je rencontrais parfois, au niveau le plus bas, ces larges trappes scellées autour desquelles régnait une telle aura de peur et d’interdit.

Je voyais d’énormes bassins de mosaïque, et des salles pleines de curieux et inexplicables ustensiles d’une variété infinie. Il y avait encore dans des cavernes colossales des mécanismes compliqués dont le dessin et l’utilité m’étaient absolument inconnus, et dont le bruit ne se fit entendre qu’après plusieurs années de rêves. Je peux faire observer ici que la vue et l’ouïe sont les seuls sens que j’aie jamais utilisés dans l’univers onirique.

L’horreur véritable commença en mai 1915, quand je vis pour la première fois des créatures vivantes. C’était avant que mes recherches m’aient appris, avec les mythes et l’historique des cas, ce à quoi je devais m’attendre. À mesure que tombaient les barrières mentales, j’aperçus de grandes masses de vapeur légère en différents endroits du bâtiment et dans les rues en contrebas.

Elles devinrent peu à peu plus denses et distinctes, jusqu’à ce que je puisse suivre leurs monstrueux contours avec une inquiétante facilité. On eût dit d’énormes cônes iridescents de dix pieds de haut et autant de large à la base, faits d’une substance striée, squameuse et semi-élastique. De leur sommet partaient quatre membres cylindriques flexibles, chacun d’un pied d’épaisseur, de la même substance ridée que les cônes eux-mêmes.

Ces membres se contractaient parfois jusqu’à presque disparaître, ou s’allongeaient à l’extrême, atteignant quelquefois dix pieds. Deux se terminaient par de grosses griffes ou pinces. Au bout d’un troisième se trouvaient quatre appendices rouges en forme de trompette. Le quatrième portait un globe jaunâtre, irrégulier, d’environ deux pieds de diamètre, où s’alignaient trois grands yeux noirs le long de la circonférence centrale.

Cette tête était surmontée de quatre minces tiges grises avec des excroissances pareilles à des fleurs, tandis que de sa face inférieure pendaient huit antennes ou tentacules verdâtres. La large base du cône central était bordée d’une matière grise, caoutchouteuse, qui par dilatation et contraction successives assurait le déplacement de l’« entité » tout entière.

Leurs actions, pourtant inoffensives, me terrifièrent plus encore que leur apparence - car on ne regarde pas impunément des êtres monstrueux faire ce dont on croyait les humains seuls capables. Ces objets-là allaient et venaient avec intelligence dans les grandes salles, transportaient les livres des rayonnages aux tables ou vice versa, en écrivant parfois, soigneusement, avec une baguette spéciale au bout des tentacules verdâtres de leur tête. Les grosses pinces servaient à porter les livres et à converser - la parole consistant en une sorte de cliquetis ou de grattement.

Ces objets n’étaient pas vêtus, mais ils portaient des cartables ou des sacs à dos suspendus au sommet du tronc en forme de cône. Ils tenaient généralement leur tête et le membre qui la supportait au niveau du sommet du cône, bien qu’il leur arrivât souvent de les lever ou de les baisser.

Les trois autres membres principaux pendaient à l’état de repos le long du cône, réduits à cinq pieds chacun quand ils ne servaient pas. De la vitesse à laquelle ils lisaient, écrivaient et manipulaient leurs machines - celles qui se trouvaient sur les tables paraissaient en quelque sorte reliées à la pensée - je conclus que leur intelligence était bien supérieure à celle de l’homme.

Plus tard, je les vis partout ; grouillant dans toutes les grandes salles et les couloirs, surveillant de monstrueuses machines dans des cryptes voûtées, et lancés à toute allure sur les larges routes dans de gigantesques voitures en forme de bateau. Je cessai de les craindre, car ils semblaient intégrés à leur milieu avec un suprême naturel.

Des caractéristiques individuelles devenaient évidentes parmi eux et certains donnaient l’impression d’être soumis à une sorte de contrainte. Ces derniers, sans présenter aucune différence physique, se distinguaient non seulement de la majorité mais plus encore les uns des autres par leurs gestes et leurs habitudes.

Ils écrivaient beaucoup, en utilisant, à en croire ma vision incertaine, une grande variété de caractères, mais jamais les hiéroglyphes curvilignes habituels. Quelques-uns, me sembla-t-il, se servaient de notre alphabet familier. Ils travaillaient pour la plupart bien plus lentement que l’ensemble des « entités ».

Pendant tout ce temps, je ne fus en rêve qu’une conscience désincarnée au champ visuel plus étendu que la normale, flottant librement, du moins sur les avenues ordinaires et les voies express. En août 1915, des suggestions d’existence corporelle commencèrent à me tourmenter. Je dis tourmenter, car la première phase ne fut qu’un rapprochement purement abstrait mais non moins atroce entre la répugnance déjà signalée à l’égard de mon corps et les scènes de mes visions.

Un moment, je fus surtout préoccupé pendant les rêves d’éviter de me regarder, et je me rappelle combien je me félicitais de l’absence de miroirs dans les étranges salles. J’étais très troublé de voir toujours les grandes tables - qui n’avaient pas moins de dix pieds de haut - au niveau de leur surface et non plus bas.

Puis, la tentation morbide de m’examiner devint de plus en plus forte et une nuit je ne pus résister. D’abord en baissant les yeux je ne vis absolument rien. Je compris bientôt pourquoi : ma tête se trouvait au bout d’un cou flexible d’une longueur démesurée. En contractant ce cou et en regardant plus attentivement, je distinguai la masse squameuse, striée, iridescente d’un énorme cône de dix pieds de haut sur dix pieds de large à la base. C’est alors que mes hurlements éveillèrent la moitié d’Arkham tandis que je me précipitais comme un fou hors de l’abîme du sommeil.

Il me fallut des semaines de hideuse répétition pour me réconcilier à demi avec ces visions de moi-même sous une forme monstrueuse. Je me déplaçais désormais physiquement dans les rêves parmi les autres entités, lisant les terribles livres des rayonnages interminables, et écrivant pendant des heures sur les hautes tables en maniant un style avec les tentacules verts qui pendaient de ma tête.

Des fragments de ce que je lisais et écrivais subsistaient dans ma mémoire. C’étaient les horribles annales d’autres mondes, d’autres univers, et des manifestations d’une vie sans forme en dehors de tous les univers, des récits sur les êtres singuliers qui avaient peuplé le monde dans des passés oubliés, et les effroyables chroniques des intelligences grotesquement incarnées qui le peupleraient des millions d’années après la mort du dernier humain.

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