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Hommage à Jean-Paul Dollé : 1. De l’acédie. Du soin qu’on donne à un mort. Bruno Queysanne.  

jeudi 28 avril 2011, par Bruno Queysanne

 
 DÉDICACE (inédit). Présentation : Nous remercions Bruno Queysanne, historien et philosophe, chercheur, activiste de la connaissance, instigateur de l’intégration des sciences humaines dans l’enseignement de l’architecture et de l’urbanisme, et camarade de Jean-Paul Dollé, de nous avoir accordé la publication de son bel hommage en miroir de la philosophie de son ami, prononcé le 25 mars à Paris, lors du vernissage de l’exposition dédiée à Jean-Paul par le collège et l’administration de l’école que ce dernier avait contribué à créer et à promouvoir, avec Roland Castro et d’autres : l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Paris-La-Villette. Où Jean-Paul Dollé avait enseigné comme professeur et poursuivait son activité pédagogique comme professeur émérite.

Jean-Paul Dollé
(dans la cour de l’ENSA de Rennes)

Hommage à Jean-Paul Dollé

 Ce soir, je voudrais, devant vous, avec vous, évoquer la dernière fois que j’ai entendu Jean-Paul parler, ou plutôt, comme à son habitude, penser en public. C’était l’an dernier, presque jour pour jour, à l’École d’Architecture de Paris-Belleville, lors de la troisième édition de notre colloque-exposition, « Architecture inquiétée par l’œuvre d’art, considérations à partir du Memorial Walter Benjamin à Portbou » œuvre magnifique de Dani Karavan et formidable machine à émouvoir et à méditer.

Ce samedi matin-là devant une assistance encore clairsemée, Jean-Paul nous proposa un commentaire des Thèses sur une philosophie de l’Histoire [1] dernier texte écrit par Benjamin, et probablement celui qu’il tenait avec lui, lors de sa traversée clandestine des Pyrénées, de Banyuls à Portbou, qui devait le mener vers la traversée salvatrice vers l’Amérique et qui se termina par sa mort volontaire le 26 septembre 1940.

L’air de rien, Jean-Paul nous asséna que Benjamin dans la première thèse, affirmait que le matérialisme historique gagnerait toujours pourvu qu’il prît à son service la théologie !

Je pensais avoir à faire à une de ces provocations dont Jean-Paul était coutumier. A peine rentré à la maison, je me précipitais sur ce texte que je croyais avoir bien lu, sans me souvenir de cette proposition surprenante. Eh bien, oui, Jean-Paul avait raison : Walter Benjamin comptait bien sur la théologie pour rendre « le matérialisme historique à tout coup victorieux ».

Pas la théologie de l’Ancien Testament, ou de la Torah, que son ami Scholem lui aurait soufflée pour contrebalancer le marxisme de Brecht, l’autre ami. Non, la bonne théologie chrétienne du Moyen-âge, celle de Thomas d’Aquin. Et comment cela ? Par la condamnation de l’acédie, cette paresse de l’âme entraînant tristesse et mélancolie. En effet, l’acédie apparaît dans la 7ème thèse sur la philosophie de l’histoire. Benjamin s’en prend à l’histoire savante, académique, historiciste, bourgeoise, qui sympathise toujours avec le point de vue des vainqueurs et n’éprouve qu’acédie pour celui des vaincus, des sans-nom qu’évoque une citation gravée sur le mémorial de Portbou, « Honorer la mémoire des sans-nom est une tâche plus ardue qu’honorer celle des gens célèbres. La fabrication de l’histoire se consacre à cette mémoire des sans-nom » (G .S.I, page 1241).

Mais qu’est ce que cette acédie qui frappe l’historien non marxiste, (dans la septième thèse, Fustel de Coulanges) comme elle frappait au Moyen-âge les moines des monastères et des couvents de toute l’Europe. Acédie vient du latin acedia qui lui-même vient du grec akêdeia. Il s’agit de la négation par l’alpha privatif, du kêdos, à savoir l’intérêt pour quelque chose ou quelqu’un, le soin (le care en anglais), le souci. La forme verbale au moyen, kêdomai, nous donne, selon le Chantraine, « se soucier de, être inquiet , prendre soin de ».

La personne touchée par l’acédie ne s’intéresse plus à rien, elle n’attend plus rien, ni des autres, ni du monde. Attendre en vieux français, en espagnol encore aujourd’hui c’est « esperar » ! Voilà le danger de l’acédie, la perte de l’espérance, cette vertu théologale centrale entre la charité et la foi. On comprend que Thomas d’Aquin en ait fait un péché mortel, voire le plus mortel d’entre tous, car sans espérance plus de foi dans le salut, plus d’attente du Messie, plus de confiance en Dieu.

Pour Benjamin l’historien acédique ne se préoccupe plus des vaincus, des petits, des sans-nom. Il n’est plus sensible à la barbarie refoulée présente dans tout fait de culture. L’acédie le prive du sens critique et d’empathie avec les vaincus. Mais ce ne sont pas seulement les historiens à la Fustel de Coulanges qui sont frappés d’acédie. Le matérialisme historique lui-même risque d¹en être frappé sans le secours de la théologie, c’est-à-dire sans la condamnation résolue de ce péché mortel qui étouffe l’espérance en l’homme. On voit bien comment un certain marxisme, par un trop grand souci de vérité objective, risque de perdre lui aussi la sensibilité à la misère humaine.

Par son commentaire surprenant, provocant du texte de Benjamin, Jean-Paul nous mettait en garde contre cette acédie qui pouvait nous toucher, nous menacer, en dépit de tout notre héritage de pensée critique.

Parmi les sens du kêdos, il en est un qui nous intéresse particulièrement, c’est le sens le plus haut, « le soin qu’on donne à un mort » Eh bien, le kêdos, cette dernière toilette, Jean-Paul l’a reçue, une fois les pompes funèbres mercantiles ayant été refoulées de son appartement où il gisait, des mains mêmes de son « petit » frère, Dominique, devenu grand médecin, assisté de Manuel, son fils tant aimé.

Jusque dans la mort, Jean-Paul, toi au moins, tu n’as pas risqué de succomber à l’acédie.

Bruno Queysanne


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HOMMAGE À JEAN-PAUL DOLLÉ
DANS LA REVUE DES RESSOURCES

Jean-Paul Dollé
4 novembre 1939 - 2 février 2011

Index
(suivre les liens sous les n° de chapitres)

 1. De l’acédie. Du soin qu’on donne à un mort. Bruno Queysanne. (Dédicace - inédit)
 2. Le singulier et le pluriel. Paris en mai. Hélène Bleskine. (Dédicace - inédit)
 3. Entrevue sur l’institution. La parole errante. Stéphane Gatti. (Vidéo - inédit)
 4. L’Inhabitable capital. VIII. Nihilisme et maladie - IX. Les deux nihilismes. (Extrait - Jean-Paul Dollé)
 5. "Jean-Paul Dollé, témoin lucide" par Josyane Savigneau. Pierre Goldman. (Recension de L’insoumis, vies et légendes de Pierre Goldman)
 6. L’insoumis, vies et légendes de Pierre Goldman. II. (...) Les étudiants révolutionnaires. (Extrait - Jean-Paul Dollé)
 7. La cité et les barbares. (Citation intégrale - Jean-Paul Dollé)
 8. Bernard-Henri Lévy recense "Haine de la pensée". (Recension de Haine de la pensée)
 9. Haine de la pensée - en ces temps de détresse. IV. Un se divise en deux : (...) (Extrait - Jean-Paul Dollé)
 10. "Question où de Sartre il n’y eut que le silence". Roland Castro. (Dédicace)
 11. "Mon ami Jean-Paul Dollé...". Paul Virilio. (Dédicace)
 12. Métropolitique. IV. L’expulsion (...). V. Habiter l’absence (...). (Extrait - Jean-Paul Dollé)
 13. Le Myope. 1re partie. IV. (...) (Extrait - Jean-Paul Dollé)
 14. Ce que tu ne pouvais pas nous dire. Aliette Guibert-Certhoux (Dédicace)

(à suivre)


in memoriam Jean-Paul Dollé par videoergosum

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P.-S.

L’inhabitable capital
Crise mondiale et expropriation

Jean-Paul Dollé
Éditions Lignes, 2010, Paris.

« Nulle part mieux que dans l’˝immobilier˝ ne se montre cette transmutation métaphysique qui transforme la chose en ˝produit˝. En effet, pour que l’immobilier devienne une activité hautement rentable, il faut qu’au préalable se modifie radicalement la conception que les mortels se font de l’essence de l’espace et changent en conséquence leur manière d’habiter sur terre et de construire leur habitat. »

Le territoire du rien
ou la contre-révolution patrimonialiste
Jean-Paul Dollé
Éditions Lignes-Léo Scheer, 2005, Paris.

« Deux séries de questions - qui sont évidemment en rapport les unes avec les autres mais qui sont distinctes et relèvent de registres différents - peuvent à cet égard être posées. Première série de questions. L’interdit posé après la Deuxième Guerre mondiale, le "Plus jamais ça", est-il en train d’être levé et pourquoi ? Deuxième série de questions. Le vainqueur du nazisme - et du communisme totalitaire -, le libéralisme économico- politique, la postmodernité hypercapitaliste, ne produisent-ils pas des formes nouvelles du nihilisme où se déploie à nouveau une culture de mort ? Retour du refoulé nazi-fascite d’une part ; et métamorphose du nihilisme radical exterminateur et génocidaire par extermination du désir se changeant en désir de rien, d’autre part.
Pour essayer de répondre à ces deux séries de questions il convient d’abord de formuler correctement la question, c’est-à-dire, en l’occurrence, de bien délimiter le champ dans lequel ces questions trouvent leur pertinence. Il semble que ce soit du côté des pathologies de l’expérience du temps qu’il faille porter le regard : pathologie du rapport au passé qui se manifeste dans le recours au tout patrimonial ; pathologie par rapport au présent avec l’apparition et le développement
du narcissisme de masse.
 » (Source Lieux-dits.eu)

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Jean-Paul Dollé
Bibliographie (extrait du site de la revue Lignes)

 Le Désir de révolution, Grasset, 1972
 Voie d’accès au plaisir : la métaphysique, Grasset, 1974
 Le Myope, Grasset, 1975
 L’Odeur de la France, Grasset, 1977
 Haine de la pensée : en ces temps de détresse, Denoël, 1978
 Danser maintenant, Grasset, 1981
 Véra Sempère, Grasset, 1983
 Monsieur le Président, il faut que je vous dise, Lieu Commun, 1983
 Fureurs de ville, Grasset, 1990
 L’Insoumis : vies et légendes de Pierre Goldman, Grasset, 1997
 L’Ordinaire n’existait plus, L. Scheer, 2001
 Métropolitique, Éd. de la Villette, 2002
 Le Territoire du rien ou La contre-révolution patrimonialiste, Lignes, 2005
 Conversation sur la Chine entre un philosophe et un architecte (avec Philippe Jonathan), L’Aube, 2007
 La Joie des barricades, Germina, 2009
 L’Inhabitable capital, Lignes, 2010

Les ouvrages de Jean-Paul Dollé accessibles @ amazon.com

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Écouter Jean-Paul Dollé sur France-Culture et autre présentation de L’Inhabitable capital.

Pierre-Olivier Cazenave, transl. Gavin Murphy, Jean-Paul Dollé - the city : a cross-cultural sphere - Interview and comments, suivi de Second part of the interview : what of the concept of inter-culturalism in the cosmopolitan "city-world" ? How do we make it possible ? (BBC, Religion and Ethics, World Religion Watch, 2 décembre 2010).

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Jean-Paul Dollé
Note auto-biographique (site de La maison des écrivains

Né le 4 novembre 1939, j’ai vécu mes premières années pendant la guerre à Vincennes, juste devant l’entrée principale du Château de Vincennes, transformé en casernes, sur laquelle flottait le drapeau nazi. C’est une image que je n’ai jamais oubliée. Je n’ai pas aimé mes années d’École, sauf pendant les leçons de français et d’histoire où je m’envolais de ma morne vie quotidienne. Vint l’adolescence, l’entrée à Louis Le Grand, le quartier Latin, la philosophie, le jazz, les filles, la liberté ! Mais, de nouveau la guerre, la sale guerre d’Algérie qui ne dit pas son nom, la pacification, les tortures, les massacres. Jusqu’alors apolitique, intéressé uniquement par la littérature je me révolte, et, de la révolte morale, je passe à la radicalisation politique. Adhésion à l’Union des Étudiants communistes, combat contre le colonialisme, puis l’impérialisme. En philosophie de sartrien je deviens, marxiste, Lindane Althusser. Militantisme intense. Comité de rédactions des Temps Modernes 1965-1968. Fondation du groupe maoïste de l’Union des Jeunesses Marxistes Léninistes en 1966. Participation interne en Mai 1968. Collaboration au Journal Action en 1968-1969, Cahiers de mai 1969-1970. Fondation de L’Idiot International 1970. En 1972, publication de Désir de Révolution. Enseignement à Paris VIII Vincennes de 1969 à 1974. Cofondateur de l’École d’Architecture UP6 Paris La Villette. Depuis 1974 recentrage sur la philosophie aussi bien dans l’enseignement que dans mes travaux publiés.

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PARMI LES HOMMAGES DANS LA PRESSE :

Robert Maggiori, Jean-Paul Dollé, un esprit de Mai s’en va (Culture, Libération, 4 février 2011).

Le philosophe et romancier Jean-Paul Dollé est mort, (AFP, Carnet du Monde, le 4 février 2011).

Francis Marmande, Philosophe et écrivain. Jean-Paul Dollé, (Le Monde, N° 20541, 6 février 2011, p. 18).

Paul Virilio, Mon ami Jean-Paul Dollé (Tribune, Libération, le 14 février 2011).

Bernard-Henri Lévy, À propos du livre de Jean-Paul Dollé, Haine de la Pensée, éd. Libres Hallier, (Nouvel Observateur, octobre 1976, recension rééditée en hommage le 8 février 2011, dans La règle du jeu).

PARMI LES HOMMAGES SUR INTERNET :

Roland Castro À Jean-Paul Dollé (La règle du jeu, 8 février 2011).

Françoise Gorog et Stéphane Habib, À propos de Jean-Paul Dollé, Hommage (La Règle du jeu, 9 février 2011).

Et plus généralement le dossier "Hommages à Jean-Paul Dollé" de La règle du jeu.

Notes

[1Walter Benjamin, Thèses sur la philosophie de l’histoire, éd. Denoël, Paris, 1971.

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