On sait d’Haïti qu’il est la première république noire proclamée en 1804 par Jean-Jacques Dessalines et le seul pays francophone indépendant de la Caraïbe. On sait aussi et surtout que la démarche militante et passionnelle de l’intelligentsia haïtienne en faveur d’un retour aux racines africaines a été à la base d’une littérature prolifique ainsi qu’en attestent les nombreux auteurs haïtiens primés. Parmi les œuvres les plus représentatives de la vision du monde en Haïti, on retiendra particulièrement l’œuvre de René Depestre. Certes, ses premières œuvres, comme celles de la littérature haïtienne francophone, s’inscrivent dans l’action révolutionnaire du courant de la négritude, mais en 1980, René Depestre change son fusil d’épaule en annonçant son nouvel itinéraire intellectuel avec son essai, Bonjour et adieu à la négritude. Par la suite, il va cultiver le merveilleux avec une grande poignée de réalisme dans son roman Hadriana dans tous mes rêves (1988), couronné de succès et distingué par des prix littéraires tels que le prix Renaudot, le prix du Roman de l’Académie royale de langue et de littérature française de Belgique, le prix de la Société des Gens de Lettres et le prix Antigone de la ville de Montpellier. En réaction contre les maux qui frappent Haïti, René Depestre fait un plongeon dans l’imaginaire collectif en réanimant la force votive du vaudou enraciné dans le quotidien haïtien. Avec ce roman qui soulève des questions toujours actuelles, il fixe les amarres, marque son point d’ancrage et circonscrit son attachement resté intact à la culture haïtienne. Par là-même, il fait une référence constante à l’Afrique car Haïti est l’un des bastions caribéen où la culture africaine est le mieux implantée. A ce sujet, Dany Laferrière arguait d’ailleurs le 27 mai 2008 aux « Assisses Internationales du Roman 2008 (La fissure géographique) » à Lyon, quand on lui demandait comment il parvenait à retranscrire la réalité haïtienne avec tant de soleil à plusieurs kilomètres sous la neige : « Je vis loin d’Haïti mais Haïti demeure dans mon cœur à jamais », il soulignait aussi à son corps défendant, la situation des déportés africains qui caractérise les caribéens ayant quitté l’espace géographique qu’est l’Afrique sans pouvoir se détacher des rites et des croyances de la terre-mère (Afrique) qu’ils ont importés jusque dans leurs terres d’exil forcé (Haïti, la Martinique, la Guadeloupe, la Guyane, l’Amérique, le Brésil…) Nombreux sont les écrivains haïtiens (Anthony Phelps, Emile Ollivier, Joël des Rosiers, Jean Météllus, Marie Chauvet, Roger Dorsinville…) qui, dans leur cœur, ont conservé intacte l’image d’Haïti et lui ont dédié leur œuvre. Malgré l’éloignement, ils ont décrit avec une étonnante justesse les lieux de leur enfance. Viscéralement, l’écrivain haïtien est un homme de rêve, quand au milieu de plusieurs cultures, il ne se retrouve plus, il va recueillir le passé enfoui et exorciser le trauma initial que pose l’assimilation d’une culture autre que la culture d’origine. C’est la formulation d’une double identité mais d’un seul être-au-monde dans l’entre-deux de la vie et de la mort.
1- Le créole : une langue en partage
Arrivées à Haïti, les populations noires de régions différentes d’Afrique ont dû inventer une langue pour pouvoir communiquer entre elles. Le créole est alors la langue de la communion dans une croyance africaine bien réelle : le vaudou, la langue de l’union dans un même rêve de liberté. A ce titre, Hadriana dans tous mes rêves de René Depestre traduit bien ce proverbe haïtien : « palé fransé pa vlé di lespri » (la langue française ne saurait rendre avec intelligibilité le fait créole). Le narrateur omniscient Patrick Altamon demeure toutefois surpris de constater qu’il parvient à exprimer des faits historiques atroces sans détresse, en établissant un rapport polysémique et synesthésique du créole avec les subtilités de la langue française. « J’étais en mesure sans l’habituel sentiment de détresse, d’établir à l’aide des mots français des rapports naturels, ludiques, sensuels et magiques, avec l’atroce passé Jacmélien » [1]. Surtout, la langue créole se nourrit d’un « Pleurer-Rire » constant, résurgent dans toutes les manifestations de la parole. À n’en point douter, le proverbe haïtien : « ridiri, ou ké pléré lanti » (tu peux rire après avoir pleuré) indique comment aborder avec un humour ironique les remous sociaux et politiques pour mieux les affronter. On notera d’ailleurs que l’intonation de la voix chez un homme qui parle créole est celle d’une voix saccadée qui a longtemps pleuré avant d’en rire, tout est dans l’accent des voix, dans les silences et dans les non-dits. Cette interférence linguistique au niveau de l’écriture crée un langage « téluméen » accordant une place de choix aux récits mythiques, aux contes ludiques et aux proverbes ésotériques. Il en résulte une écriture de l’hybridité qui repose sur une mise en scène écrite des formes vernaculaires. Il faut comprendre que le langage « téluméen » est conçu comme une nouvelle forme d’écriture franco-créole dont le point commun est l’histoire des peuples exogènes qui ont été contraints, pour se faire comprendre, d’abandonner des langues vernaculaires et d’utiliser une langue véhiculaire. Au créole né de la dissolution de tous les dialectes des différents peuples africains et de l’apport de la langue française, il convient d’enjoindre l’histoire d’un partage, la découverte d’une richesse à exploiter. D’où la subséquente obstination de René Depestre à charrier dans Hadriana dans tous mes rêves des poèmes-chants populaires sur le drame d’Haïti. Nous retiendrons particulièrement ce poème-chant portant les griefs et les germes de toutes les contradictions et de toutes les contrariétés du peuple haïtien :
« Une fois, bien des annéesAvant la mort de mon corpsJ’étais mort dans mon esprit,J’étais allongé raide mortDans mes rêves à la dériveComme des voiles de mariéeEn spirale dans le vent » [2].
Ce poème-chant fait état de l’absence de repères culturels, des alliances incongrues qui ont conduit le peuple haïtien à la perdition. Il est question aussi des croyances mystiques qui ne pouvaient se propager autrement que par des vérités sociales incessamment rabâchées. La dépendance de l’esprit peut seule expliquer ici la facilité avec laquelle s’est propagée, au fil des ans, la croyance vaudou. Entre l’oral et le "dessin" des signes graphiques, les paroles scandées se croisent avec les images plurielles du poème-chant déclamé en abscisse et l’ordonné se perd dans une oscillation esthétique nouvelle. Au sujet du créole, les écrivains caribéens (Patrick Chamoiseau, Jean Bernabé et Raphaël Confiant) affirment : « Nous avons étendu le sens de certains mots. Nous en avons dévié d’autres. Et métamorphosé beaucoup. Nous l’avons enrichie tant dans son lexique que dans sa syntaxe » [3]. La langue française ainsi enrichie forme une joyeuse sarabande célébrant le baroque et la magie qui révèle au grand jour tout le mystère du créole. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’une oralité polyphonique sous-tend la parodie d’une dislocution (au sens où l’entend Catherine Bouthors-Paillart, in Antonin Artaud l’énonciation ou l’épreuve de la cruauté, Genève, Droz, 1997, p.155) dans un langage parfois alambiqué. Il ne fait guère de doute que le morcellement du matériau scripturaire remet en relation et recueille l’écho indéfinissable de l’histoire et des rêves brisés. La tension entre deux langues, deux mondes s’est érigée en contradiction avec l’autorité imposée. C’est pourquoi on remarque qu’il existe une implosion narrative dans un entrelacs complexe, entre la part héritée des terres ancestrales et celle qui résulte des expériences de voyages. « Une des conditions de notre survie en tant que créoles (ouverts-complexes) c’est le maintien de la conscience du monde dans l’exploration constructive de notre complexité culturelle originelle » [4]. Dans le roman Hadriana dans tous mes rêves, la rhapsodie des contes compose la trame du récit, elle s’enchâsse dans les souvenirs de jeunesse de René Depestre transmués en images pour rendre accessible le nœud qui tend à nouer davantage dans la complexité esthétique la langue française et le créole. De ce point de vue, le roman devient le réceptacle de l’ambiance des soirées de contes autour du feu où le fantastique, le surnaturel, le merveilleux dominent la forme épistolaire qui permet d’aborder expressément plusieurs fragments de discours sans continuité. Cette liberté est caractéristique d’une géographie où l’on peut sauter d’îles en îles sans suivre le fil conducteur qui ramifie les textes en archipel. Daniel Maximin décrit cet éclatement de l’écriture caribéenne en ces termes : « De débris de synthèse en fragments d’un pluriel, île et aile, c’est nous, désirades déployées proches de l’accord des prénoms, des musiques et des actes, l’alliance des rêves et des réveils » [5]. En clair, René Depestre tire du registre traditionnel d’hilarantes anecdotes, il enjolive avec les chants folkloriques, il agrémente des vies fantasmées en profonde fusion avec une réalité imaginée de toute pièce et avec une vision du vaudou jusque-là ignorée. Au carrefour d’une écriture diffractée et d’une parole éclatée, l’écrivain caribéen mouline, dans le creuset de son imaginaire, les failles et les acquis culturels qui tissent sa langue poétique. « La culture vivante et la créolité encore plus, est une excitation permanente de désir convivial » [6]. Même lorsqu’il faut faire le deuil, la convivialité est le socle d’un discours mutant qui féconde le rêve. N’en déplaise à ses détracteurs qui cantonnent le créole dans l’oralité, René Depestre ne veut pas rentrer dans le débat stérile et dogmatique de la question du créole. Selon lui, le créole retranscrit ses états d’âme, la « fête » créole et le français l’aide à coucher ses écrits sur du papier. De cette complexité, la littérature haïtienne francophone se ressource, sans cesse, en rupture, serait-elle devenue « japonaise » comme l’avait suggéré Dany Laferrière ? Quoi qu’il en soit, le langage littéraire créole quitte la sphère de l’oraliture pour investir l’écriture. Cette oraliture que l’écrivain a en partage avec l’écriture concoure à créer un parcours tapissé par les éléments de la cosmogonie haïtienne du vaudou.
2- Les croyances vaudou
- Les Loas
Dans les pratiques séculaires importées d’Afrique, nombreux sont les rites qui ont été galvaudés, une part de profane a intégré le sacré. Néanmoins, on note que le déroulement des cérémonies rituelles a conservé bien des aspects de la procédure sacrificielle et des offrandes accordées aux génies invoqués. Dans ce passage d’Hadriana dans tous mes rêves, les habitants prévoient une cérémonie de bénédiction des futurs époux pour se prémunir de la foudre d’un éventuel esprit maléfique : « On calcula de sacrifier vingt-huit bœufs, seize chèvres, trente-trois porcs, un nombre indéterminé de volailles, qu’accompagneraient cent régimes de bananes-plantain, des sacs de riz et de haricots rouges... » [7]. Dans la ville de Jacmel où tout semble ouvert aux maléfices, les sacrifices ont pour but de bénir le futur couple Hadriana Siloé et Hector Danoze et de conjurer le mauvais sort. Il apparaît que les habitants de Jacmel donnent pour recevoir, ils se mettent en accord avec les dieux et la nature car ils sont convaincus qu’ils ne peuvent agir seuls. En plus des offrandes, il y a le trémoussement des corps lors de la cérémonie de danse initiatique vaudou. Il y a un étourdissement où on se perd au son des tambours assourdissants qui envoûte et attire dans le cercle des entités spirituelles. Tout est contrôle dans le mouvement, le corps envoie des messages qui résolvent tous les problèmes, on est au centre de la guérison de l’âme, dans la communion avec la nature, avec les autres et avec soi. Cette danse des morts où l’on mime les cadavres s’effectue aux rythmes des trois tambours « Gros Cyclone, Maître Timebal, Général Ti-Congo » convoqués par madame Brévica lors de la cérémonie mortuaire d’Hadriana : « Princes du rythme rada, dit-elle en leur versant du rhum à boire, entrez en campagne pour sauver le dernier sommeil de la princesse que voici » [8]. Tous les habitants se rassemblent et y mettent du leur pour alimenter le feu qui doit les libérer des fantômes, on entonne des chants de libération. Tout un panel de mythes s’étoilent, se ramifient aux rites ancestraux et créoles. Dans ce cérémonial, il y a une union artefactuelle car le vaudou comme d’autres croyances animistes d’Afrique, est une métaphysique qui est la résultante des visions, de la communication avec les esprits des ancêtres morts. L’héroïne, Hadriana Siloé est une figure emblématique du rite vaudou dont la prééminence et le pouvoir sont accordés aux femmes. René Depestre, avec Hadriana dans tous mes rêves, a déconstruit l’image infâme du vaudou, en mettant en valeur l’énergie cosmique de plusieurs divinités du catholicisme romain et du mysticisme des dieux Loas. Ces dieux réunis satisfont les aspirations et réalisent les objectifs de leurs adeptes pour guérir leur âme. Les Haïtiens vivent dans un pays de misère où il est important d’être en fête, de privilégier le spirituel pour ne pas se laisser tenter par les contraintes du matériel. Cela part du principe que l’homme est rempli de toutes inspirations, les prières l’aide à tout ramener à l’esprit, se purifier des ondes négatives par l’eau, à voyager dans un monde qui lie Dieu aux hommes. Portée à son évidence, la mnémosyne de la croyance vaudou se base sur la philosophie selon laquelle la souffrance est une école de la vie et l’expérience a montré au peuple haïtien qu’on pouvait être heureux dans la misère. Lors de la cérémonie carnavalesque, la danse gracieuse a pour objectif de célébrer la vie, la mort, c’est une libération, une bénédiction, un moment de joie pendant lequel les initiés battent les tambours aux rythmes entraînants. Les danseurs invoquent les Loas en leur proposant des boissons variées, en les peignant de couleurs aussi diverses que les comportements humains. Cela indique que dans la vie, il y a plusieurs chemins, mais comment marcher vers son but ? Les Loas sont supposés orienter l’homme vers le chemin le plus sûr jusqu’à sa mort car nous sommes tous des mortels. Cependant, le phénomène zombie est-il vrai ? Ce qui est clair, c’est que l’idée et le concept du vaudou est bien réel et rythme la vie des Haïtiens. Dans un pays où la culture côtoie le christianisme et l’ésotérisme, le narrateur désapprouve les pratiques occultes destinées à accompagner Hadriana vers sa dernière demeure : « Hadriana Siloé n’avait pas besoin du secours des Loas Guédés, ni de l’accompagnement de leur tam-tam, ni de leur danse obscène et macabre. Ces pompes de l’impiété ont profané gravement sa mort » [9]. Le Zombie dans Hadriana dans tous mes rêves, c’est ce qui nait de l’adjonction de deux pratiques, une femme-homme, (Hadriana + Hector = Haïti), c’est un mariage coïncidant avec une mort, c’est la contradiction qui habite et rythme la vie du peuple. « Le fait est là : Jacmel a tramé un sabbat subversif comme l’innocence de sa fée » [10]. Hadriana morte a droit à une nuit de carnaval et le curé parle d’un paganisme des plus débridés au lieu d’une veillée chrétienne. Ainsi se mêle aux réjouissances des noces, la cérémonie funèbre d’Hadriana Siloé. Dans la conception même de l’auteur, le culte vaudou est lié à la mort, l’être en transe entre dans un espace mystique où il communique avec des esprits surnaturels et il revient de ce monde transformé. Après le rituel vaudou à Haïti, un nouvel homme naît après la mort comme un zombie. « Dans chaque ouvrage consacré au vaudou, on avait obligatoirement un chapitre touchant la zomberie en Haïti » [11]. Le culte religieux et le culte du vaudou mettent en branle les principes d’une incorporation des traditions africaines et de la liturgie dans le sacrement du mariage. Ce sacrement prend tout son sens dans cet ouvrage car le « oui » d’Hadriana Siloé équivaut à l’acceptation même d’une collaboration entre un rituel animiste et une foi religieuse librement vécue. Ainsi René Depestre dresse les prolégomènes du phénomène zombie : « le phénomène zombie se situerait au confluent des courants de magie qui, dans différentes cultures de la planète, ont déposé des œufs fantastiques dans les nids des cultes agraires auxquels le vaudou et sa « vauderie » singulière sont apparentés » [12]. Ignorant donc obstinément le côté subversif du vaudou (alors assimilé uniquement à la sorcellerie), René Depestre, l’érige au rang de science occulte, perché sur ce promontoire, le vaudou acquiert toute sa splendeur critique. D’aucuns diront que le vaudou est diabolique, d’autres diront que c’est une activité thérapeutique, une pratique de la vie quotidienne ancrée dans les mœurs. Ce qui est certain, c’est qu’on guérit d’un envoûtement ou qu’on persécute en envoûtant son prochain et la survivance en un seul et même lieu des pratiques culturelles issues de divers milieux accrédite la pensée du syncrétisme magico-religieux. Dans la partie, « Zombitude et dézombification » d’Hadriana dans tous mes rêves, l’auteur propose l’adjonction des « gros bons anges » : « joignons nos gros bons anges à une action pour la liberté. Voilà des paroles qu’on n’est pas prêt d’entendre de la bouche d’un zombie » [13]. Cette pensée à contre-courant des visions ethnocentriques vient donner corps à une « zombitude » forte du retour aux racines africaines et aux ressources de différents horizons. Le personnage masculin Patrick Altamon et le personnage féminin Hadriana Siloé sont les deux entités qui véhiculent l’esprit de Jacmel pris entre le deuil et la fête, entre le rêve et la réalité, entre deux identités raciales blanche et noire, entre deux langues française et créole, entre des croyances catholiques et vodouisantes. Hadriana Siloé perpétue un rituel dit maléfique avec la poupée vaudou (figurine cynique qui canalise des énergies) qui lui confère un immense sentiment de pouvoir, de sécurité et de bonheur. C’est aussi une femme qui sous d’autres cieux, revient à la vie, la ville de Jacmel est imprégnée de cette vie. Sa réapparition renvoie à une vision complexe du monde métaphysique, à la recherche du succès dans tous les domaines de la vie. Le phénomène zombie est culturel, c’est une rencontre, une façon de vivre, il y a du zombie dans la croyance vaudou, dans les mots de René Depestre, il touche à tout. Le zombie astral est c’est Haïti, une morte-vivante emprisonnée dans une bouteille et qui travaille pour un tiers. De fait, René Depestre expose clairement le projet d’écriture du roman qui était à la base, l’ébauche d’un essai : « Ma première idée était de parler d’Hadriana à la faveur d’un essai sur la place et le rôle du phénomène zombie dans la dérive de Jacmel. Mon pays natal ne serait-il pas un zombie collectif ? » [14].
3- Haïti : un zombie collectif ?
Comment échapper à l’enfermement des îles, au réel très dur d’Haïti ? Après avoir rompu avec la négritude caribéenne, les écrivains haïtiens trouvent en Amérique le creuset d’une poétique de l’imaginaire à explorer, un « aspect du réalisme merveilleux » [15] à exploiter. A la fois pourfendeur et zélateur des acquis de la culture créole, René Depestre décrit ce qui reste de l’homme après la perte de son identité « Haïti, comme les autres terres américaines découvertes », serait entrée dans l’histoire moderne affublée d’un jeu de masques (blanc, noir, indien, mulâtre, etc.) c’est-à-dire sous une fausse identité » [16]. Condamné à l’effort musculaire, exilé du savoir et des Lumières, on a enfermé l’esprit de l’haïtien dans la première bouteille vide ramassée au passage. Cette situation de servitude est assimilable au sujet à qui on a jeté des wangas en Haïti encore appelé okong dans les sociétés bantoues-pahouines. C’est une pratique de zombification dans laquelle un homme emprisonne l’énergie musculaire et l’esprit d’un autre homme dans une bouteille quelconque afin que cet homme soit corvéable à souhait grâce à des manipulations magico-génétiques. Tous ces jeteurs de sort ou faiseurs de wangas, utilisent des formules en langue africaine au pouvoir magique : « Apo lisa gbadia tâmerra dabô » et se servent d’animaux desséchés, d’ossements de morts, (gadé zafè, suèr en ba tété négresse), des philtres à base d’herbes (coud’zèb), du quimbois. Tous ces objets profanes côtoyant des éléments sacrés comme l’eau bénite, l’hostie et des formules hermétiques pour jeter mauvais sort et persécuter. Pourtant, tous les habitants de Jacmel vont à l’église. Pour se consacrer au vaudou, il faut donc être proche de la religion. Ce qui doit à la zomberie sa position de surplomb dans le roman, c’est qu’elle laisse entrevoir quelques égarements qu’on ne peut qu’agréger aux louanges néanmoins vindicatives de l’auteur. On ne saurait y voir un rêve apocalyptique dont le dénominateur commun reste l’inexorable et fascinante existence du zombie mi-spirituel, mi-matériel. Dans cette logique, le vaudou c’est la voix d’un peuple zombie qui se fait entendre, effaçant par là même, le « je » civil du romancier à la recherche d’une terre. Une terre unique, celle où le deuil a fait naître l’apothéose, le début de la vie qui n’est qu’un rêve pour peu qu’on y croit. Il n’y a qu’à songer aux noms des personnages (Balthazar Granchiré, sœur Klariklé, Germaine Villaret-Joyeuse, Togo Lafalaise, Scilla Syllabaire, le sorcier Okil Okilon, Ti-Carême…) qui semblent sortis tout droit s’un conte mythique où à partir du chaos, il faut tout réinventer. Avec le phénomène zombie, René Depestre évoque une mort transcendante qui conduit vers une liberté où le choix de décider, d’opter pour la symbiose entre lieu originel et ouverture nouvelle. Parfois devant le désastre de Jacmel, l’auteur se réfugie dans un monde où l’on fait la fête dans une atmosphère de terreur. Le deuil est comme une porte qui s’ouvre sur la majestueuse force mystique qui triomphe toujours à Jacmel malgré les moyens (offrandes) mis en œuvre pour court-circuiter la progression du mal qui la ronge. L’auteur a, lui-même dans son enfance, assisté à des cérémonies vaudou qu’il nous livre à travers l’exaltation du fantasme de la toute-puissance magique. On parvient à mieux comprendre la fin du roman quand la narratrice Hadriana Siloé qui prend le relai de la narration du récit, (dans la peau d’une nouvelle femme) réapparaît après sa mort et découvre qu’elle a changé. Le drame de l’exilé se traduit ici : « J’étais une âme volée. On a séparé mon petit bon ange de mon gros bon ange. On a enfermé le premier dans une calebasse pour l’emmener à dos de mule dans un pénitencier d’âmes dans la montagne du Haut-Cap-Rouge. Le second, les bras liés derrière le dos, a été poussé à coups de fouets, comme un âne dans une direction opposée » [17]. Sans doute y a-t-il une pointe d’humour dans la voix de la narratrice, atteinte au plus profond de son âme, dans sa chair, errant sans terre, elle opte pour la création romanesque en s’enfermant dans la pensée et le rêve. « Madan Danoz, soyez la bienvenue à la prison de la pensée et du rêve » [18]. La narratrice devient un zombie « mon petit bon ange s’est réveillé dans mon faux cadavre exposé sur la place au milieu d’un carnaval chauffé à blanc... » [19]. À travers la passion, il y a la croyance zombie, il y a aussi la mer (Simbi) qui semble être le lieu de prédilection du peuple haïtien. Hadriana Siloé fait traverser les immigrés vers la Jamaïque : « Je suis arrivée à Port Antonio ... ayant pris la décision de couper les liens avec mon passé jacmélien (…) J’étais Simbi-la-Source. Les dieux vaudou m’auraient chargée de convoyer à la Jamaïque une poignée d’émigrants de la région de Jacmel » [20]. On entre dans une nouvelle spirale, celle du point de départ : la fuite ramène aux origines, mais les situations ne sont plus similaires, le départ des émigrés est volontaire. On aura compris que la démarche de René Depestre est de retracer l’histoire d’amour qui le lie à Jacmel, l’histoire des émigrés haïtiens. Haïti est au cœur du roman, Haïti la splendide avec sa religion fascinante et terrifiante, ses prêtres, ses officiants vaudou, ses zombies, ses sortilèges, ses amulettes combinant le rite vaudou et le culte catholique, source d’intenses et de violentes controverses.
La littérature haïtienne francophone constitue un ensemble d’œuvres littéraires hétérogènes et universelles à la fois, on retrouve ses fragments et son répondant dans tous les continents. Il est vrai que, toute proportion gardée, elle est considérée comme nationale en Haïti. Somme toute, elle réclame son autonomie émancipée des cadres métropolitains, d’un courant de pensée politique ou intellectuel même si son rayonnement se construit dans un cadre largement francophone. Bon nombre des écrivains haïtiens vivent à l’étranger, l’expérience et l’histoire commune ne leur permettant d’appréhender qu’intuitivement leur culture d’origine. Nous avons choisi Hadriana dans tous mes rêves parce qu’aujourd’hui encore, il représente le mieux un milieu social où des croyances mystiques établies édifient encore une foule d’hommes crédules et perdus. A défaut de se laisser conduire par les besoins, l’Haïtien se laisse guider par les croyances les moins soutenables, bien établies par les institutions sociales et politiques. Hadriana c’est une Haïti, souvent au féminin dans la littérature, où l’indépendance de la pensée est une chimère, où le rêve alimente les espérances. C’est pourquoi on remarque que dans les œuvres haïtiennes « l’exil est trop souvent une solution proposée pour qu’on ne s’interroge pas à son sujet. Comme la mort, il constitue une fuite du réel, une démission, ou une inaptitude à assumer la réalité de sa propre terre, des gens et des groupes issus de cette terre » [21]. En effet, à y voir de près, une révolution étant trop risquée ou vouée à l’échec, la fuite semble la seule issue possible. C’est comme si le peuple haïtien était prédéfini et se prédestinait au voyage. Porte d’entrée, porte de sortie, la mer (Simbi) est le seul passage qui conduit à la recherche de soi. C’est pourquoi le roman haïtien se nourrit des apports de diverses cultures, des interstices entre réalisme social et croyances mystiques. Au confluent des lieux de naissance, des lieux de provenance, des lieux d’exil, il y a une unité, une force issue de la multiplicité des approches d’une même réalité. Converge alors, une poétique caribéenne tournée vers l’appréhension des cinq continents à travers l’Histoire commune.
Glossaire :
Bizango : membre d’une société secrète de magie noire comme Bibango culte où l’on consulte des esprits morts pour guérir chez les fang.
Guédé : génie de la mort, sorcellerie.
Quimbois, « xikuembo » nom d’origine guinéenne désignant « une chose indéfinissable, source de malheurs les plus divers », (Geneviève Leti, L’univers magico-religieux antillais, ABC des croyances et superstitions d’hier et d’aujourd’hui, p.146. )
Loa : être surnaturel dans le vaudou pouvant être malveillant ou bienveillant.
Mambo : prêtresse du vaudou, vaudousi au Bénin.
Rada : grande ville des dieux en référence à la ville Allada au Bénin et rituel de ces dieux (danse des morts).
Simbi : être surnaturel blanc dieu de la pluie et de la beauté.
Le vaudou est né du syncrétisme des rites africains (principalement au Bénin et au Nigéria) et des croyances catholiques. Au fil de l’histoire, le vaudou a eu plusieurs manifestations car sa pratique s’apparentait indistinctement à la religion, à la magie noire et à la thérapie.
Wanga : sortilèges.