TABLE
– I. -----
Quelle crise ? p. 7
– II. ----
Le propre de l’autre. Les expropriés expropriateurs p. 29
– III. —
Sans logis et citadinité. Liberté - Propriété et liberté - urbanité p. 41
– IV. ---
Après l’écrasement, le désastre. Les subprimes — La crise du désastre p. 53
– V. ----
La crise des subprimes comme révélateur de l’inexistence du lieu habitable p. 59
– VI. ---
L’urbanisme comme technique à l’ère de la dévastation de la terre p. 67
– VII. —
Posséder ou exister p. 75
– VIII. -
Nihilisme et maladie. Art et Grande santé. Baudelaire et Nietzsche p. 83
– IX. ---
Les deux nihilismes p. 89
– X. ----
Grégarisme, loi du marché. Enlaidissement du monde p. 95
– XI. ---
Le capitalisme exproprie la terre entière des lieux de l’habiter p. 105
[...]
VIII. Nihilisme et maladie
Art et Grande santé — Baudelaire et Nietzsche
°
L’esthétique du choc de Baudelaire, telle que Walter Benjamin l’analyse comme remède à l’ennui, rentre en correspondance avec la critique nietzschéenne de la "musique énervée" de Wagner.
Ici se pose la question du "nihilisme". Baudelaire est-il nihiliste parce que "énervé" comme Wagner ? En quoi Wagner est-il un énervé, un "cas" au sens médical du terme ? Pour Nietzsche en effet, Wagner demande à la musique d’être autre chose qu’elle-même parce que, dit-il, elle signifie "l’infini". Wagner, selon Nietzsche, est un musicien hégélien : "Il se forgea un style signifiant l’infini. Il devint l’héritier de Hegel [...] La musique comme idée. [1]"
Suivons bien l’argumentation de Nietzsche, car elle déploie en même temps qu’elle suppose sa problématique fondamentale sur le nihilisme. Wagner est un "cas", parce que sa tentation de faire dire à la musique autre chose que la musique, de "signifier l’infini", le retranche de l’histoire de la musique, où la musique est rythme "qui fait danser", alors que Wagner vise un "autre genre de mouvement de l’âme et non pas mouvement du corps apparenté à la nage [2]". Ce détournement de visée qui déporte la musique du corps vers l’âme est bien un cas, mais un cas qui fait symptôme de la sensibilité qui s’impose dans le nouvel âge historique moderne, que Nietzsche nomme "nihilisme". "L’art de Wagner est malade... Wagner est une névrose [3]."
En quoi consiste la maladie, la névrose ? À vouloir ce qui nuit. En effet, pour Nietzsche, il y a deux sortes de maladies, deux sortes de nihilisme : ceux qui stimulent ou ceux qui épuisent, et plus encore ceux qui augmentent l’épuisement. La musique de Wagner "augmente l’épuisement. En musique il a trouvé le moyen d’exciter des nerfs fatigués. C’est en cela qu’il est l’artiste moderne par excellence [...] Nos médecins et nos psychologues ont en Wagner leur cas le plus intéressant, tout au moins un cas très complet [...] En son art se trouve mélangé de la manière la plus séductrice ce qui est aujourd’hui le plus nécessaire à tout le monde — les trois grands stimulants des épuisés, la brutalité, l’artifice, l’innocence (l’idiotie) [4]".
L’insistance que met Nietzsche à caractériser l’art wagnérien en termes médicaux est tout à fait caractéristique de son souci — la maladie — et de son objectif — la grande santé. L’art et la philosophie — fusionnés dans le personnage du philosophe-artiste n’ont d’autre but que d’augmenter l’élan vital. C’est en tant que malade que Nietzsche connaît tout le prix de ce qui aide. Il note en 1887 : "Je ne suis pas assez heureux, pas assez en bonne santé pour toute cette musique romantique (Beethoven). Ce qu’il me faut, c’est une musique où on oublie sa souffrance ; où la vie animale se sente divinisée et triomphe ; sur laquelle on veuille danser [...] Ce sont là des jugements psychologiques, non esthétiques : simplement, je n’ai plus d’esthétique."
Cette pathologie de l’excitation en quoi Nietzsche repère la maladie de Wagner s’applique, si j’ose dire, par excellence à Baudelaire qui, au contraire de Nietzsche, exalte l’esthétique comme dévalorisation du psychologique, et hausse la brutalité du choc et l’artifice de toute création — opposée à la cruauté et à la laideur de la nature et de la société de son temps — au rang de l’idéal. Ce même Baudelaire — en qui Nietzsche verra comme un double fraternel de lui-même, mais aussi "Un Wagner sans la musique" — avait écrit dans une lettre qu’il adressa à Wagner le 17 février 1864 [5] : "Il me semblait que cette musique était la mienne et que je la reconnaissais comme tout homme reconnaît les choses qu’il est destiné à aimer."
La question se pose alors : qu’aime Nietzsche en Baudelaire qui aime Wagner en qui il reconnaît les choses qu’il est destiné à aimer ? Peut-être ce pourquoi Nietzsche commença par aimer follement Wagner : l’art comme accroissement de l’individualité, c’est-à-dire comme extension de la vie, dans ce temps du développement industriel qui accroît un certain confort — du moins pour certains — lié à la production en grand des marchandises, au prix de l’affadissement des sensations et de l’amoindrissement du champ de l’expérience, c’est-à-dire en définitif de la maladie.
IX. Les deux nihilismes
°
Comment lutter contre la maladie de la modernité, c’est-à-dire du développement de la société industrielle, engendrée par le capitalisme ? Et d’abord, comment nommer ce nouveau temps, caractérisé par l’impossibilité presque complète pour les hommes soumis au règne de la marchandise de sortir de soi pour s’ouvrir au monde, d’expérimenter le monde ? Comment nommer cet état où les hommes, enfermés dans les limites d’un monde de la production répétitive d’objets, vivent le temps du travail comme une vie privée d’expérience, comme une chape de plomb ? Nihilisme, c’est-à-dire, stricto sensu, expérience du rien de l’expérience, remplacée par l’excitation, et du rien de la chose, remplacée par la production de produits, de marchandises.
En ce sens Baudelaire et Nietzsche sont nihilistes, dans la mesure où ils ont tous deux traversé l’expérience du néant. Mais il y a deux sortes de nihilisme selon Nietzsche : le nihilisme actif et le nihilisme passif. Le nihilisme actif consiste à vouloir détruire le monde du "dernier homme", celui de la dévalorisation de la valeur par la survalorisation de la "valeur" marchandise, de la "valeur" boursière. il y a chez Baudelaire et Nietzsche un moment de bon nihilisme, le nihilisme des révolutionnaires. On connaît l’admiration de Baudelaire pour Blanqui, et la sympathie de Nietzsche pour les anarchistes. Le nihilisme passif, au contraire, c’est celui de la démesure, de la vulgarité qui dévalorise, de la mauvaise ivresse, ivresse du pouvoir du tyran, ivresse du spéculateur, qui confond puissance et sentiment de puissance, mégalomanie et grandeur, maîtrise de soi et asservissement de l’autre. C’est le nihilisme du "dernier homme", cet illusionnisme à nom d’"optimisme" — le fameux "progrès", traduit aujourd’hui par tous les doctes économistes par "croissance" — généré par le développement scientifico-technologique, qui s’étourdit dans la production et le développement sans que soit jamais interrogé le pourquoi de cette production et de ce développement.
"On voit que ce que je combats, c’est l’optimisme économique : comme si avec les frais croissants de tous, devait nécessairement croître le profit de tous. Le contraire semble être notre cas : les frais de tous se soldent par un déficit total ; l’être humain s’avilit, si bien que l’on ne sait plus seulement à quelle fin a pu servir cet énorme processus. [6]"
Nietzsche méprise et prophétise la fin catastrophique de ce nouvel âge de l’humanité, né avec le capitalisme, ce triomphe du "dernier homme", préoccupé uniquement de bénéfices et de confort, insensible à la beauté, ne concevant la vie en société que comme le règne de la grégarité. À la place de ce qui donne valeur à l’existence, la sur-grégarité comme maître de la terre.
[...]
– - - L’Inhabitable capital, chapitres VIII et IX, extrait in extenso.
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Bonnes feuilles
avec l’aimable autorisation des ayants droit © Nouvelles éditions Lignes 2010
HOMMAGE À JEAN-PAUL DOLLÉ
DANS LA REVUE DES RESSOURCES
Jean-Paul Dollé
4 novembre 1939 - 2 février 2011
Index
(suivre les liens sous les n° de chapitres)
– 1. De l’acédie. Du soin qu’on donne à un mort. Bruno Queysanne. (Dédicace - inédit)
– 2. Le singulier et le pluriel. Paris en mai. Hélène Bleskine. (Dédicace - inédit)
– 3. Entrevue sur l’institution. La parole errante. Stéphane Gatti. (Vidéo - inédit)
– 4. L’Inhabitable capital. VIII. Nihilisme et maladie - IX. Les deux nihilismes. (Extrait - Jean-Paul Dollé)
– 5. "Jean-Paul Dollé, témoin lucide" par Josyane Savigneau. Pierre Goldman. (Recension de L’insoumis, vies et légendes de Pierre Goldman)
– 6. L’insoumis, vies et légendes de Pierre Goldman. II. (...) Les étudiants révolutionnaires. (Extrait - Jean-Paul Dollé)
– 7. La cité et les barbares. (Citation intégrale - Jean-Paul Dollé)
– 8. Bernard-Henri Lévy recense "Haine de la pensée". (Recension de Haine de la pensée)
– 9. Haine de la pensée - en ces temps de détresse. IV. Un se divise en deux : (...) (Extrait - Jean-Paul Dollé)
– 10. "Question où de Sartre il n’y eut que le silence". Roland Castro. (Dédicace)
– 11. "Mon ami Jean-Paul Dollé...". Paul Virilio. (Dédicace)
– 12. Métropolitique. IV. L’expulsion (...). V. Habiter l’absence (...). (Extrait - Jean-Paul Dollé)
– 13. Le Myope. 1re partie. IV. (...) (Extrait - Jean-Paul Dollé)
– 14. Ce que tu ne pouvais pas nous dire. Aliette Guibert-Certhoux (Dédicace)
(à suivre)