Introduction
L’interculturalité peut engendrer des échanges réciproques ou des conflits si l’on convient de la définir comme l’ensemble des relations et interactions entre des cultures différentes, générées par des rencontres ou des confrontations. Il est intéressant de remarquer que le roman L’amère saveur de la liberté La paix des braves 1907-1913 de Jean Divassa Nyama manifeste une certaine intertextualité avec celui de Donato Ndongo-Bidyogo, Les ténèbres de ta mémoire. Même si les deux romanciers ne perçoivent pas la colonisation sous le même angle de vue, ils s’inscrivent dans la même perspective en mettant en scène une identité cosmopolite qui peine à se situer entre deux langues, deux pays, deux cultures. Néanmoins, la barrière de la langue n’est pas un obstacle aux échanges culturels puisque par la création, les écrivains sont réunis, au moyen de la traduction des langues. Ainsi, les auteurs peuvent jouir d’un large lectorat qui a accès à leur culture et leurs romans transcendent les frontières de la nationalité. Opportunément, la présente étude se propose d’analyser à l’aide de deux romans de la littérature gabonaise et équato-guinéenne comment deux écrivains abordent la question de la colonisation dans un cadre interculturel. Les enjeux de cette recherche sous-tendent la mise en place d’une didactique interculturelle appliquée au texte littéraire dans l’espace universitaire.
I- La lutte pour la préservation des us et coutumes
La production littéraire africaine relative aux territoires en voie d’occupation et de colonisation au début du XXe siècle a mise en relief les desseins des colonisateurs n’ayant d’autres objectifs que de dominer les habitants des terres nouvellement conquises. il est significatif que, par leur esprit pédagogique, les romans africains à forte tendance anticolonialiste, s’évertuent à donner une autre vision moins partisane de la politique de conquêtes coloniales. À ce propos, la littérature africaine serait alors un espace privilégié où se déploie l’interculturalité. Cela étant, chaque peuple conserve ses traditions ancestrales dans la perspective d’un véritable échange interculturel lors de la rencontre avec l’autre. Et justement, le fondement de l’interculturel repose sur la nécessité de respecter la culture d’autrui. À ce point de la réflexion, Jean Divassa Nyama, dans L’amère saveur de la liberté La paix des braves 1907-1913 conçoit son roman comme un journal intime ou un carnet de voyage où le narrateur retranscrit ce qu’il a vécu, ses expériences avec le clergé, les colons, sa perception de la colonisation, des coutumes fang et de la lutte contre le colonisateur. Ce roman qui comporte des correspondances administratives, des rapports de mission des colons, des réflexions issues des carnets de voyage et journaux intimes des explorateurs, laisse aussi la place à des images d’archives, de charmantes illustrations de la vie avant la colonisation et avant les indépendances. Dès l’incipit, le lecteur comprend qu’il s’agit du récit d’un étudiant qui effectue des recherches sur la résistance à la colonisation en vue de la rédaction de son mémoire. De fait, Jean Divassa Nyama conçoit L’amère saveur de la liberté La paix des braves 1907-1913 comme le travail de recherche d’un étudiant. Cet étudiant poursuit les interrogations que soulèvent son sujet de mémoire sur la conquête coloniale au début du XXème siècle dans le Woleu-Ntem (chez les Essobame) et l’Ogooué-Ivindo (chez les Kota) :
« Quelle quête initiatique les guerriers ont-ils fait au creux des grottes ? Comment les Pahouin ont-ils résisté à la pénétration coloniale ? Et aussi les Kota très redoutés à travers Ngoe, le Dieu de la panthère. Ils l’ont utilisé pour lutter contre les exactions des sociétés concessionnaires. Mais qu’en est-il du byeri et du bwiti ? (2014, p.46). »
C’est dire l’intérêt que présente cette recherche pour ceux qui, curieux de juger sur des actes officiels, des témoignages souhaitent, non réhabiliter la colonisation, mais comprendre comment les us et coutumes des peuples leur ont permis de résister face aux envahisseurs. Parfois, le narrateur marque un temps d’arrêt avant de se replonger dans sa lecture : « La lecture du journal du Père Jean Obame me prend beaucoup plus de temps que j’avais prévu, d’autant que je ne m’attendais pas à revenir en arrière dans le temps » (2014, p. 105). En dehors des analepses, les intermezzos viennent trancher avec le récit de l’étudiant qui, dans son village, doit assister à l’élection d’un chef, devenir un homme ayant le droit d’entrer dans le mbandja :
« J’ignore ce qui a transpiré de mon initiation, mais je suis gêné de voir le regard des Sages se tourner vers moi. […] D’un côté, je suis fier de voir à la tête de Mocabe un chef lettré, mais je crains que celui qui est allé à l’école des missionnaires catholiques, n’abandonne la tradition de la grotte, l’âme de Mocabe qui perpétue la vénération de tous les Bayaka jusqu’à aujourd’hui. (2014, pp.16-17). »
Il va de soi que l’appréhension du narrateur est à tout le moins justifiée étant donné qu’il craint que la dualité culturelle qui éclabousse Mocabe fasse vaciller son identité. Toutefois, il semble reconnaître que, par l’entremise de l’école, Mocabe soit un homme cultivé. À ce niveau, il se situe dans le droit fil de la pensée de Pierre Berthelot : « La culture dans son acception véritable est une prise de conscience par l’individu de sa personnalité d’être pensant » (1904 : 257) et prolonge, là aussi, celle de Michel Wieviorka : « favoriser la reconnaissance de la différence culturelle et de penser et « d’orienter » une action à la fois sociale, politique et culturelle, à laquelle nous pourrions ajouter l’action éducative ». Dans le contexte socio-culturel décrit par Donato Ndongo-Bidyogo dans Les ténèbres de ta mémoire, le narrateur va devenir un homme après le rite de la circoncision plutôt qu’après l’initiation lorsque le praticien crache de la noix de cola sur sa blessure : « il entourait le petit bout de mon zizi d’un emplâtre fait de feuilles cuites qu’il sortait des plis de sa tunique et qui d’abord piquait ma chair à vif mais qui, ensuite, quand le petit bout de mon zizi devenait plus noir et moins rouge, me soulageait des brûlures de l’eau » (1987, p.54). Affirmons que l’approche interculturelle dans L’amère saveur de la liberté La paix des braves 1907-1913 de Jean Divassa Nyama se base sur le souci de préserver l’identité culturelle de chacun, même si parfois, on peut y déceler quelques échanges culturels. Et, si l’on peut dire, l’interculturel c’est justement la représentation de « l’autre » de façon acceptable, l’étude d’autres cultures et d’autres populations dans une perspective constructive. À n’en point douter, il y a une intertextualité évidente dans les deux romans étudiés car non seulement les us et coutumes se rejoignent - il est question des peuples fang du Gabon et de Guinée-Equatoriale - mais il existe aussi à la fois dans L’amère saveur de la liberté La paix des braves 1907-1913 et dans Les ténèbres de ta mémoire, un narrateur qui parfois se garde de s’impliquer dans l’histoire, se contente de narrer en prenant des distances avec les faits. Surtout, le roman Les ténèbres de ta mémoire met en avant l’image de l’arrière-grand-père Motulu me Mbenga qui avait fondé le village du narrateur et l’avait mis sous la protection de leur animal totémique, le caïman : « un caïman avait aidé à traverser le fleuve Ntem au grand-père de ton père qui, très longtemps auparavant, avait été vaincu par les conquérants français et avait été obligé de fuir vers le sud » (1987, p.91). Tandis que dans L’amère saveur de la liberté La paix des braves 1907-1913 de Jean Divassa Nyama, l’excipit du roman nous relate comment à la veille du départ du Père Jean Obame les habitants du village se protègent des attaques extérieures non seulement grâce au « meigîr » (fétiche de guerre) et à l’huile d’iguane (2014, p.89), mais aussi avec le concours de leur animal totémique, le crocodile :
« Je referme le journal intime de Jean Obame. Tchono sera contente d’apprendre que j’en ai terminé et que je retourne demain à Moabi. [...] J’ai aperçu une flamme, je m’en suis approché. Dans une petite clairière, devant une case traditionnelle, un vieillard m’a souri. Il portait une peau de panthère et son corps était oint d’huile rouge. Devant lui brillait un fétiche bwiti. Il m’a dit en fang : « le brillant de ce métal indique que le bwiti a des yeux pénétrants auxquels rien n’échappe, ni les choses cachées, ni les choses futures. Personne n’aura jamais la mainmise sur nous ; nous combattrons contre tous ceux qui en veulent à notre liberté, et nous gagnerons, car le crocodile a toujours raison des imprudents qui viennent le provoquer dans son marigot » (2014, p.189). »
En réalité, le crocodile protecteur est le symbole de la répression, du châtiment qui guette celui qui ose attaquer. Il est à remarquer que le roman de Donato Ndongo-Bidyogo, Les ténèbres de ta mémoire ouvre une réflexion à plusieurs niveaux et fort intéressante sur le thème de la colonisation. À partir du personnage du narrateur, El Tio, l’auteur s’interroge sur les difficultés à appréhender les éléments culturels divers qui l’entourent. D’une manière ou d’une autre, le narrateur présente le grand frère de son père Bulu Abeso Motulu comme un chef dépositaire de la tradition familiale. L’image de Bulu Abeso Motulu n’en est pas moins édifiante puisqu’il envisage de lui apprendre à chasser au lieu d’aller à l’école occidentale et refuse catégoriquement de renoncer à la force magique, mystérieuse et redoutable transmise par le peuple qui l’avait élu. Ainsi, la construction d’une identité entre plusieurs cultures permet de relativiser et de vivre une expérience interculturelle. Mais, le père du narrateur s’oppose à l’oncle Abeso, refuse de se plier face à une civilisation qui, selon lui, n’a rien inventé. A cet homme qui a adopté les coutumes des Blancs, Abeso a trouvé le moyen de répondre par « des contes moraux, où la ruse et la patience venaient à bout de l’orgueil et de la brutalité, la tortue finissait toujours par tromper et ridiculiser le tigre. Il te prédisait ainsi que la patience infinie et l’astuce séculaire de votre caste, de votre tribu, de votre peuple finiraient par triompher de l’ostentation et de la toute-puissance des occupants » (1987, p.93). Dans le cas qui nous concerne, il y a bien une situation interculturelle susceptible de déclencher un conflit puisque les peuples en présence (administrateurs coloniaux et colonisés) ne partagent pas les mêmes formes d’expression, les mêmes univers de croyance et de sens et, ces clivages font obstacle à une bonne entente. Ceci dit, le narrateur dans Les ténèbres de ta mémoire est très attaché aux valeurs culturelles et s’en remet à la décision de sa famille lorsqu’il s’agit de donner une nouvelle orientation spirituelle à sa vie :
« mais il te fit répéter tes paroles, et tu les répétas : je vous demande la permission d’être prêtre. Alors l’oncle dit que les paroles importantes exigent des décisions importantes, et les décisions importantes doivent être méditées, maintenant va-t-en jouer, mon fils, et laisse-nous ici car nous devons parler de cette affaire, nous les adultes, et il faut que nous appelions ton grand-père Nguema Anseme (1987, p.137). »
C’est ainsi que le narrateur doit recourir à l’avis des ancêtres pour décider et il s’adresse à un “tu”. De plus, cette idée de songe revient toujours dans le récit où le narrateur semble se parler à lui-même tout en s’adressant au lecteur. Il n’est que de parcourir les pages du roman pour constater que la logique du narrateur-personnage semble ambiguë car il avance la thèse selon laquelle les ancêtres ont permis aux colons d’établir la civilisation occidentale sur les territoires colonisés :
« tu as été conscient du changement qui s’était opéré dans ta petite personne, oui, bien que, les murmures s’apaisant, tu n’y a plus guère pensé, car seule l’ascension vers un état supérieur te faisant gardien de ton peuple vis-à-vis des intrus, des gens de mauvaises foi, des pusillanimes et des incapables, car à tous ceux-là serait refusé l’accès aux reliques de la tribu afin que les secrets assurant l’unité et la prospérité ne soient pas connus des ennemis, seule cette ascension allait constituer dès lors ta vie, sans cesse protégée contre l’échec et les défaillances. Et cette nuit-là, souviens-toi, tu as vu pour la première fois ton arrière-grand-père Motulu me mbenga, fondateur de votre lignage et continuateur des traditions essentielles de la tribu sur cette rive du fleuve Ntem » (1987, p.50).
En outre, le plurilinguisme est patent dans L’amère saveur de la liberté La paix des braves 1907-1913 de Jean Divassa Nyama, nous avons des passages en latin lors de la cérémonie maritale à l’église : « in nomine Patris Filii et Spiritus Sancti » (2014, pp.181-182), « Ite missa est » (2014, p.77), des phrases en allemand lors des interventions barbares des soldats allemands à Oyem : « Hände über den kopf ! », « was ist das für ? », « Steht ! Komm mit mir ! » (2014, p.184) et des termes fang : « Dzamane », « Aborezame ! » (2014, p.182). Évidemment, le croisement entre la langue et la culture, l’utilisation de plusieurs langues présentent un domaine par excellence de l’approche interculturelle. On pourrait y voir l’expression d’un dialogue culturel, d’une créativité plus forte que toutes les formes de divisions, de répressions. Cette poétique interculturelle se lit à travers ce qu’Edouard Glissant appelle le « chaos monde » (1997, p. 22), en d’autres termes, le brassage de langues différentes. Il en va ainsi d’une littérature interculturelle qui s’enrichit de l’appropriation d’une multitude de langues. Tant s’en faut, Jean Divassa Nyama fait partie de ces auteurs gabonais qui se sont construits dans des contextes plurilingues et pluriculturels et optent donc pour une écriture marquée par la quête d’une identité, l’interaction entre les langues, la découverte de nouvelles possibilités d’expression dans plusieurs langues. Par ailleurs, Donato Ndongo-Bidyogo avec Les ténèbres de ta mémoire jette un regard sans complaisance sur les bouleversements culturels lorsqu’on doit s’approprier d’autres codes, une autre langue pour exprimer ce qui ne se conçoit que dans sa coutume, dans sa langue maternelle. On mesure alors la résistance de l’oncle Abeso quand le père Ortiz veut le convaincre de se convertir au christianisme, de se baptiser, d’avoir une seule épouse légitime :
« et alors l’oncle répliquait que lui aussi pouvait lui raconter les traditions de sa tribu car toutes les tribus ont les leurs et le secret de la paix entre les différentes tribus est que chacune conserve et cultive les siennes sans s’en prendre aux amulettes qui protègent les autres. Toutes les traditions ont leur part de vérité et leur part d’erreur ou du moins d’exagération et aucune ne peut être adoptée comme vérité unique » (1987, p.94).
De même, on perçoit bien cet attachement aux traditions séculaires et aux valeurs telluriques dans la scène où le narrateur rentre de l’école et son père l’attend pour qu’il l’aide dans ses plantations de café et de cacao : « maintenant que tu es là il faut aller à la plantation pour récolter le cacao le travail est essentiel on ne peut rester toute la journée à ne rien faire tu es un homme maintenant tu dois m’aider tu dois aller à la plantation, enlève ce costume et mets-toi une tenue de travail » (1987, p.102). Mais le narrateur ne veut passer sa vie à accomplir la même besogne que celle de son père, il refuse d’être « esclave à jamais de la récolte promise à M. Santos Casamitjana le Blanc qui achetait la café et de cacao de nos plantations et nous fournissait le riz et le poissons salé et les étoffes et le sucre et les boîtes de conserves sans qu’on le paye et qu’il défalquait des nombreux sacs de café et des nombreux sacs de cacao que nous lui apportions » (1987, p.103). Il est clair que le roman de Donato Ndongo-Bidyogo Les ténèbres de ta mémoire, aborde certes des aspects clés de la tradition, mais reste ouvert à la présence catholique sur le territoire. Si le narrateur dans Les ténèbres de ta mémoire de Donato Ndongo-Bidyogo n’arrive pas à se positionner et à adopter une posture résolument critique c’est à cause du souvenir du père car ce n’est pas sans une réelle fierté que s’établit la comparaison entre les lieux d’habitation du village et la splendide bâtisse paternelle :
« L’image de mon père, un grand Noir, mince, très ferme de caractère, qui avait décidé un jour de pactiser avec le colonisateur. Il s’était fait bâtir une grande maison en béton, avec un toit de zinc qu’on apercevait de loin, signe distinctif évident, qui émergeait, resplendissant, des constructions en terre et en feuilles de nipa au milieu de l’épaisse frondaison de la nature environnement […] Mon père avait, à la vue de tous mais imperceptiblement, abandonné la tradition pour s’introduire dans la civilisation. Aussi mon père était-il un Noir qui fait tout en grand, comme les Blancs, et c’est pourquoi on le respecte et même on le craint, et c’est pourquoi les missionnaires, et même le lieutenant de la garde coloniale qui administre notre district, trouvent le vivre et le couvert chez nous chaque fois qu’ils visitent notre village » (1987, p.21).
L’usage de la polysindète vient ici vient traduire la sensation permanente de vivre dans l’entre-deux. De plus, elle donne à voir, sous l’expression du déni, les multiples formes d’oppressions culturelles, la joie dans la quête d’une identité nouvelle, et par conséquent, la perte de sa culture, de son identité. Alors que le Père Jean Obame dans L’amère saveur de la liberté La paix des braves 1907-1913 tient à préserver à tout prix ses valeurs ancestrales et conserver sa foi chrétienne : « vers onze heure, j’ai commencé à dire la messe en latin, mais je l’ai traduite en fang au fur et à mesure » (2014, p.179). Il y a donc cette nécessité de sauver la culture en péril grâce à l’usage de la langue maternelle, mais surtout, se dessine une poétique de la relation, de l’acceptation de la culture de l’autre et c’est là qu’intervient la place de la littérature et l’image de la femme dans l’interculturel.
II- La place de la littérature et l’image de la femme dans l’interculturel
Dans les deux romans étudiés, on doit s’interroger sur la place de la littérature dans l’interculturel et sur la place qu’occupe la femme dans la conservation des traditions. Plus particulièrement, la déclamation du m’vett mérite d’être observée. Dans le meilleur des cas, les réalisations des femmes, en cette matière, sont très appréciables dans la mesure où elles posent aussi le problème de l’ancrage culturel et de l’éducation des masses. De la sorte, l’abandon des traditions n’est en aucune façon rédhibitoire puisqu’elle repose sur la base du respect des normes et des valeurs instituées. Sous ce rapport, le roman est le socle d’un esprit critique partagé entre les préjugés coloniaux entretenus par la littérature coloniale et la lutte entre la communion chrétienne et les fétiches. A la fin du roman de Donato Ndongo-Bidyogo Les ténèbres de ta mémoire, le Noir avec son mvet-oyeng vient rappeler que les traditions, les ancêtres vont accompagner le narrateur dans son choix, dans sa nouvelle vie, vers l’inconnu (1987, p.163). En revanche, Jean Divassa Nyama dans L’amère saveur de la liberté La paix des braves 1907-1913 met plutôt en valeur l’image de la femme joueuse de m’vett, il parle même de m’vettéenne à travers le journal du Père Jean Obame (1907-1909), à Lagha, le 19 août 1909 : « nous sommes allés assister à une soirée de m’vett donnée par une femme nommée Biloghé. Elle avait des plumes de vautour sur la tête et des amulettes sur ses avant-bras. Cette rencontre était donnée en mémoire d’un jeune homme mort pendant les premiers accrochages des Binzimas avec les troupes coloniales » (2014, p.140). Le chant de la joueuse de m’vett est épique car il fait l’éloge d’un combattant courageux, Bekalé. Ce dernier sera chargé d’aller rendre compte aux immortels de la situation des mortels :
« Bekalé raconta sa mésaventure aux taras (ancêtres) à longue barbe : « les Ntang nous dominent, mais ils ne comprennent pas le byeri, le melan, le mekagha, l’elonne, le m’vett, le bwiti, l’evousse. Ils veulent nous arracher ce que nous avons de plus précieux. Je suis venu vous dire que le monde que vous nous avez laissé s’effondre ». La nuit commençait à tomber quand Zame arriva ». (2014, pp.143-144). »
On ne peut oblitérer le fait que Divassa eût-il choisi d’être moins critique, de ne point afficher son différentialisme esthétique, thématique et linguistique qu’il serait insidieusement conspué. Il a, du reste, choisi de produire une œuvre très engagée dans la lutte anticolonialiste, de ne point s’investir dans la justification de l’entreprisse coloniale en évitant de faire siennes les thèses culturelles françaises qui se vantaient d’apporter le développement aux primitifs. Les onomatopées récurrentes dans le chant ici servent à souligner des sons de guerriers coupants, vifs et à entretenir une ambiance de riposte : « Wayem ! Anh ! Wayem ! Anh ! Pourquoi les Ntang sont surpris de nous voir aux sources du Komo et de la Mbé ? C’est plutôt nous qui devons être surpris de les voir sur les terres que Zame nous a demandé d’occuper. Mayem ! Mayem ! Anh ! Anh ! Mayem ! Mayem ! Anh ! » (2014, p.141). Le message délivré aux enfants du village par la femme est que la guerre livrée par les Ntang (Blancs) est injuste :
« elle joua quelques notes de m’vett et elle exhorta les Kü (mortels) à se mettre à l’écoute des Engong (immortels) « Que ceux qui ont des oreilles entendent, mais ceux qui n’en ont pas, suivent les signes et les mouvements de mes mains ». Ses doigts sautaient sur les cordes du m’vett et les calebasses placées de chaque côtés résonnaient de sons mélodieux. « Nous devons vénérer les immortels car ce sont eux qui intercèdent nos prières auprès de Zame qui nous a gracieusement donné le génie du fer pour fabriquer les armes pour nous défendre et les onzils, les couteaux, les machettes, les lances, les haches qui nous servent à débrousser, à abattre nos plantations et à chasser. Elle esquissa des pas de danses. Ses reins ressemblaient à une houppe d’ananas avec tout le raphia qu’elle portait » (2014, p.142).
La danse ici n’est plus perçue comme un sombre rituel obscène, tel que les premiers explorateurs, écrivains des romans coloniaux la qualifiaient, elle est l’expression de la vitalité, de l’énergie spirituelle du savoir délivré par les ancêtres et Jean Paul Sartre affirme à juste titre : « Je ne dis pas qu’un homme est cultivé parce qu’il connaît Racine ou Théocrite ; mais lorsqu’il dispose du savoir et des méthodes qui lui permettent de comprendre sa situation dans le monde » (1948 :193). En effet, la joueuse de m’vett transmet, communique par la parole, par le mouvement, les préceptes qui vont permettre à son public réceptif d’appréhender leur culture, de maîtriser leur environnement et de trouver des solutions à leurs problèmes. Dans Les ténèbres de ta mémoire de Donato Ndongo-Bidyogo, la musique a une essence plus sensualiste que spiritualiste, elle permet certes de guider et de rappeler au futur prêtre ses origines, mais aussi de rendre plus supportable, plus agréable l’imminence de la longue séparation avec les siens :
« Le noir au casque s’installait avec son mvet-oyeng dans le cockpit du pont et il commençait à égrener des sons sur un rythme lointain, lointain et tendre, qui allait t’accompagner dans ta cabine, tout au long de la soirée, de la longue nuit, tandis qu’il pleuvait, tandis que le bateau traversait le golfe ; et de longues années après tu continuerais à te mouvoir au rythme de ce balancement, bercé par les vagues et par la douce musique du mvet-oyeng » (1987, p.163).
Aussi, la musique agrémente-t-elle le voyage du futur prêtre vers l’inconnu. Du moins, la musique du mvet-oyeng a vocation à distraire et permet au voyageur de se mouvoir au rythme des sons de son terroir. En revanche, c’est un homme qui joue du m’vett ici et le rôle de la femme est plutôt prépondérant pendant le rite de la circoncision car elle prodigue de sage conseils et indique le chemin dans Les ténèbres de ta mémoire de Donato Ndongo-Bidyogo :
« et tout en se penchant pour cracher trois fois sur ma tête rasée, il se mit à chanter une mélopée harmonieuse et triste qui fut reprise, sur son ordre, par le chœur des femmes situées derrière nous. Devant nous s’ouvrit un couloir, et de l’ombre surgit la silhouette d’une vieille femme, nue jusqu’à la ceinture, les seins flétris pendant sur son ventre couverte du rouge padouk sur les bras et les cuisse et du blanc kaolin sur le torse [...] Quand la danseuse principale, l’akoma (longtemps après j’ai su que c’était la grand-mère maman Fina) se mit à louer la tribu et sa volonté de résistance, louanges chaque fois reprises par le chœur situé dans notre dos... » (1987, p.57).
C’est encore à la femme qu’il revient de délivrer des messages par le chant et la danse au cours des rituels importants de la vie de l’homme. Un autre critère mériterait examen, celui de la portée idéologique de ces arts du rythme et du mouvement. En effet, le chant et la danse enseignent sur les victoires glorieuses de ceux qui ont résisté farouchement à l’oppression culturelle, à l’aliénation de tout un peuple et perfusent de courage les jeunes circoncis. À ce titre, L’amère saveur de la liberté La paix des braves 1907-1913 de Jean Divassa Nyama est un roman constitué d’images plus parlantes les unes que les autres, en témoigne les propos de Jean Paul Sartre : « Parler, c’est agir (…). Ainsi, le prosateur est un homme qui a choisi un certain mode d’action secondaire qu’on pourrait nommer l’action par dévoilement » (1948 : 27-28). Quoique fictionnel, ce roman véhicule des images culturelles qui renvoient à des histoires, des rites connus. Le lecteur parcourt les lignes de l’histoire en partant de l’image de l’Abanga qui prend sa source en Guinée Equatoriale et rencontre l’Ogooué à Ebel à l’onzil arme utilisée par les Fang et les Kota, à l’image d’un joueur de m’vett. Ces images et les correspondances qui essaiment le roman, servent de réservoir documentaire. Au demeurant, L’amère saveur de la liberté La paix des braves 1907-1913 absorbe avec adresse la part de d’authenticité pour laisser place à la fictionnalité tant l’ensemble des documents s’interpénètrent. Sans effacer les traces de la périodisation des événements historiques et politiques, Jean Divassa Nyama contribue à faire du réemploi en littérature. Ainsi, Donato Ndongo-Bidyogo et Jean Divassa Nyama, grâce à leur œuvre romanesque, mêlent oralité et interculturalité et la femme y tient une place de choix dans la formation de l’être culturel et la transmission des traditions afin de faire face au multiculturalisme. M. Abdallah-Pretceille et L. Porcher dans Éducation et communication interculturelle ne décrivent-il pas la littérature comme le « lieu emblématique de l’interculturel » ? (1996 : 162). La colonisation, compte tenu de sa mitoyenneté avec le multilinguisme, le multiculturalisme , met en exergue l’interculturalité. Il n’en reste pas moins que l’expansion coloniale en Afrique a produit une multitude de romans à cheval entre roman exotique (loin des affabulations), roman d’aventure et roman nourri des récits d’exploration authentiques et des travaux ethnographiques.
III- La dénonciation de la colonisation
Les écrivains qui nous intéressent ici, dans une perspective purement esthétique dénoncent la colonisation. Il faut rappeler que la condescendance des colons vis-à-vis des colonisés part des principes avancés par des écrivains tel que Raoul Girardet dans L’idée coloniale en France de 1871 à 1962 : « C’est à elle (la France) qu’est échue la noble mission d’émanciper les peuples, de les ramener dans la voie du progrès et de la liberté, parce qu’elle est et restera l’élue de Dieu, la tête de l’humanité » (1972, p.103). Ainsi en est-il de l’action civilisatrice de la colonisation qui occulte la sanglante mission qu’était la sienne et résume le mieux le sentiment de supériorité qu’éprouvent les colons. Il n’y a guère d’ouvrage qui soit, à cet égard, plus virulent que L’amère saveur de la liberté La paix des braves 1907-1913 de Jean Divassa Nyama en ce qu’il fustige les massacres perpétrés au Gabon. Il ne faudrait pas croire cependant que le roman s’en tient à la dénonciation, il apporte des informations clés sur l’organisation de la résistance à la colonisation et sur la cruauté de l’entreprise coloniale. Un peu plus loin, le narrateur évoque, le Père Jean Obame ayant rédigé son journal à la Mission Saint-Paul de Donguila le 21 avril 1907 :
« Ma troisième pensée est pour toi, lecteur, qui lira ce texte dans 20, 50 voire peut-être 100 ans. Je veux que tu comprennes que je n’ai aucune haine contre les Blancs en général et les Français en particulier, mais que j’abhorre la colonisation. Oui, j’apprécie qu’on nous apporte la vrai foi, les soins, la culture occidentale. Mais pourquoi faut-il nous priver de liberté ? Pourquoi nous humilier en nous appelant « indigènes ». Ne sommes-nous pas simplement des hommes, comme tous les hommes ? Chacun des enfants que je scolarise est une graine qui grandira si haut que la cage dans laquelle le colon veut nous enfermer sera trop petite. Adulte, ces jeunes puiseront dans cette civilisation qu’on veut nous faire absorber de force, la force de chasser le colonisateur » (2014, p.66).
Entendons également que ce réquisitoire du Père émaillé de reproches et d’interrogations appelle des réflexions ou un débat qui suscite des critiques à l’encontre du colonialisme. Sur ce point, nous avons une vision plus acerbe de la lutte contre la colonisation avec Jean Divassa Nyama dans L’amère saveur de la liberté La paix des braves 1907-1913, alors que Donato Ndongo dans Les ténèbres de ta mémoire met en évidence la lutte interne que livre le narrateur entre son désir d’aller à l’école des Blancs et de conserver son identité culturelle :
«
et le moment est venu de mettre fin à ce conflit parce que mon âme ne peut plus supporter tant d’affliction ; mon père, je n’ai pas la vocation du sacerdoce. Je n’eus pas trop de mal à dire tout cela, c’est vrai, car la peur avait disparu et c’était comme si des forces ancestrales parlaient par ma bouche ; la lune était éblouissante » (1987, p.19).
La position de Donato Ndongo ne peut être que mitigée, se pourrait-il qu’il rejette de façon radicale la colonisation ? Rien n’est moins sûr, si l’on en juge la formation de ce romancier issu d’un pays colonisé, envoyé dans une université d’Espagne. L’auteur porte nécessairement les marques caractéristiques de la culture fang et espagnole. Jean Divassa Nyama dans L’amère saveur de la liberté La paix des braves 1907-1913 développe une vision militariste et raciste du colonisateur qui envisage d’ouvrir les comptoirs africains aux commerçants à coups de fusil. On lira, sous les nombreux réquisitoires que comporte le roman, la volonté d’invectiver, de s’indigner contre les exactions coloniales justifiant ainsi son entreprise anticolonialiste, et par nature polémique. Cas exemplaire, le personnage d’Ekam Na, le chef d’Ebelé explique au Père Jean Obame qui cherche une explication à toutes ces violences :
« nous ne sommes pas violents, nous avons du courage, mais nous préférons la palabre pour résoudre nos problèmes. Aussi, avons-nous besoin pour nous défendre de nous allier avec ceux qui aiment se battre. Depuis toujours, un peuple vit à côté de nous, quand ce n’est pas au milieu de nous, un peuple de guerriers intransigeants, cruels, même, qui ne craint pas la mort, ce sont les Effack, descendants d’un guerrier redoutable, Oké-Mvé-Ntom qui savent préparer une potion capable de rendre un homme invulnérable. Ils sont notre rempart contre tous ceux qui nous agressent. En échange, nous leur donnons en mariage nos belles femmes. Cet équilibre obligeait ceux qui nous voulaient du mal à nous respecter, et nous pouvions nous livrer à ce que nous faisons le mieux : le commerce » (2014, pp.111-112).
Bien entendu, cette description transpire la dénonciation malgré la mise en valeur des comptoirs commerciaux lucratifs. De surcroît, la typologie y est telle qu’on ne s’égare pas seulement dans la dénonciation, Jean Divassa Nyama entend apporter un supplément de savoir à ses contemporains, tout en illustrant l’audace des peuples épris de justice, des érudits plus que des hommes matérialistes, étrangers à toute idée d’enrichissement marchand. Quoi qu’il en soit, à mesure que l’implantation coloniale impose ses objectifs de rendement mercantile en s’affranchissant de toute obligation morale, les chefs guerriers mettent en place des stratégies leur permettant de résister à l’occupation coloniale. Et que dire du discours anti-colonialiste du Père Obame, missionnaire catholique qui dénonce avec la plus grande véhémence, le clivage entre les colonisés et le colonisateur. Le roman s’assigne une vocation réaliste et met aux prises, dans une extrême violence, les colons et leurs adversaires. En outre il dresse la conception idéologique de l’oppresseur et révèlent les vérités étouffées pendant des années afin de ne plus permettre au pays colonisateur de « conserver son rang dans le monde » Eugène Josset (1903, p. 330). En fin de compte, un éclairage différent apparaît donc chez Divassa car on y rencontre une résistance culturelle et militaire de la part des peuples colonisés. La logique développée dans le roman de Donato Ndongo-Bidyogo, Les ténèbres de ta mémoire est différente vu que la mission civilisatrice semble désintéressée et salvatrice sans jamais évoquer, même allusivement, la violence dont elle est entachée (émeutes et rebellions). Le titre même du roman de Donato Ndongo-Bidyogo, Les ténèbres de ta mémoire, laisse sourdre le flou entretenu par le narrateur, partagé entre la rage contre l’injustice et le désir d’accepter cette civilisation qui, à ses yeux, a du mérite. Ainsi, la restitution de la mémoire collective demeure altérée par des souvenirs relatifs à quelques œuvres de bienfaisances. Par exemple, le jeune postulant l’exprime en ces mots :
« avoir été l’enfant de chœur du père Ortiz me valut des privilèges précoces : je mangeais avec lui du poulet rôti avec la sauce tomate en boîte et de l’huile d’olive, des sardines en conserve, des biscuits, et parfois même du pain. Oui le prêtre était un personnage très important, un être envoyé par Dieu une fois par mois pour nous annoncer la sainte Parole, et dans les villages on ne lésinait pas sur ce qui pouvait lui rendre la vie terrestre plus agréable, anticipation de la vie céleste qui l’attendait - et qui sait moi aussi peut-être – comme apôtre du seigneur, ayant consacré sa vie à la conversion des fidèles » (1987, p.23).
Par le biais de la flatterie, les administrateurs coloniaux échafaudent des politiques bien intentionnées d’éducation et de développement prospère qu’ils apportent aux peuples colonisés. Ils se veulent moralisateurs avant la lettre, pour justifier les exactions coloniales, la tyrannie qu’il inflige à ceux qui entravent leur expansion. Ils massacrent car le profit est politique et économique, ils pensent la colonisation sous un angle religieux, ils doivent instruire des sauvages. El Tio finit par céder à la tentation de la civilisation occidentale, d’adhérer au catholicisme et de devenir lui aussi prêtre :
« On voyait la coque rouillée et noire d’un vieux bateau échoué, bateau coulé, disait-on, par les hordes rouges des antéchrists, sur lequel avait tiré l’armée de Satan, où se trouvaient des religieuses. Un bateau qui est aujourd’hui encore le symbole impérissable de la virile victoire du bien sur le mal, témoignage indélébile de la férocité des apostolats et des hérétiques qui avaient voulu nous réduire en esclavage en nous écartant de la véritable foi et en plongeant la patrie dans le marécage des « ismes » […] et toute la gravité de ces pensées se refléteraient à jamais sur la photographie que nous sommes allés faire faire aux magasins Picocar, premier souvenir de mon départ du pays, dernier témoignage de mon irréversible ascension vers les gloires du néant » (1987, pp.156-157).
À l’opposé, dans L’amère saveur de la liberté La paix des braves 1907-1913 de Jean Divassa Nyama la réaction des Kotas et des Fang est, non moins prévisible, car ils mettent en fuite ces terroristes avec une telle pugnacité qu’il faille faire intervenir le Père Jean Obame. Il commence dans ce roman historique colonial – épisode inévitable – par gagner la gratitude des autochtones en évangélisant, le colon démesurément cupide et déloyal, « civilise » les hommes en leur apportant l’ordre et les techniques de sa civilisation. Au reste, sa conquête sert à la « mise en valeur » des ressources de la colonie et donc au négoce. Évidemment, les pays colonisés pourvoyeurs de matières premières ou les employés subalternes sont maltraités dans les factoreries. Les colonisés sont contraints de se soumettre, faute de quoi ils sont battus ou mis à mort (2014, p.56). Persuadé que le Père Jean Obame a su dissuader les Pahouins de faire la guerre aux colons, le gouverneur lui propose de le nommer aumônier du troisième bataillon de tirailleurs sénégalais, il décline cette promotion : « Je suis désolé, mais je suis au service de Dieu, tout d’abord, et aussi de mon peuple, les Fang. L’armée coloniale n’en fait pas partie » (2014, p.125). Le dessein de L’amère saveur de la liberté La paix des braves 1907-1913 de Jean Divassa Nyama est d’informer, de fournir des comptes rendus officiels, des témoignages sérieux sur les contrées, les cultures, les peuples inconnus des autres peuples. C’est avant tout en descripteur et en narrateur que Jean Divassa Nyama modèle son récit sur les étapes de l’itinéraire du prêtre, le Père Jean Obame. Il est évident que l’explorateur en mission évalue les ressources naturelles des zones visitées et la résistance des populations à l’occupation coloniale et à la religion catholique. On parle de commerce et de répression militaire, mais le combat idéologique est plus patent. À ce titre, Jean Divassa Nyama tire à profit les documents historiques, assujettit ces matériaux d’emprunt (réels) aux pratiques narratives du roman en les mettant en fiction. Pour sa part, Donato Ndongo-Bidyogo dans Les ténèbres de ta mémoire n’a pas voulu montrer des colons qui affectionnent les guerres mais des missionnaires soucieux de négocier leur passage et d’asseoir la domination de leur religion par leur mission civilisatrice. Cependant, il est non moins clair qu’un écrivain qui a vécu en Espagne aurait eu beaucoup de scrupules à désapprouver une culture dont il est tributaire. Vu son lieu de résidence, il eût été bien incapable de formuler clairement sa position anticolonialiste, de dire sans détour l’essentiel de la vérité, contrairement à ce que pourraient laisser entendre les propos de Capitaine Danrit qui dénonce « les puissances européennes découpant le Continent noir en tranches proportionnées à leur appétit et s’en partageant comme un vil bétail les populations primitives. », cette civilisation, selon lui, « repose sur le matérialisme, l’athéisme et le mépris des lois de Dieu » (1894, p. 125). Néanmoins, le lecteur ou l’étudiant pourrait apprendre davantage sur le dialogue interculturel et les diverses orientations idéologiques de la colonisation en lisant les deux romans étudiés, il pourra comparer, nuancer et faire preuve de clairvoyance sans verser dans le manichéisme. Plusieurs scènes de L’amère saveur de la liberté La paix des braves 1907-1913 peuvent également donner lieu à des représentations théâtrales ou des jeux d’argumentation ou d’exercices de prise de parole, d’expression orale. Somme toute, nous souscrivons à l’avis de Hanta Rakotoma et Mihanta Ranaivo qui pense que : « l’appropriation de la formation passe par une médiation interculturelle qui unit dans une seule et même visée éducative les rituels formalisés de la classe et les itinéraires souples des activités extra-curriculaires telles que les ateliers ludiques ou clubs » (2004, p.5.)
Conclusion
Les productions littéraires africaines se sont mises au service d’une poétique interculturelle animées par une fierté à transmettre de génération en génération le combat mené pour la décolonisation. Même si les romans coloniaux écrits par les fils des colons se sont ingéniés à démontrer l’enjeu que représentait la colonisation, on s’en remettra à l’avis de Boniface Mongo-Mboussa : « Il nous faut d’urgence une nouvelle manière de voir et d’agir. C’est tout l’enjeu de l’interculturel. Que la culture n’alimente plus la guerre et la violence mais qu’elle nous aide à vivre ensemble ». Pour finir, le rôle de l’interculturalité dans la création romanesque tend à évoluer vers le dialogue, le respect mutuel, le métissage culturel. Sans doute n’était-il pas nécessaire, dira-t-on, d’avoir vécu à l’époque coloniale pour mieux la décrire, les archives et le journal intime d’un prêtre offrent une matière consistante à L’amère saveur de la liberté La paix des braves 1907-1913 de Jean Divassa Nyama. Tandis que Donato Ndongo-Bidyogo dans Les ténèbres de ta mémoire, donne la parole à un enfant de chœur promue à un avenir de prêtre, mue par le désir de faire partager ses expériences et ses émotions. Ces deux écrivains ont produit des romans d’exploration à forte dominante narrative et didactique, destinés à cultiver les apprenants.
Bibliographie
Corpus étudiés
DIVASSA NYAMA Jean, 2014, L’amère saveur de la liberté La paix des braves 1907-1913, Bertoua, Éditions Ndzé.
NDONGO-BIDYOGO Donato, 1987, Les ténèbres de ta mémoire, traduit de l’espagnol par Françoise Frosset avec la collaboration de J. Drucker, Paris, Gallimard, coll. Continents Noirs.
Ouvrages de référence
ABDALLAH-PRETCEILLE M. et PORCHER L. 1996, Éducation et communication interculturelle, Paris, P.U.F.
ASGARALLY Issa, 2005, « Entretien de Boniface Mongo-Mboussa avec le professeur Issa Asgarally, à propos de L’interculturel et la guerre » in L’interculturel ou la guerre ; préface de J.M.G. Le Clézio, Article N° : 4270, Port-Louis (Maurice) : Presses du M.S.M.
BERTHELOT Pierre, 1904, Culture et Réalité Sociale, Paris, Seuil.
DANRIT Capitaine (pseudonyme d’Émile Driant), 1894, L’Invasion noire, tome 1, « La mobilisation africaine », Paris, Flammarion, s.d.
GIRARDET Raoul, 1972, L’idée coloniale en France de 1871 à 1962, Paris, La Table ronde.
GLISSANT Edouard, 1997, Traité du tout-monde, poétique IV, Paris, Gallimard.
JOSSET Eugène, 1903, À travers nos colonies, livre de lectures, Paris, Armand Colin, troisième édition.
RAKOTOMA Hanta et RANAIVO Mihanta, 2004, « interculturalité, interdisciplinarité et théâtre » in Le Portique, Revue de philosophie et de sciences humaines, Cahier 2.
SARTRE, Jean Paul, Qu’est-ce que la littérature ?, Paris, Gallimard, 1948.
SEILLAN Jean-Marie, La (para)littérature (pré)coloniale à la fin du XIXe siècle (Université de Nice-Sophia Antipolis, p.33-45.
WIEVORKA Michel, 2001, La Différence, Paris, Balland, (voix et regards).