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Hommage à Jean-Paul Dollé : 4. L’Inhabitable capital. VIII. Nihilisme et maladie - IX. Les deux nihilismes. 

mardi 3 mai 2011, par Jean-Paul Dollé

 EXTRAIT. Présentation : L’Inhabitable capital (Crise mondiale et expropriation) est un jeu de mot grinçant à tous les titres du dernier essai publié par Jean-Paul Dollé, en mars 2010, aux Nouvelles éditions Lignes. L’ouvrage kénotique d’un philosophe activiste si bon vivant qu’il ne chercha pas la réalisation de son confort ni de sa joie dans le luxe est peut-être un testament, puisque l’auteur vient de mourir un an après avoir publié ce livre, le dernier. Le texte informe particulièrement l’actualité philosophique critique de la fin des sociétés de l’économie politique, et critique de l’absence de rapport du capitalisme à l’existence, mais encore critique du réformisme et des expériences participatives, et peut-être même autocritique, tandis qu’il restitue un bilan désastreux de la citoyenneté post-politique dans la "citadinité" — concept extrait du livre — contemporaine.

Jean-Paul Dollé, L’inhabitable capital
Éditions Lignes, 16 avril 2010. 112 pages.
ISBN : 978-2-35526-047-6
EAN : 9782355260476
L’éditeur informe par l’abstract de la 4è de couverture, une recension raisonnée par l’éditeur, et l’accès à l’entretien de l’auteur avec François Lemercier le 16 avril 2010 sur France Culture, l’ouvrage en vente
dans sa librairie en ligne à cette page
.


TABLE


 I. -----
Quelle crise ? p. 7

 II. ----
Le propre de l’autre. Les expropriés expropriateurs p. 29

 III. —
Sans logis et citadinité. Liberté - Propriété et liberté - urbanité p. 41

 IV. ---
Après l’écrasement, le désastre. Les subprimes — La crise du désastre p. 53

 V. ----
La crise des subprimes comme révélateur de l’inexistence du lieu habitable p. 59

 VI. ---
L’urbanisme comme technique à l’ère de la dévastation de la terre p. 67

 VII. —
Posséder ou exister p. 75

 VIII. -
Nihilisme et maladie. Art et Grande santé. Baudelaire et Nietzsche p. 83

 IX. ---
Les deux nihilismes p. 89

 X. ----
Grégarisme, loi du marché. Enlaidissement du monde p. 95

 XI. ---
Le capitalisme exproprie la terre entière des lieux de l’habiter p. 105

___


[...]

VIII. Nihilisme et maladie

Art et Grande santé — Baudelaire et Nietzsche

°


 L’esthétique du choc de Baudelaire, telle que Walter Benjamin l’analyse comme remède à l’ennui, rentre en correspondance avec la critique nietzschéenne de la "musique énervée" de Wagner.
 Ici se pose la question du "nihilisme". Baudelaire est-il nihiliste parce que "énervé" comme Wagner ? En quoi Wagner est-il un énervé, un "cas" au sens médical du terme ? Pour Nietzsche en effet, Wagner demande à la musique d’être autre chose qu’elle-même parce que, dit-il, elle signifie "l’infini". Wagner, selon Nietzsche, est un musicien hégélien : "Il se forgea un style signifiant l’infini. Il devint l’héritier de Hegel [...] La musique comme idée. [1]"
 Suivons bien l’argumentation de Nietzsche, car elle déploie en même temps qu’elle suppose sa problématique fondamentale sur le nihilisme. Wagner est un "cas", parce que sa tentation de faire dire à la musique autre chose que la musique, de "signifier l’infini", le retranche de l’histoire de la musique, où la musique est rythme "qui fait danser", alors que Wagner vise un "autre genre de mouvement de l’âme et non pas mouvement du corps apparenté à la nage [2]". Ce détournement de visée qui déporte la musique du corps vers l’âme est bien un cas, mais un cas qui fait symptôme de la sensibilité qui s’impose dans le nouvel âge historique moderne, que Nietzsche nomme "nihilisme". "L’art de Wagner est malade... Wagner est une névrose [3]."
 En quoi consiste la maladie, la névrose ? À vouloir ce qui nuit. En effet, pour Nietzsche, il y a deux sortes de maladies, deux sortes de nihilisme : ceux qui stimulent ou ceux qui épuisent, et plus encore ceux qui augmentent l’épuisement. La musique de Wagner "augmente l’épuisement. En musique il a trouvé le moyen d’exciter des nerfs fatigués. C’est en cela qu’il est l’artiste moderne par excellence [...] Nos médecins et nos psychologues ont en Wagner leur cas le plus intéressant, tout au moins un cas très complet [...] En son art se trouve mélangé de la manière la plus séductrice ce qui est aujourd’hui le plus nécessaire à tout le monde — les trois grands stimulants des épuisés, la brutalité, l’artifice, l’innocence (l’idiotie) [4]".
 L’insistance que met Nietzsche à caractériser l’art wagnérien en termes médicaux est tout à fait caractéristique de son souci — la maladie — et de son objectif — la grande santé. L’art et la philosophie — fusionnés dans le personnage du philosophe-artiste n’ont d’autre but que d’augmenter l’élan vital. C’est en tant que malade que Nietzsche connaît tout le prix de ce qui aide. Il note en 1887 : "Je ne suis pas assez heureux, pas assez en bonne santé pour toute cette musique romantique (Beethoven). Ce qu’il me faut, c’est une musique où on oublie sa souffrance ; où la vie animale se sente divinisée et triomphe ; sur laquelle on veuille danser [...] Ce sont là des jugements psychologiques, non esthétiques : simplement, je n’ai plus d’esthétique."
 Cette pathologie de l’excitation en quoi Nietzsche repère la maladie de Wagner s’applique, si j’ose dire, par excellence à Baudelaire qui, au contraire de Nietzsche, exalte l’esthétique comme dévalorisation du psychologique, et hausse la brutalité du choc et l’artifice de toute création — opposée à la cruauté et à la laideur de la nature et de la société de son temps — au rang de l’idéal. Ce même Baudelaire — en qui Nietzsche verra comme un double fraternel de lui-même, mais aussi "Un Wagner sans la musique" — avait écrit dans une lettre qu’il adressa à Wagner le 17 février 1864 [5] : "Il me semblait que cette musique était la mienne et que je la reconnaissais comme tout homme reconnaît les choses qu’il est destiné à aimer."
 La question se pose alors : qu’aime Nietzsche en Baudelaire qui aime Wagner en qui il reconnaît les choses qu’il est destiné à aimer ? Peut-être ce pourquoi Nietzsche commença par aimer follement Wagner : l’art comme accroissement de l’individualité, c’est-à-dire comme extension de la vie, dans ce temps du développement industriel qui accroît un certain confort — du moins pour certains — lié à la production en grand des marchandises, au prix de l’affadissement des sensations et de l’amoindrissement du champ de l’expérience, c’est-à-dire en définitif de la maladie.

 

IX. Les deux nihilismes

°


Comment lutter contre la maladie de la modernité, c’est-à-dire du développement de la société industrielle, engendrée par le capitalisme ? Et d’abord, comment nommer ce nouveau temps, caractérisé par l’impossibilité presque complète pour les hommes soumis au règne de la marchandise de sortir de soi pour s’ouvrir au monde, d’expérimenter le monde ? Comment nommer cet état où les hommes, enfermés dans les limites d’un monde de la production répétitive d’objets, vivent le temps du travail comme une vie privée d’expérience, comme une chape de plomb ? Nihilisme, c’est-à-dire, stricto sensu, expérience du rien de l’expérience, remplacée par l’excitation, et du rien de la chose, remplacée par la production de produits, de marchandises.
 En ce sens Baudelaire et Nietzsche sont nihilistes, dans la mesure où ils ont tous deux traversé l’expérience du néant. Mais il y a deux sortes de nihilisme selon Nietzsche : le nihilisme actif et le nihilisme passif. Le nihilisme actif consiste à vouloir détruire le monde du "dernier homme", celui de la dévalorisation de la valeur par la survalorisation de la "valeur" marchandise, de la "valeur" boursière. il y a chez Baudelaire et Nietzsche un moment de bon nihilisme, le nihilisme des révolutionnaires. On connaît l’admiration de Baudelaire pour Blanqui, et la sympathie de Nietzsche pour les anarchistes. Le nihilisme passif, au contraire, c’est celui de la démesure, de la vulgarité qui dévalorise, de la mauvaise ivresse, ivresse du pouvoir du tyran, ivresse du spéculateur, qui confond puissance et sentiment de puissance, mégalomanie et grandeur, maîtrise de soi et asservissement de l’autre. C’est le nihilisme du "dernier homme", cet illusionnisme à nom d’"optimisme" — le fameux "progrès", traduit aujourd’hui par tous les doctes économistes par "croissance" — généré par le développement scientifico-technologique, qui s’étourdit dans la production et le développement sans que soit jamais interrogé le pourquoi de cette production et de ce développement.
 "On voit que ce que je combats, c’est l’optimisme économique : comme si avec les frais croissants de tous, devait nécessairement croître le profit de tous. Le contraire semble être notre cas : les frais de tous se soldent par un déficit total ; l’être humain s’avilit, si bien que l’on ne sait plus seulement à quelle fin a pu servir cet énorme processus. [6]"
 Nietzsche méprise et prophétise la fin catastrophique de ce nouvel âge de l’humanité, né avec le capitalisme, ce triomphe du "dernier homme", préoccupé uniquement de bénéfices et de confort, insensible à la beauté, ne concevant la vie en société que comme le règne de la grégarité. À la place de ce qui donne valeur à l’existence, la sur-grégarité comme maître de la terre.

___


[...]

Jean-Paul Dollé

 - - L’Inhabitable capital, chapitres VIII et IX, extrait in extenso.

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Bonnes feuilles
avec l’aimable autorisation des ayants droit © Nouvelles éditions Lignes 2010


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HOMMAGE À JEAN-PAUL DOLLÉ
DANS LA REVUE DES RESSOURCES

Jean-Paul Dollé
4 novembre 1939 - 2 février 2011

Index
(suivre les liens sous les n° de chapitres)

 1. De l’acédie. Du soin qu’on donne à un mort. Bruno Queysanne. (Dédicace - inédit)
 2. Le singulier et le pluriel. Paris en mai. Hélène Bleskine. (Dédicace - inédit)
 3. Entrevue sur l’institution. La parole errante. Stéphane Gatti. (Vidéo - inédit)
 4. L’Inhabitable capital. VIII. Nihilisme et maladie - IX. Les deux nihilismes. (Extrait - Jean-Paul Dollé)
 5. "Jean-Paul Dollé, témoin lucide" par Josyane Savigneau. Pierre Goldman. (Recension de L’insoumis, vies et légendes de Pierre Goldman)
 6. L’insoumis, vies et légendes de Pierre Goldman. II. (...) Les étudiants révolutionnaires. (Extrait - Jean-Paul Dollé)
 7. La cité et les barbares. (Citation intégrale - Jean-Paul Dollé)
 8. Bernard-Henri Lévy recense "Haine de la pensée". (Recension de Haine de la pensée)
 9. Haine de la pensée - en ces temps de détresse. IV. Un se divise en deux : (...) (Extrait - Jean-Paul Dollé)
 10. "Question où de Sartre il n’y eut que le silence". Roland Castro. (Dédicace)
 11. "Mon ami Jean-Paul Dollé...". Paul Virilio. (Dédicace)
 12. Métropolitique. IV. L’expulsion (...). V. Habiter l’absence (...). (Extrait - Jean-Paul Dollé)
 13. Le Myope. 1re partie. IV. (...) (Extrait - Jean-Paul Dollé)
 14. Ce que tu ne pouvais pas nous dire. Aliette Guibert-Certhoux (Dédicace)

(à suivre)

P.-S.

Jean Paul Dollé — enregistrement de sa conférence sur la crise économique de 2009, lors de la signature de L’inhabitable capital organisée par la librairie Planète Io, à Rennes, en Août 2010 (enregistrement audio mis en ligne par Radio Univers).

Notes

[1F. Nietzsche, Le Cas Wagner, in Œuvres, t. II, Paris, Robert Laffont, "Bouquins" (1993), par. 10, p. 918.

[2F. Nietzsche, Nietzsche contre Wagner, in Œuvres op. cit, par. 1, p. 1212.

[3Idem, Le cas Wagner, op. cit., t. V, p. 908.

[4Ibid., p. 908.

[5C. Baudelaire, Œuvres complètes, t. 2, Paris, Gallimard, "Bibliothèque de la Pléiade", p. 1452.

[6F. Nietzsche, "Flânerie d’un inactuel", Le crépuscule des idoles, in Œuvres, t. II, Paris, Robert Laffont, "Bouquins", 1993, p. 1018.

2 Messages

  • Autour du nihilisme 3 mai 2011 20:35, par RP

    Ces extraits sont très intéressants par l’éclairage qu’ils laissent supposer (dans l’ouvrage intégral) sur notre monde, ne serait-ce que par le choix éditorial de mettre en rapport Art, Grande santé et nihilismes.

    A ces propos, peut-être n’est-il pas inutile de rappeler l’antériorité sur Nietzsche du nihilisme russe en tant que parti politique et philosophique qui refuse la légitimité à toute contrainte exercée sur l’individu (et dont une partie de ce groupe, après 1875, est devenue le groupe terroriste) ; de même que l’ascendance schopenhauerienne de la réflexion de Nietzsche dans le second sens du nihilisme où il diagnostique une asthénie de la volonté.

    En effet, les ’accointances’ de Schopenhauer avec le bouddhisme récemment découvert et incompris ont guidé Nietzsche dans sa réflexion sur un nouveau ’bouddhisme européen’ auquel l’oeuvre de Cioran, dans la perfection de ses saillies, fait beaucoup penser. En revanche, se saisir du concept de ’néant’ ou de ’vide’ ne suffit pas à qualifier de nihiliste, désormais, une oeuvre ou une pensée. Je fais référence à Kenneth White notamment, qui ne s’appuie pas sur une pensée métaphysique et ouvre la question de l’habiter ici et maintenant en passant par un nihilisme actif dont il a décliné et laissé plusieurs enveloppes pour ne pas s’y enfermer.

    D’autre part, je me souviens que Gianni Vattimo, dans Fin de la modernité - nihilisme et herméneutique dans la culture post-moderne (1987) avait proposé une définition du nihilisme comme ’réduction de tout à sa valeur d’échange’, autre façon de lier le capitalisme au nihilisme...

    • Autour du nihilisme 5 mai 2011 03:15, par A. G-C.

      Merci pour votre commentaire. Et l’information sur les nihilistes russes (que Dollé connaissait mais que la plupart du temps les gens ignorent parce que l’anarchisme fait peur, il est désinformé et du coup on ne le connaît pas).
      Quelques détails pour vous répondre :

      — ce ne sont pas des extraits mais deux chapitres successifs cités in extenso et par conséquent qui constituent un extrait. Comme on peut repérer dans la pagination de la table, les deniers chapitres sont inversement aussi courts que sont longs les premiers, ce qui m’a permis de faire un choix cohérent du nombre de pages autorisé, parmi les chapitres de la fin.

      — L’attitude de Dollé est un nihilisme actif comme scepticisme philosophique vers un existentialisme metahistorique (associé à mais après l’histoire, après le matérialisme historique) ; ce n’est pas la casuistique théologique qui habite la métamorphose de son matérialisme, mais l’objet symbolique du politique qui habite l’existence : le social (un concept matérialiste de la communauté symbolique). De sorte qu’il y a beaucoup de points chez Dollé qui pourraient faire penser à Schopenhauer. Sauf que Dollé n’est pas idéaliste. Il est radicalement matérialiste. Et si d’aucuns peuvent y voir de la théologie, c’est que Jean-Paul l’aurait requise pour sa recherche éprouvant la philosophie de la nature aux confins de la philosophie de l’esprit, de la métaphysiqu. Mais il n’y a pas d’immanence chez lui (le social n’est pas une main invisible à l’instar de Smith). De la même façon pour le bouddhisme, par conséquent. Disons alors dans ces cas que lui serait agnostique.

      Aussi l’habiter ici et maintenant peut laisser une ambiguité sur l’immanence : ou le dasein, ou la création comme casuistique panthéiste.

      — Dollé combat la conception Heideggerienne de l’habiter, qui effectue une expropriation de l’habiter de Hölderlin d’un côté, pour élaborer un créer civilisationnel de l’autre - le génie du logis que d’aucuns considèrent comme le lutin fasciste..

      Mais je sais que Dollé aimait bien White (mais il aimait bien aussi Baudrillard que White n’aime pas je crois).

      Le néant et le vide ne sont pas associés au rien chez Dollé. Il n’y a pas de vulgarité philosophique ni de concepts vulgaires chez lui. Le rien quand il dit "rien" vient de Brecht : c’est le pouvoir (ce n’est ni le vide ni le néant).

      Dollé ne s’appuie pas sur la métaphysique mais sur la philosophie de la nature qu’est le matérialisme et le matérialisme qui se voulait comme une science de l’histoire et de la nature dans le marxisme scientifique.

      Il est nietzschéen dans son existentialisme aux limites de la métaphysique, puisque Nietzsche pratiqua un existentialisme de l’exploration des limites de la métaphysique.

      Voilà ce qui me semblait.

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