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En direct de la catastrophe 

samedi 8 octobre 2011, par Pierre Pigot

Le 11 mars dernier, Yu Muroga, un Japonais de 36 ans vivant à Sendai, est parti comme chaque matin accomplir son travail de livreur à bord de sa camionette. Celle-ci était équipée d’une mini-caméra, placée au niveau du pare-brise, pour des raisons de sécurité. Pendant la secousse sismique (9 sur l’échelle de Richter), alors qu’il roulait, la caméra a enregistré les voitures secouées comme des jouets, le passant incapable de tenir sur ses jambes, les arbres ballotés comme des fétus. Yu Muroga s’est arrêté quelques minutes sur le bord de la route, attendant la fin de la secousse, puis celle-ci achevée il est reparti faire ses livraisons. Se trouvant alors à plus d’un kilomètre de la côte, il se croyait, comme des milliers de ses concitoyens, largement à l’abri. Une heure plus tard, alors qu’il attendait à un feu rouge, il a vu brusquement déboucher au coin de la rue des flots noirs, boueux, emportant véhicules et débris sur leur passage, dans un étrange silence, tandis que l’eau se mettait à entourer sa voiture. Yu Muroga n’a eu que le temps de sauter hors de celle-ci et de se frayer un chemin à travers les flots jusqu’à un refuge, tandis que dans sa camionette désormais vide, la caméra a continué à enregistrer froidement les eaux s’engouffrant toujours plus vite dans la ville et entre les véhicules, la conductrice de devant qui en s’enfuyant de sa voiture prend le temps de retourner fermer la portière, et puis très rapidement le chaos de tourbillons noirs charriant les ruines de la ville, véhicules, poubelles, débris de bois et de plastique, agglomérés par les courants, l’angle de vue tanguant de plus en plus à mesure que la camionette flotte, heurtant une autre camionette dont le conducteur est prisonnier, puis un peu plus tard passant devant un autre homme juché sur le toit de son véhicule, le roulis de la caméra qui s’accentue, rythmé par les essuie-glace qui continuent impavides de battre jusqu’au bout, et puis soudain l’engouffrement de la camionette dans un entrepôt où elle finit par se noyer, coupant ainsi l’image.

Yu Muroga a eu de la chance, il a survécu. L’enregistrement de sa caméra aussi : récupéré parmi les innombrables débris de Sendai après le reflux, il a échoué sur Internet, où des centaines de milliers de personnes l’ont aussitôt regardé avec ébahissement. Pour les sites ou les blogs qui le reprennent sans se préoccuper d’un minimum de rigueur factuelle, Yu Muroga serait mort noyé dans sa camionette – et les images soudain se voient dotées d’un surplus d’horreur factice, presque voyeuriste, comme si ce qu’elles contenaient n’étaient pas déjà suffisant en soi. Dépouillée de son sensationnalisme, cette vidéo est pourtant d’une grande importance, car comme beaucoup d’autres vidéos amateur visibles sur Internet, elle offre la possibilité d’une connaissance de la catastrophe par la temporalité : l’archive brute, non coupée, non montée, non commentée, dénoue les prisons dans lesquelles le traitement télévisuel des images de catastrophe enferme celles-ci, et en libérant la perception des flux dans leur longue durée (fut-elle terrible, fut-elle interminable), permet à la connaissance de reprendre ses positions et de pouvoir enfin envisager le remontage actif et réfléchi de l’atlas que le regard porté sur toute catastrophe appelle à constituer – tout cela pour que la pensée de l’événement puisse ultimement s’ouvrir. Ce contre quoi cet atlas doit lutter, c’est le spectacle qu’organise (parfois à son corps défendant) la télévision. L’expérience du spectacle est connue de tous : la chaîne d’infos continues choisit l’image qu’elle pense être la plus représentative de la sublimité de l’événement (sublimité au sens que Burke donnait à ce mot au XVIIIe siècle), et la passe et la repasse en boucle, encore et encore, surconstruisant ainsi la signification d’une image seule qui devient automatiquement une icône, une image toute. L’appel qui nous est fait (souvent souligné de manière parfaitement redondante par les commentaires) est celui d’une immersion qui est en réalité une soumission. On nous demande de nous mettre à genoux devant l’image de la catastrophe – et ce faisant, d’oublier toutes les questions que nous devrions nous poser, questions qui désarmorcent le spectacle et enclenchent le chemin vers la connaissance. Il faut se défaire à tout prix du double bind que le fait de regarder des images de catastrophe à la télévision est censé susciter. Nous ne sommes en réalité ni lovés dans un cercle d’images qui nous offrirait une connaissance magique de l’événement (magie des ondes transmettant de manière instantanée le choc à l’autre bout du monde), ni prisonniers du spectacle qui nous est offert par l’hystérie journalistique empressée de suivre l’ordre du jour. Si, comme le disait Marcel Duchamp, « c’est le regardeur qui fait le tableau », alors on peut dire aussi bien que face aux images de la catastrophe, c’est le regardeur qui doit lui-même construire sa connaissance à partir des images, en s’émancipant de tout ce qui est venu s’agglutiner à elles, depuis leur mise en boucle, et même jusqu’à l’obsolescence que l’actualité abandonne systématiquement derrière elle. Le temps de carence médiatique sonne l’entrée en scène du travail de l’atlas : il faut justement en reparler (et en reparler de manière juste) lorsque se révèle brutalement la conscience du moment où le trop-plein d’images a fait place à leur absence radicale.

Dans l’instant de la catastrophe, c’est l’archive qui se constitue. Quelle idée traverse la tête du témoin d’un tsunami, qui à plat ventre sur le toit d’un bâtiment parvient, sans trop trembler, à filmer dans toute sa durée et son ampleur la vague qui ne cesse de pénétrer dans la ville, montant toujours plus haut ? Et pourtant, c’est cette téméraire inconscience qui permet à l’archive la plus brute, la plus immédiate, de nous parvenir. Le but de l’archive, cependant, ne doit jamais être considérée comme pouvant nous permettre de « nous y croire », pas plus qu’au bout du processus de réflexion l’atlas ne nous fera croire que la vérité de l’événement se serait révélée dans sa complétude. Seuls ceux qui, dans l’aveuglement terrassé de la catastrophe naturelle (Sendai) ou dans la soumission à un concept du Mal avec un grand M (11-Septembre), incarnent davantage une paresse intellectuelle que la perception d’une totalité bien comprise, pourraient croire qu’il existe une telle vérité. C’est d’ailleurs souvent au nom de cette même vérité que, en retour de bâton, les images se retrouvent si souvent disqualifiées. Il y aura d’un côté les images, jugées insuffisantes, trop parcellaires, trop manipulables, donc impropres à être considérées comme base de la connaisance ; et de l’autre côté le verbe, le concept abstrait, qui s’enfermera dans des questions d’inimaginable et qui, sous couvert d’une impossibilité de départ à atteindre l’essence de l’événement et d’une sursaturation de l’imaginaire (celui de la « société du spectacle »), abandonnera le champ de conflits qui est pourtant celui des images contemporaines de toute nature. Il faut en fait apprendre, chaque jour, face à chaque nouvel événément qui reconfigure chaque fois toutes les méthodes permettant de l’approcher, à traverser ce supposé « Enfer des Images » qui nous est aujourd’hui échu par la démultiplication des moyens d’information. Le tamis critique, qui transforme le matériau brut et ingrat des images de catastrophe en clusters d’interrogations (où ? pourquoi ? par qui ? comment ? – soit les questions les plus terre-à-terre, les plus factuelles, questions de géographie ou de technicité complexe) permettant de lancer la pensée sur son chemin et de rejoindre les problèmes sous-jacents, rejoint cette question de « l’analphabétisme des images », qui a été si crucialement théorisée dans les années 1930 par des penseurs comme Bertolt Brecht et Walter Benjamin, ou encore un artiste comme Laszlo Moholy-Nage. Il n’y a pas en ce domaine d’apprentissage automatique qui découlerait de la seule fréquentation : l’usage des images est une construction en mouvement perpétuel, et qui ne doit jamais se contenter de ce que la surface des images offre comme immédiateté autosuffisante.

L’ennemi de l’atlas de la catastrophe, c’est le récit, ou plus spécifiquement le récit de mode thriller, qui hélas imbibe une majeure partie du travail documentaire actuel. Il est encore trop tôt pour en parler à propos de Sendai, mais les patrassées de documentaires montés comme des récits à suspense que nous a valu le 11-Septembre auraient dû suffir à nous en vacciner. Pourtant, un aperçu même superficiel de la sphère télévisuelle nippone suffit à nous assurer que ces « expériences » terribles qui ont été celles de Sendai ne tarderont pas à trouver un jour prochain leur médiocre reflet téléfilmique sur les écrans japonais. La rigueur, presque la sécheresse de l’atlas, n’est pas et n’a sans doute jamais été à la mode. C’est comme si aujourd’hui la seule forme de récit que l’Occident pouvait s’offrir était celle de la narration captivante, du thriller, où le fantasme et le malaise exprimés par la fiction trouveraient leur concrétisation dans une réalité encore plus puissante. Le contrepoint des témoignages, l’ajout de musique, la répétition hypnotique des mêmes images vues sous différents angles, construisent le récit dans une téléologie qui trouve son climax dans la catastrophe (tétanisation) ou dans la survie (soulagement). Le sens y est constamment souligné, surconstruit. Or, ce dont nous avons désespérement besoin pour commencer à agripper la réalité qui est la nôtre (la menace du terrorisme ou les dangers de la nature), c’est de tout le contraire : pour que le sens apparaisse, il faut que l’action disparaisse, ou du moins qu’elle soit dépouillée de sa séduction et que figée, dilatée dans sa longue durée, elle soit confrontée non pas à ce qui la souligne, mais au contraire à ce qui s’y superpose, l’irrigue souterrainement et y demeure dissimulé par la rumeur médiatique. Ce sera ainsi le moyen de lutter contre le non-travail flagrant et surtout la mauvaise empathie que constituent les « reconstitutions », bouts de fiction hâtivement transplantés entre les images-documents et censés en boucher les trous. Le travail de l’atlas d’une catastrophe est aussi un travail à la fois « avec » et « contre » la lacune : « avec », parce qu’il manquera toujours une pièce du puzzle, cet instant bouleversant qui n’appartiendra jamais qu’aux victimes et à elles seules, et « contre » parce que cette lacune doit toujours être poussée à son point minimal d’existence, jusque là où absolument plus rien ne peut être ajouté sans que le mot ou l’image viennent se substituer de manière indécente à l’irréductibilité éthique qui doit être celle de l’atlas documentaire (et c’est ici, à ce point d’impasse, que l’art de la fiction pourra alors venir nous porter secours, une fois affranchi de la factualité et de l’authenticité, c’est-à-dire de la technique infâme du simple décalque fictionnalisé).

La question des victimes est toujours la plus difficile, parce qu’elle revient très souvent à une question des visages. Faut-il flouter ceux des personnes qui tentent désespérement de survivre au milieu de la catastrophe (comme c’est le cas dans la vidéo de Yu Muroga) ? Les déposséder de leur visage aux yeux des autres, est-ce protéger ce que leur expérience (ultimement mortelle ou pas) avait de plus authentiquement privé, ou bien est-ce retirer de ces images l’élément humain dans ce qu’il revêt, justement, de plus digne comme appel à la connaissance des circonstances ? Y-a-t-il, d’ailleurs, une indécence à poser sur les flots noirs du tsunami des considérations de type phénoménologique sur leur densité, leur texture, leur mouvement ? Le spectre que l’on souhaite éloigner, c’est bien sûr celui de l’empathie larmoyante et inquisitrice, de la mauvaise poésie, voire de la construction d’une voix férocement individualisante qui s’approprierait la vérité des images sur le dos des victimes ? Vocabulariser (et non « poétiser » au mauvais sens du terme), c’est pourtant aussi bien l’une des premières étapes dans l’exploration de ces images ; chercher les mots, parfois laborieusement, souvent dans la peur de trop en faire, c’est tâtonner dans ce champ des mots pour, en dernière étape, toucher à une autre émotion qui ne soit pas celle du seul commentaire télévisuel. La télévision, toute dédiée à l’information et non à la connaissance, est une gigantesque machine à fabriquer le cliché – ce qui a été vu une fois devient un cliché revu cent fois. Les mots qu’elle utilise sont des mots mutilés, usés, interchangeables. Mais ce n’est parce qu’elle s’est approprié tous ces mots pour les vicier qu’il faut obligatoirement lui abandonner l’usage des mots comme on le ferait rapidement des images. L’atlas de la catastrophe choisit ses mots avec le soin le plus constant ; chacun est un rouage minutieusement placé dans la démonstration qui structure tout l’ensemble, et c’est non le spot du spectacle, mais le flambeau de l’idée qui le guide dans sa démarche difficile, ardue, toujours en danger d’accomplir le faux pas qui détruira la cohésion de l’ensemble. Et dans une direction identique, le concepteur de l’atlas fera extrêmement attention, lorsqu’il montrera des images d’hommes qui sont engloutis par une vague géante ou d’autres hommes qui se jettent du haut d’un building en flammes, à toujours avoir une bonne raison de montrer ces images, débarassé de tout sensationnalisme, de toute sensiblerie : l’image d’une mort à venir, capturée dans l’eau, figée dans le vide, utilisée à bon escient, avec retenue, accompagnée d’un nom lorsqu’on le peut, mais jamais dans cette optique « trois-mouchoirs » qui racole les foules de spectateurs attendus (et c’est pourquoi idéalement cet article ne doit être accompagné d’aucune photographie, capture d’écran ou vidéo de la catastrophe japonaise).

Il y a les plans fixes, flous, lointains, des réacteurs de la centrale, avec leurs processus complexes incompréhensibles des profanes, que l’on assomme chaque jour de schémas explicatifs tronqués (la catastrophe nucléaire : une part de travail encore trop actuelle, trop terriblement inachevée pour les atlas à venir). Il y a cette intervention télévisée de l’homme qui normalement ne parle pratiquement jamais, son élocution lente, sa feuille de papier, sa manière de légèrement s’incliner devant ses millions de compatriotes (et en retour, l’ignorance béate des journalistes français devant cet archaïsme supposé : comment, les Japonais auraient donc encore un empereur ?). Il y a ce jeune habitant de Sendai qui ne possède plus que ses habits, ses lunettes et son bonnet, et qui regarde autour de lui le champ presque infini des ruines de sa ville, là où se dressait sa maison disparue, là où il vivait avec sa famille et ses amis, tous morts désormais (et son apparition à la télévision française, en utilisant le voice over pour traduire ses propos, lui volera sa voix, l’une des dernières choses qui lui soient propres, inarrachables). Il y a, enfin, cette femme qui, devant un tas de ruines, joint les mains et se met à prier. L’atlas constitué par un observateur occidental ne devra jamais mettre de côté l’ensemble des symboles et des gestes qui surgissent ou resurgissent à la faveur désolante de la catastrophe : ils sont les survivances qui justifient que l’atlas soit constitué, afin que les gestes soient reconnus dans leur valeur, que les visages retrouvent un nom (et inversement), puisque comme le disait Aby Warburg « la piété de l’historien peut restituer le timbre de ces voix inaudibles », et pour qu’enfin, quelque part, une leçon se dessine, aussi fragile qu’un tracé dans le sable d’une plage ravagée – mais aussi impérissable qu’une parole transmise au futur.

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