SOURIRE DE LA MER
Hélène est calme comme la mer, et passionnée comme elle. Hélène a ses tempêtes ; mais elles lui coûtent bien moins qu’aux grands rocs qu’elle bat. L’écume est un élément de sa parole. Elle s’orne de ses violences ; elle pleure en souriant. Elle se fait un collier et des amulettes des épaves qu’elle a faites. Elle use en baisant et ne s’use pas. Elle noue le charme de la fragilité au cou de l’indifférence, et sa langueur dénoue. Elle est unie sur les désastres qu’elle cause ; son sourire plan est alors le miroir de l’immense silence. Sa beauté fait naître des douleurs qu’elle ne ressent pas. On se perd pour elle, et elle s’y résigne, ne l’ayant jamais su, ne le voulant qu’à peine.
La mer a tous les âges. Elle est le regard du myosotis à l’aurore. Elle est la pierre précieuse de midi. Elle est le pollen du crépuscule.
La mer ignore la misère infinie de l’algue sous le flot, les transes du goémon qui sèche au soleil, quand les ventricules du varech, par pulsations brèves, éclatent. Hélène, tu méconnais ainsi la misère de l’homme sous la marée du temps. Et que fais-tu de son cœur qui se brise, au soleil de la connaissance ?
Le bruit du flot encense Hélène. Ce va-et-vient primordial la caresse, et quand elle a sommeil, la berce. La lutte désespérée, toujours reprise, toujours à reprendre, elle s’y prête en riant, la nonchalante ; voluptueuse, elle s’en croit le prix. L’image de la vie passe sur elle, orage qu’elle reflète. Elle joue de l’inquiétude perpétuelle, et se balance à la malédiction de l’éternel mouvement.
Si le bonheur était le rythme de la volupté, quelle certitude hélas, et que tout serait plus simple.
On juge de la beauté sur le plaisir qu’on en attend. Beaucoup de femmes ont cette innocence. Mais, pour quelques hommes, il arrive qu’ils se font une joie d’où le plaisir est presque absent. Chassez-moi ces hommes de la République, dirais-je aux filles de Platon quand elles feront la Loi.
La femme se croit la poésie et l’est peut-être. Mais le poète, c’est l’homme. Hélène elle-même est lasse d’être chantée.
Qui conteste le désir, le tue. Et l’on meurt, pourtant, de désirer en vain.
Hélène, ton tourment c’est le prix que je donne à ta beauté. Ton châtiment, aussi. Tu ne seras pas, tu n’es pas toujours belle.
Le coquillage du monde, entrouvert par la lumière, se ferme insensiblement sur la charnière veloutée de la forêt. Et la perle de feu, le soleil, roule vers le bord ; la valve de nacre, le ciel, descend ; et la valve dont la fraîcheur bleue est une flamme, la lèvre passionnée de la mer, s’enfle et tremble.
Que veut-elle ?
Elle ne sait si elle aime ce qu’elle embrasse, ni si même elle en aime la douleur. La mer monte, et les rocs de bronze, cachant un profond frissonnement, penchent.
Puissance prodigieuse d’Hélène, don de Tantale : dans l’amour qu’Hélène inspire, il y a un ardent désir du corps pour l’âme, et un désir égal de l’âme pour le corps. Ainsi le désir d’Hélène est éternel dans l’homme. Sa chair ne désire pas tant la chair de la déesse, qu’il ne brûle, en saisissant la chair, d’embrasser l’âme même du désir, qui est l’âme de cette femme. Et il ne se rassasie point de l’embrassement parce que, possédant l’âme, elle renouvelle en lui l’ardent désir de la possession charnelle. Puissante Hélène, elle valait bien la guerre de Troie. J’aurais voulu qu’Achille en fût tenté.
Grand crime entre les amants : quand la chair de l’un ne parle plus à la chair de l’autre. Pour la plupart, la pauvre âme alors est bien en danger.
L’homme, moins fidèle à la chair que la femme, s’indigne pourtant plus du changement. C’est, quand il en a, qu’il donne plus de cœur et plus d’âme.
Je parle de l’âme, et j’en sens le ridicule. Mais le ridicule de la chair, s’il s’agit d’amour, est encore plus grand.
La mer monte.
Un doigt de sang marque de fièvre le calme défaillant du jour. Le terme du jour chemine comme un jeune dieu de marbre noir, qui marche vers la terre. Actéon, Diane te chasse. La nuit paraît sur le seuil des eaux. Elle ouvre la porte, et la lampe de la lune oblongue la précède, qu’élève infailliblement l’esclave fidèle des profondeurs.
En vérité, c’est le fond de la mer qui se révèle.
La mer monte et commence à parler fort.
MESSAGE DE PÂRIS
Dévoré d’ardeur et d’ennui, je dors dans ma pensée comme dort au soleil un pont sur un fleuve à sec. Pourquoi, Hélène, mêles-tu l’ennui à l’ardeur ? Le profond ennui que tu me donnes me rend la bouche si dure que mes dents percent sur mes lèvres ; tu perds les caresses de mon ardeur : car j’ai peur pour toi : ce serait des morsures. Et tu dis alors que je ne t’aime plus.
Comme le diamant ne s’use qu’à la lime de sa propre poussière, ainsi, mon amour use mon amour. Mais cette poussière vient de toi, Hélène ; c’est toi qui fais cette limaille corrosive.
Entre amants, il n’y a que les coups et les caresses. Tout ce qui n’est pas baisers fait blessures. Et plus que tout, plus que les poings, plus que les mains ferrées de couteau, les paroles blessent.
Les amants sont engrenés pour jamais chair à chair. La parole de l’Écriture est imprescriptible, qu’elle bénisse ou qu’elle tombe à malédiction : voici la chair de ma chair.
Quand tous les ressorts ne s’entendent pas, joint à joint, la vie de l’un fait scie de toutes ses dents sur la vie de l’autre.
À la fin, cet homme et cette femme qui se sont aimés, ne sont plus qu’une plaie qui suppure de rancune, ou deux ruines affamées, couturées en tous sens de marques et de cicatrices. Les pires blessés, ceux qui s’aiment encore en se blessant, et ne cessent pas de se blesser tout en s’aimant. Pour les cœurs profonds, il n’est pas de divorce.
Souvent, tu m’as pris dans tes bras, Hélène, et tu m’y as tenu encore blessé de tes coups et battu de tes vaines tempêtes. Combien de fois tu m’as serré sur ta gorge, plus absent et plus froid qu’un mort. Que ma chair sensuelle était loin, et tu t’en doutais à peine.
Tu avais déchiré ma vie, et tu ne possédais que mon ombre. Imprudente ! Par la plaie que tu avais ouverte, par delà ma dépouille rigide, mon âme pleine du dégoût sans bornes et sans paroles que la volupté périssable inspire, s’était rendue dans la clairière au bois des pleurs, sous les pins lunaires du souvenir. Tu croyais me tenir ! Et mon âme, changeant d’exil, était couchée dans la sainte prairie des larmes, près de ses sœurs immortelles, la Vie Perdue, la Passion dans la Douleur et la Contemplative Psyché dont le vent de terre a éteint la lampe. Tu parlais ; tes dents baisaient mes lèvres, et tes lèvres mordaient. Mais moi, dans la contemplation suprême, je trouvais l’unique consolation qui est de n’en plus chercher, parmi les fleurs sanglantes, toutes les flammes du cœur, qui n’ont pas plus d’un jour et qu’il veut éternelles.
Hélène, Hélène, qu’as-tu fait ? Il ne fallait pas exciter en moi le vent de la puissance qui dévaste. Il s’est levé, le noroît terrible de l’ennui.
O déesse, pourquoi t’ai-je tant aimée ? Tu n’es plus qu’une femme.
Pâris t’envoie un message : Ma vie est perdue. Quoi de plus affreux que de se dire : ma vie est perdue ? — Elle est perdue, Hélène ! Et toi aussi, ma beauté : tu t’en vas, tu descends la pente : tu touches à ta perte.
La lampe ovale de la lune est haute dans le ciel. En vérité, le fond de la mer se révèle. L’écaille noire de l’océan laisse couler son silencieux trésor de perles. Et les rocs s’enfoncent, à l’ancre de la nuit.
La mer monte et la grève recule. Les rocs ont de l’écume jusqu’au ventre, et le violent baiser d’eau cache leurs mains de laboureurs posées sur leurs genoux.
Es-tu celle à qui l’on ne veut pas parler, mais que l’on désire, pour s’y confondre ? — La mer monte et crie fort.
ORAGES
Pâris a ses pleurs. Et dans l’insomnie, il les cache. Il entend rouler dans son cœur le torrent des plaintes qu’il étouffe. Même usés, les sentiments et les galets dociles gémissent au choc des vagues ; ils ne sont pas si ronds ni polis qu’elles ne sont opiniâtres et fluides.
La femme qui ne croit qu’à l’amour, elle ne croit à rien. C’est la servante qui rallume le feu chaque matin avec colère, et plusieurs fois le jour, s’indignant qu’il puisse s’éteindre. C’est parce qu’elle ne croit à rien, qu’elle croit au seul amour. Ah, dit Pâris, ici c’est le dieu qui se détourne du fidèle.
Des cris. Des larmes, des sanglots. Dans la rue, Andromaque secoue la tête ; et le roi Priam, prêtant l’oreille, penche l’ombre de son vieux front. Il reconnaît la musique funèbre, qui retentit dans le palais d’amour.
— On s’assassine dans cette maison.
— Oui, sans se toucher, ils se tuent. Et à la fin, même sans parler. Sans se voir, même : de leur seule présence.
Terrible pouvoir d’une femme sur un homme : quand elle se connaît celui de le faire souffrir. Elle ne joue plus avec ce grand cœur : elle pèse sur lui, elle y presse, dans une rage incurable et dans une sorte de curiosité sacrée : jusqu’où peut-elle aller ?jusqu’où sans le briser ? ou, peut-être, pour voir s’il se brise, ce qui en sera ?
C’est sur l’amour qu’il a pour elle qu’elle se fonde à le torturer.
Elle abuse du pardon. Et comme elle peut l’attendre, elle se fait un droit de ne pas le mériter.
Et terribles encore, ô Hélène, ces jours d’humilité qui suivent les nuits de supplice et de querelles. La bonace est un nouveau combat : la molle tyrannie de la résignation a ses fers rouges, et le Denys taciturne du repentir son oreille.
Ces pleurs, cet air battu, cette douceur lasse, agenouillée dans le remords de péchés qu’on avoue sans y croire, voilà les cruelles funérailles d’une journée cruelle et mal morte, qui doit ressusciter avant d’avoir été ensevelie. Ici la victime est tyran et le tyran victime.
C’est dans la femme que l’homme apprend à connaître la méchanceté de l’enfant. Et dans l’enfant, que la femme connaît la méchanceté de l’homme.
Tout donner et ne rien attendre : c’est du cœur que je parle, en amour. Malheur à qui attend, ne fût-ce que l’oubli d’une femme. L’oubli leur est encore une arme pour frapper. Et le pardon en est une autre. Dans l’homme, c’est la patience : elle travaille une femme à coups de stylet.
Faibles pour nous donner du repos, bien fortes pour nous l’ôter. Faibles pour nous sauver, fortes à nous perdre.
— Mais toi, dit Hélène à Pâris, en m’enlevant ne te flattais-tu pas de me sauver ?
PÂRIS ET HÉLÈNE
ELLE. — Tu reviens dans mes rêves, et je te retrouve jusque dans mon sommeil. Je te désire et je te crains. Mais en vérité si je te reconnais, c’est surtout au repos que tu m’ôtes. Vois comme tu me parles durement. Et tes yeux sont si durs sur ma face : ils lapident mes lèvres.
Lui. — Dur ? peut-être. Il faut bien que je me fasse dur, si je veux vivre. Je dois me roidir. J’ai honte de céder à la tourmente.
ELLE. — Meurs plutôt dans mon amour.
Lui.— Tu le voudrais ? Non. Il faut que je m’endurcisse, mais pour supporter tant de souffrance, — l’amour que j’ai et l’amour que tu as pour moi.
S’appartenir : c’est le vœu de l’homme qui doit agir ; et quel homme n’a point une œuvre à faire ? — Car, s’il a du cœur, combien de fois ne s’abdiquera-t-il pas lui-même ? Pourtant, il lui faudrait s’appartenir, puisqu’il appartient à une force impérieuse.
S’appartenir : c’est à quoi la femme ne lui voit pas d’excuse. Il faut qu’on lui appartienne. On la dérobe, si on se dérobe.
Et vous ? disent-elles. — Nous, c’est nous ; et vous c’est vous.
Quand on s’est fait beaucoup souffrir l’un l’autre, il reste en chacun une lie de souffrance. Le moindre orage de paroles fouette cet impur dépôt et le fait remonter à la surface. Selon les cœurs, cette vie se dissout en tendresse arrière, pitié sanglante, brou de haine ou de dégoût.
Quand une femme se dit trop qu’elle aime, elle met autant d’amour à torturer un homme qu’à le servir : pour le soigner, elle voudrait qu’il fût malade. Vœu qui reste rarement sans effet. Une femme s’excuse ainsi du mal qu’elle fait, par l’amour qui le lui fait faire.
Rien n’est donc plus terrible dans une femme qu’un amour qui se complaît en lui-même, qui se vante de sa force et s’assure trop de n’avoir point d’égal. Un tel amour peut avoir les mêmes violences que la haine. Car, à la fin, un tel amour ne se croit jamais assez payé. En amour, qui comptera avec justice ? Mais c’est déjà être injuste que de compter.
Une femme éprise de son amour plus que de l’homme qui en est le triste objet est pareille à un malade qui cultive sa maladie. Il a beau la détester, il s’est mis en elle. L’envenimer, c’est y donner des soins.
ELLE. — Heureux l’homme qui me rendrait heureuse. — C’est ce qu’elles disent toutes. Et malheur aux autres. Surtout malheur à toi, pauvre homme.
Lui. — Je dispute avec moi-même, s’il y a plus de rancune dans mon amour pour vous, ou plus d’amour dans ma rancune. Que ne puis-je le savoir ? J’en aurais le cœur moins lourd.
ELLE. — Ne cherche plus : c’est la rancune qui l’emporte. Elle seule se laisse poser de telles questions : jamais l’amour.
HÉLÈNE AU TOMBEAU
Pâris est mort depuis neuf mois.
Neuf mois : Le temps qu’il faut pour faire un homme. C’en est fait de mon amour : Je ne veux plus être immortelle, dit Hélène.
Une femme, jamais, ne se contente de ce qu’on lui donne : Si c’est la chair, elle veut la tendresse de l’âme ; si la tendresse, elle veut la chair. Ce qu’elle rêve, c’est ce qu’elle n’a pas. Voilà pourquoi elles sont si bien à l’église : elles y ont ce qu’elles veulent, et ce qu’elles n’ont point elles rêvent qu’elles l’ont. Tandis que chez elles, il leur arrive, ce qu’elles ont, de rêver qu’elles ne l’ont pas. Elles croient à la vie et au bonheur. Or, c’est un rêve qu’il faut faire à l’église si on veut qu’il dure.
La femme, dont le cœur déçu vieillit avant le corps, qui dira la cage au fond d’un caveau où cette triste hirondelle tremble de froid ? Longue agonie, longs frissons, longue mort.
Avoir pitié des femmes : c’est une œuvre d’homme. Car enfin l’homme doit peut-être à toutes la pitié qu’il a de sa mère : je lui ai coûté la vie : — bien des douleurs, bien des cris, bien des veilles.
Une certaine pitié, toute chaude de tendresse, et qui entoure la créature comme la terre réchauffée de Pâques embrasse les racines, il n’est rien parfois qui ranime mieux une femme dans sa misère : c’est une plante qui reprend dans la terre du cœur.
Hélène au tombeau. Profondément déçue, elle pense avec terreur à la trahison suprême de ce lit, après les autres. Et pourtant elle sourit encore.
Le grand sommeil de sous terre... Et toute cette agitation de la vermine à la surface... Et pourtant elle sourit encore. N’est-ce pas encore une vie ? O beauté infortunée, misérable splendeur de la chair.
Mais cela grouille aussi, en silence..., là-dessous. Quoi ? là même l’horreur ne finira pas ? La morne tempête serait perpétuelle ? O Hélène, vas-tu, vas-tu être aimée encore des vers ? — Et pourtant, tu souris.
La mer ne parle plus. La lune oblongue penche. L’esclave des profondeurs ramène insensiblement la lampe de mélancolie. Le calme est sur la mer. La mer couvre les rocs.