Hommage à Jean-Paul Dollé
Ce soir, je voudrais, devant vous, avec vous, évoquer la dernière fois que j’ai entendu Jean-Paul parler, ou plutôt, comme à son habitude, penser en public. C’était l’an dernier, presque jour pour jour, à l’École d’Architecture de Paris-Belleville, lors de la troisième édition de notre colloque-exposition, « Architecture inquiétée par l’œuvre d’art, considérations à partir du Memorial Walter Benjamin à Portbou » œuvre magnifique de Dani Karavan et formidable machine à émouvoir et à méditer.
Ce samedi matin-là devant une assistance encore clairsemée, Jean-Paul nous proposa un commentaire des Thèses sur une philosophie de l’Histoire [1] dernier texte écrit par Benjamin, et probablement celui qu’il tenait avec lui, lors de sa traversée clandestine des Pyrénées, de Banyuls à Portbou, qui devait le mener vers la traversée salvatrice vers l’Amérique et qui se termina par sa mort volontaire le 26 septembre 1940.
L’air de rien, Jean-Paul nous asséna que Benjamin dans la première thèse, affirmait que le matérialisme historique gagnerait toujours pourvu qu’il prît à son service la théologie !
Je pensais avoir à faire à une de ces provocations dont Jean-Paul était coutumier. A peine rentré à la maison, je me précipitais sur ce texte que je croyais avoir bien lu, sans me souvenir de cette proposition surprenante. Eh bien, oui, Jean-Paul avait raison : Walter Benjamin comptait bien sur la théologie pour rendre « le matérialisme historique à tout coup victorieux ».
Pas la théologie de l’Ancien Testament, ou de la Torah, que son ami Scholem lui aurait soufflée pour contrebalancer le marxisme de Brecht, l’autre ami. Non, la bonne théologie chrétienne du Moyen-âge, celle de Thomas d’Aquin. Et comment cela ? Par la condamnation de l’acédie, cette paresse de l’âme entraînant tristesse et mélancolie. En effet, l’acédie apparaît dans la 7ème thèse sur la philosophie de l’histoire. Benjamin s’en prend à l’histoire savante, académique, historiciste, bourgeoise, qui sympathise toujours avec le point de vue des vainqueurs et n’éprouve qu’acédie pour celui des vaincus, des sans-nom qu’évoque une citation gravée sur le mémorial de Portbou, « Honorer la mémoire des sans-nom est une tâche plus ardue qu’honorer celle des gens célèbres. La fabrication de l’histoire se consacre à cette mémoire des sans-nom » (G .S.I, page 1241).
Mais qu’est ce que cette acédie qui frappe l’historien non marxiste, (dans la septième thèse, Fustel de Coulanges) comme elle frappait au Moyen-âge les moines des monastères et des couvents de toute l’Europe. Acédie vient du latin acedia qui lui-même vient du grec akêdeia. Il s’agit de la négation par l’alpha privatif, du kêdos, à savoir l’intérêt pour quelque chose ou quelqu’un, le soin (le care en anglais), le souci. La forme verbale au moyen, kêdomai, nous donne, selon le Chantraine, « se soucier de, être inquiet , prendre soin de ».
La personne touchée par l’acédie ne s’intéresse plus à rien, elle n’attend plus rien, ni des autres, ni du monde. Attendre en vieux français, en espagnol encore aujourd’hui c’est « esperar » ! Voilà le danger de l’acédie, la perte de l’espérance, cette vertu théologale centrale entre la charité et la foi. On comprend que Thomas d’Aquin en ait fait un péché mortel, voire le plus mortel d’entre tous, car sans espérance plus de foi dans le salut, plus d’attente du Messie, plus de confiance en Dieu.
Pour Benjamin l’historien acédique ne se préoccupe plus des vaincus, des petits, des sans-nom. Il n’est plus sensible à la barbarie refoulée présente dans tout fait de culture. L’acédie le prive du sens critique et d’empathie avec les vaincus. Mais ce ne sont pas seulement les historiens à la Fustel de Coulanges qui sont frappés d’acédie. Le matérialisme historique lui-même risque d¹en être frappé sans le secours de la théologie, c’est-à-dire sans la condamnation résolue de ce péché mortel qui étouffe l’espérance en l’homme. On voit bien comment un certain marxisme, par un trop grand souci de vérité objective, risque de perdre lui aussi la sensibilité à la misère humaine.
Par son commentaire surprenant, provocant du texte de Benjamin, Jean-Paul nous mettait en garde contre cette acédie qui pouvait nous toucher, nous menacer, en dépit de tout notre héritage de pensée critique.
Parmi les sens du kêdos, il en est un qui nous intéresse particulièrement, c’est le sens le plus haut, « le soin qu’on donne à un mort » Eh bien, le kêdos, cette dernière toilette, Jean-Paul l’a reçue, une fois les pompes funèbres mercantiles ayant été refoulées de son appartement où il gisait, des mains mêmes de son « petit » frère, Dominique, devenu grand médecin, assisté de Manuel, son fils tant aimé.
Jusque dans la mort, Jean-Paul, toi au moins, tu n’as pas risqué de succomber à l’acédie.
HOMMAGE À JEAN-PAUL DOLLÉ
DANS LA REVUE DES RESSOURCES
Jean-Paul Dollé
4 novembre 1939 - 2 février 2011
Index
(suivre les liens sous les n° de chapitres)
– 1. De l’acédie. Du soin qu’on donne à un mort. Bruno Queysanne. (Dédicace - inédit)
– 2. Le singulier et le pluriel. Paris en mai. Hélène Bleskine. (Dédicace - inédit)
– 3. Entrevue sur l’institution. La parole errante. Stéphane Gatti. (Vidéo - inédit)
– 4. L’Inhabitable capital. VIII. Nihilisme et maladie - IX. Les deux nihilismes. (Extrait - Jean-Paul Dollé)
– 5. "Jean-Paul Dollé, témoin lucide" par Josyane Savigneau. Pierre Goldman. (Recension de L’insoumis, vies et légendes de Pierre Goldman)
– 6. L’insoumis, vies et légendes de Pierre Goldman. II. (...) Les étudiants révolutionnaires. (Extrait - Jean-Paul Dollé)
– 7. La cité et les barbares. (Citation intégrale - Jean-Paul Dollé)
– 8. Bernard-Henri Lévy recense "Haine de la pensée". (Recension de Haine de la pensée)
– 9. Haine de la pensée - en ces temps de détresse. IV. Un se divise en deux : (...) (Extrait - Jean-Paul Dollé)
– 10. "Question où de Sartre il n’y eut que le silence". Roland Castro. (Dédicace)
– 11. "Mon ami Jean-Paul Dollé...". Paul Virilio. (Dédicace)
– 12. Métropolitique. IV. L’expulsion (...). V. Habiter l’absence (...). (Extrait - Jean-Paul Dollé)
– 13. Le Myope. 1re partie. IV. (...) (Extrait - Jean-Paul Dollé)
– 14. Ce que tu ne pouvais pas nous dire. Aliette Guibert-Certhoux (Dédicace)
(à suivre)
in memoriam Jean-Paul Dollé par videoergosum