Haine de la pensée
en ces temps de détresse
Jean-Paul Dollé
TABLE
– — Penser c’est méditer, et méditer c’est habiter
– — Qu’est-ce qui fait qu’on a eu à penser ?
– — Question de méthode : la logique du leurre
– — Un se divise en deux : la dialectique matérialiste substitue
– — à la question de l’origine la question du moment
– — Pensée-rationalité théorie-mythes pourquoi y a-t-il l’impérialisme de l’histoire ?
– — Idéologie-représentation fantasme
– — La perversion, c’est le point où viennent d’abîmer la pensée et le politique
– — La pensée métaphysique fait l’impasse sur le ça et fonctionne dans la triade : Vérité, leurre, simulacre
– — La pensée comme fiction du souvenir, comme œuvre d’art
– — Le langage est incontournable mais il laisse la possibilité à l’étant spécifique
– — qu’est l’homme d’invoquer ou de convoquer la nature
– — Le mythe comme fondateur : De la mémoire « de ce qui a été » avant que
– — le « début » (l’histoire) commence
– — L’art ou jouer le jeu de la perversion pour ne pas être pervers
– — Rions grec
[ ... ]
LA DIALECTIQUE MATÉRIALISTE SUBSTITUE
À LA QUESTION DE L’ORIGINE
LA QUESTION DU MOUVEMENT
— Le visible et le réel : Décrire et non analyser ce que l’on voit :
la technique, les classes sociales...
— Le réel capitaliste est un réel philosophique, c’est-à-dire métaphysique.
Poser la question de l’origine du capitalisme renvoie nécessairement à la question « Qu’est-ce que penser ? que fait-on quand on pense ? »
Dans Le Capital ce qui est visé c’est le type de fonctionnement du capitalisme une fois qu’il est là, mais pour ce qui est de savoir pourquoi il est advenu, les quelques explications qui sont données tournent toujours court (c’est par exemple la mise en rapport entre le protestantisme et le capitalisme).
C’est de cette impossibilité de répondre à cette question que se justifie la question de l’origine, et poser cette question, c’est s’installer dans une région qui précisément est le lieu où peut être vu et perçu le penser.
C’est pour cela que c’est une seule et même chose que d’être pensé par l’origine et de penser. Cela veut dire que ce n’est pas la pensée qui est l’origine de la pensée mais que penser c’est se mettre dans l’origine. Ce que ne fait précisément pas une démarche qui s’installe dans le contenu de la pensée. Ce qui, précisément, distingue fondamentalement la science de ce qui s’appelle la pensée ; cette pensée ayant eu pour nous autres Occidentaux l’appellation de philosophie.
Mais la philosophie ce n’est pas la pensée mais la manière dont la pensée a été pensée par la pensée occidentale. La philosophie vise la région de la pensée alors que la science vise non pas la pensée mais produit des contenus de pensée sans jamais que l’origine de penser soit posé. Si je pose la question : « Qu’est-ce que penser ? » c’est parce qu’est apparue l’impossibilité qu’un contenu de pensée — le marxisme — puisse donner une connaissance sur ce qu’il intuitionne.
Autrement dit le marxisme qui veut être la connaissance vraie du capitalisme ne peut pas répondre à la question : qu’en est-il du pourquoi de son advenue. C’est dans ce sens que le marxisme est pris dans dans une certaine problématique de la pensée : celle de la science, de la pensée scientifique.
Le type de fonctionnement du marxisme implique qu’en son fond il ne peut y avoir la connaissance de l’essence du capitalisme et que, ce faisant, il retourne cette impossibilité en loi dogmatique, méthodologique. Cette impossibilité Marx l’appelle le matérialisme.
Le matérialisme de Marx, le matérialisme dialectique, le matérialisme historique, qui se présente comme un système, un corpus qui dépasse la philosophie, puisqu’à partir de lui la philosophie est présentée comme une représentation idéologique — c’est-à-dire comme étant du domaine de la super-structure, — le matérialisme de Marx c’est la mise en dogme d’une méthode qui est le symptôme que la question de l’essence n’a pas été posée.
Aussi, la question qui s’ouvre maintenant c’est non pas : qu’est-ce que la connaissance du capitalisme nous ferait connaître sur ce qu’il en est de l’essence du Monde, de la connaissance vraie du monde mais, au contraire, qu’est-ce qu’il en est pour que le capitalisme ne soit peut-être pas la cause, mais soit peut-être l’effet ?
L’interrogation de Marx part de ce présupposé : ce qu’il en est c’est ce qu’il en est matériellement. Le marxisme est la vérité de l’hégélianisme.
Hegel dit : « Tout ce qui est réel est rationnel et tout ce qui est rationnel est réel », Marx traduit : parce que c’est du réel — ce qu’il en est — il faut bien que cela soit rationnel ; la rationalité consiste à donner des lettres de noblesse au Réel.
C’est là la tension indépassable du marxisme : c’est qu’il y a un projet politique révolutionnaire sous-tendu par une conception réaliste de la connaissance. La méthode qu’emploie Marx, c’est très précisément un certain moment de la pensée européenne, le moment où l’idéalisme absolu de Hegel se remet sur ses pieds par Marx en faisant de la réalité la cause de la réalité ; c’est une conception rationaliste de la réalité. Ce qui n’est jamais pensé c’est le début, l’origine. Il faut que le début soit déjà là, il faut que la pensée soit interpellée, il faut qu’il y ait déjà quelque chose.
Et c’est à partir de ce fait que c’est la croix et la bannière dans la tradition marxiste, dont ce qui est pour la France Althusser est le dernier représentant, de distinguer ce qu’il en est du marxisme comme science de la société — le matérialisme historique — et ce qu’il en est du marxisme comme philosophie : une philosophie d’un genre spécial, une philosophie scientifique.
Cette querelle ne peut jamais être réglée et finit toujours dans des impasses. Car, si d’un côté, le matérialisme historique est la science de la société et dit tout ce qu’il en est, alors à quoi bon faire quelque chose en plus et qui s’appellerait philosophie ? Mais, d’un autre côté, qui est-ce qui prouve que le matérialisme historique c’est de la science vraie ? il faut bien que l’on ait un système dévaluation de valeur sur ce qu’il en est dela Vérité : alors il faut bien qu’on ait une philosophie. Ce qui aboutit nécessairement à cette impossibilité :
— Soit à la réponse dit du gauchisme théorique (Korsch, Les Situationnistes ; Debord, La société du spectacle). Pour ces tenants du marxisme la philosophie, pour reprendre les termes de Hegel, c’est l’époque qui se retourne sur elle-même et comprend sa vérité ; c’est le moment de l’autoconscience. La philosophie c’est simplement la prise en compte de la Vérité de ce qu’il en est qui implique forcément le dépassement. La philosophie, et c’est aussi la thèse de Sartre dans Critique de la raison dialectique, c’est la totalisation de la totalité, l’automouvement de la totalisation qui ne doit jamais s’arrêter, la totalité n’étant que le processus de la totalisation en cours.
De ce point de vue, il est reconnu une dignité et surtout une efficacité à la philosophie : précisément la possibilité d’ouvrir toujours une possibilité par cette prise en charge de la totalité qui se fait par totalisation, c’est-à-dire l’ouverture du possible.
En ce sens, les autres tenants du marxisme l’appellent du gauchisme et cela ouvre une béance dans le réel, cette béance dans le réel étant l’automouvement de le saisir pour le dépasser.
Dans cette conception, dite du gauchisme théorique, il y a une dévalorisation du caractère scientifique du marxisme, plus l’accent sur son caractère d’automouvement. Ce qui fait que la querelle entre les tenants du gauchisme théorique et ceux du marxisme orthodoxe est une querelle irréconciliable. Ce qui se passe entre Sartre, les situationnistes et le marxisme scientifique est exactement ce qui s’est passé entre Korsch, Lukacs et Lénine.
— La deuxième manière, en gros c’est Althusser qui la résume le mieux : « La philosophie c’est la lutte des classes dans la théorie. »
La philosophie a son rôle, mais simplement celui d’un baromètre pour savoir si telle théorie est de droite ou de gauche.
La philosophie c’est la politique pour ce qu’il en est du discours, c’est le détecteur de la position politique dans le discours.
C’est l’inverse du gauchisme théorique puisque la philosophie est subordonnée à la science. La philosophie c’est une espèce de tribunal, de baromètre, de compteur Geiger des choses qui sont déjà là.
Ce qui ouvre un processus, ce qui permet la mobilité, ce qui produit quelque chose, ce n’est pas du tout la philosophie. La philosophie n’a pas du tout à être l’égérie du possible mais la gardienne ; la philosophie c’est Thémis, le juge de ce qu’il en est.
Avec cette conception, on essaie de dire que la philosophie est à la fois philosophique et à la fois scientifique. Elle est scientifique parce qu’elle ne parle jamais d’elle-même mais de ce qu’il en est et elle est philosophique d’un certain point de vue : celui de l’évaluation.
Dans ces deux conceptions, si différentes soient-elles et si irréconciliables soient-elles, ce qu’il y a de commun c’est la prise pour acquis que la question de l’absence n’a pas à être posée, c’est-à-dire que l’absence c’est la chose elle-même.
La question de l’essence c’est précisément la préhistoire métaphysique de ce qu’il en est de la connaissance : LA QUESTION DE L’ORIGINE N’EST DONC PAS POSÉE.
Soit, pour les tenants du gauchisme théorique, qu’elle se perde dans le mouvement de l’autodéveloppement : c’est une seule et même chose que l’automouvement du réel et de sa prise. Ce que Hegel appelle le Begriff c’est-à-dire le concept. Le Begriff ce n’est pas une technique du discours conceptuel, le Begriff c’est le mouvement et l’auto-engendrement du Réel qui est concomitant avec l’automouvement de la prise de ce mouvement qui s’autodéveloppe. Ansi il n’est pas nécessaire, il est même recommandé de ne pas se poser la question de l’origine du Begriff, du concept, de la pensée puisque c’est quelque chose qui perpétuellement accomplit sa propre origine dans le redoublement du réel et de sa prise.
Soit, pour les tenants du marxisme orthodoxe, la question de l’origine n’a pas à être posée parce que le réel n’a qu’à être vu comme tel, le réel s’auto-engendre. Cette conception de l’auto-engendrement du réel s’est justifiée par un nom : le matérialisme. Le matérialisme c’est le fait que le réel n’a d’autre origine que lui-même.
Par-delà leurs différences irréconciliables ces deux courants se retrouvent sur une aspiration et une revendication commune : Laquelle ?
La dialectique !
Ils sont dialectiques c’est-à-dire qu’ils évacuent la question de l’origine puisque l’origine de toute chose c’est que UN se divise en DEUX. S’il y a un petit malin pour poser la question : quelle est l’origine que UN se divise en DEUX, on lui répond : c’est la dialectique.
LA DIALECTIQUE SUBSTITUE À LA QUESTION DE L’ORIGINE LA QUESTION DU MOMENT : il y a l’autodéveloppement de moments perpétuels qui se réalisent comme moments et qui en engendrent d’autres.
Pourquoi je développe cela ? Pour bien faire voir que la question : « Qu’est ce que penser ? » n’est pas une question innocente et il n’est pas innocent de la poser. L’enjeu de cette question c’est la mise en lumière, en tous les cas, l’approche que soit mise à la lumière la question de l’origine ou, au contraire, son recouvrement. Après tout pourquoi la question de l’origine peut ou doit être posée ?
La question de l’origine renvoie aux buts stratégiques que se proposent les machineries de l’impensé. L’impensé ça machine quelque chose. Et la question que je pose n’est pas du tout innocente parce qu’elle ouvre un certain horizon dans lequel, pour faire venir à la lumière, et faire venir comme présence le capitalisme et non pas comme objet de connaissance, donc pour que cet horizon s’ouvre, il est peut-être nécessaire, et mon propos sera de montrer que c’est absolument nécessaire, de voir comment se sont agencées les machineries de l’impensé dont le capitalisme est la mise en marche.
Doit être posée la question : « Qu’en est-il de l’essence de la technique ? Cette question prend par un certain bout la présence du capitalisme. Ce bout c’est le bout le plus apparent, ce qui se montre de plus visible. Car poser la question : Qu’est-ce que le capitalisme ? Comment fonctionne-t-il ? Qu’est-ce que cette forme sociale ? C’est inéluctablement s’accorder au type de pensée nécessaire pour que le capitalisme soit : type de pensée qui précisément a pour impensé le visible.
Ce qui est visé dans la connaissance, ce n’est pas le visible mais c’est l’objet de la connaissance, ce qui est présenté par Marx dans la fameuse Introduction de la critique de l’économie politique.
Dans ce texte et dans l’introduction au Capital, Marx dit en gros : ma méthode consiste à interroger l’apparence et à voir ce qu’il y a en dessous ; il faut passer par la dure ascèse de la science pour aller voir ce qu’il y a en dessous.
La théorie (la science) est visée dans ces textes de marx comme un moment de la vérité.
La vérité c’est l’adéquation de la connaissance et de la chose. Pour celui q ui est à lécoute de la pensée philosophique occidentale, particulièrement de la scolastique, cela s’entend tout de suite adequatio. Adequatio c’est ce qu’on a dit qu’était la vérité.
Aussi, quand Marx dit : il faut passer par la dure ascèse de la science pour que de l’apparence soit pris le suc de la réalité, il se pose dans une attitude vis-à-vis du monde qui a été parlé par dix neuf siècles de métaphysique. Cette attitude c’est celle du monde comme adequatio, du monde comme représentation de l’adequatio.
Bien sûr pour cette attitude marxiste d’adequatio, le travail industriel et les machines c’est la conséquence, ce n’est pas l’être du capitalisme, sa réalité. Qu’est-ce que c’est que l’être du capitalisme ? Sa réalité c’est précisément son type de fonctionnement comme mode de production et à partir de là, à un moment donné on en tire les machines, la technologie.
Je vais prendre les choses de l’autre bout et je vais me mettre dans le visible, dans ce que je vois et, ce que je vois, le visible, je ne vais pas tout de suite l’instituer comme objet de connaissance.
Qu’est-ce que je vois ? Le visible de la machine. En me mettant devant ce visible de la machine je vais prendre ce qui se voit du capitalisme : la technique et bien entendu les gens qui vivent dans, sous, avec ces machines, de cette technique et, je vais demander : quelle est l’essence de ce qui se donne à voir ?
Il y a des machines dans les deux camps capitaliste et socialiste. De plus, pour les marxistes, il y a un espoir de contrôler ces machines. Donc peut-on poser la technique comme ce qui peut être le point de rupture, de discrimination ?
Évidemment dans la problématique de Marx, ce n’est pas du tout le point de discrimination, ce n’est pas la machine qui discrimine un mode de production, au contraire c’est le mode de production qui infère sa technologie, mais la technologie c’est secondaire par rapport aux rapports sociaux de production.
Je dis simplement : voyons ce qui se voit. Ce qui se voit ce ne sont pas des moyens de production, des rapports sociaux de production. Ce qui se voit ce sont des hommes, des machines, des campagnes... Voyons ce qui se voit. De ce qui se voit que peut-on en voir, que voit-on de ce qui se voit ?
Question posée sur un mode inhabituel car nous sommes habitués à ne pas voir. Il est très difficile de rendre compte de ce qui se voit dans ce qui nous est donné à voir.
Par exemple un film cela ne montre rien. À 99% on ne sait rien s’il n’y a pas de son. Dans la production cinématographique mondiale, il n’y a quasiment aucun film qui n’ait besoin d’un son (ou d’un carton annonce dans les films muets).
Il n’y a qu’à faire une comparaison entre le cinéma et la peinture de Cézanne, de Rembrandt ou de Piero della Francesca. Quand on voit les tableaux de Cézanne, on voit, on ne voit pas quelque chose qui est dit être quelque chose, mais on voit ce que Cézanne fait voir : un point c’est tout. Quand on voit les villes complètement stylisées, plus ou moins énigmatiques, féériques de Piero della Francesca on voit ce qu’il a vu.
Malgré toutes les différences de style entre les peintres, ils ne représentent pas quelque chose mais ils font de la peinture, ce qui est tout à fait différent que de faire de la représentation. Ce que fait le cinéma, ce que nous faisons tous puisque nous sommes dans la représentation. Mais quand il y a peinture, nous sommes hors de la représentation. La peinture ne représente pas quelque chose mais la peinture représente une vision qui nous interpelle et nous voyons cette vision : il n’y a pas de représentation. je prends cet exemple car il est une chose qui paraît évidente qu’on ne questionne jamais, c’est : Qu’en est-il de ce qu’on voit du visible ? Et ce n’est pas un hasard si, depuis un siècle, il y a de la crise de la peinture, si cette crise est patente à un moment donné du capitalisme. Parce que précisément être dans le capitalisme c’est n’être jamais dans : qu’est-ce qu’on voit du visible ?
Dans le capitalisme on ne voit pas du visible, et de ce point de vue là les analyses de Debord sont assez éclairantes ; on ne voit pas le visible on est spectateur du spectacle. Mais qu’est-ce qui se donne à être notre spectacle dont on doit être le spectateur ? Ce qui se donne ce n’est jamais le visible mais le réel.
Dans le capitalisme on ne voit jamais que le réel, et le réel est ainsi fait qu’il n’est jamais dans l’appréhension de ce qui peut être visible. Dans le capitalisme on voit de la catégorie qui est devenue réelle : on voit des quartiers de ville, la classe ouvrière, les paysans, etc., on voit toujours les classes, le spectacles des classes sociales, on voit le réel. Mais quand je dis, on voit le réel, on ne voit pas du tout le réel, justement on est dans le réel, on est pris dans ce réel, on est pensé dans ce réel, on est perçu par ce réel, on ne fait jamais que reproduire la pensée de cette pensée du réel, la représentation de cette représentation du réel, etc.
À la limite, et c’est là l’extraordinaire paradoxe, que voit-on dans le capitalisme ? On voit la vérité comme adéquation. C’est que précisément on est perpétuellement dans le monde de l’adéquation. C’est pour cela que fondamentalement le capitalisme c’est la réalisation de la métaphysique, qu’on ne peut pas interroger le capitalisme sans interroger ce dont il est l’effet, ce dont il est la matérialité.
Et on comprend mieux maintenant ce que voulait dire Marx quand il disait : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde, il s’agit de le transformer. » Il s’agissait de réaliser la philosophie. Marx l’entendait d’une certaine manière ; mais comment peut-on l’entendre réellement ? C’est qu’effectivement, s’il y a mort de la philosophie, comme Marx le prétend quand il inaugure sa pensée, c’est parce qu’effectivement, la philosophie n’a plus besoin d’exister vu que le monde entier est philosophique. Le réel auquel on a affaire est un réel philosophique, métaphysique : c’est le réel de l’adéquation.
Quiconque n’aurait jamais lu aucun texte de philosophie, quiconque n’aurait jamais lu de sa vie, n’aurait jamais entendu parler de quoique ce soit, n’aurait jamais été à l’école — l’analphabète complet — est pris lui aussi dans la pensée métaphysique : il vit la pensée métaphysique, il vit la représentation, il vit l’adéquation.
Et la question qui doit être posée et qui précisément n’est jamais posée par Marx c’est : comment se fait-il que ce soit dans cette partie du monde qui — comme le disait Valéry — n’est que le bout de l’Asie, que le capitalisme naquit ?
Et il faut croire que ce qui était né chez elle, à savoir le capitalisme, ça a touché quelque chose sur ce qu’il en est du destin mondial de l’être au monde puisque le capitalisme a été exporté dans le monde entier et que, circonstance aggravante ou bénéfique, hasard ou pas hasard selon ce qu’on voudra, le capitalisme qui a été inventé dans ce « petit bout de l’Asie » s’est trouvé être le plus fort, c’est-à-dire, qu’il a gagné et que toutes les résistances qu’on lui a opposées, ont été brisées. Cela s’appelle la période du colonialisme, cela s’appelle la période encore actuelle de l’impérialisme. Nous sommes dans l’histoire où le colonialisme a gagné et où l’impérialisme est en train de gagner.
D’où la question fondamentale : y a-t-il un rapport entre le fait que c’est en Europe qu’est né le capitalisme et que c’est en Europe où il y a eu un certain maniement de la pensée qui s’appelle philosophie ? Cette question-là Marx ne l’a pas posée. Cette question qu’il n’a pas posée, elle se pose, mais elle se pose d’une autre façon : Marx ne peut jamais pointer l’origine du colonialisme. il le prend comme un toujours déjà là : c’était comme cela avant et c’est devenu comme cela. Alors pourquoi c’est devenu comme cela ?
C’est la question de l’origine, la question de l’essence :
Sommes-nous les effets ou les agents du capitalisme ? Car si nous ne savons pas ce que nous sommes, comment pouvons-nous pouvoir espérer un jour être autre chose ? Ce n’est peut-être pas du tout le capitalisme qui nous meut mais peut-être ce qui nous meut c’est ce qui a fait que le capitalisme a été rendu possible. Le capitalisme c’est le symptôme de ce qui nous meut mais pas du tout la cause. Et ce qui nous meut qu’est-ce qui a fait que ça nous a mus (mû) et que ça n’a pas mu l’autre ?
Comment se fait-il que l’Autre, la non-Europe, n’a pas été mue par ça et comment se fait-il que ce qui nous meut ça a engendré le capitalisme qui à son tour n’a eu d’autre destin, et n’a toujours d’autre destin, que l’impérialisme.
Qu’est-ce que tout cela veut dire ?
Est-ce que c’est le capitalisme qui est planétaire ou bien est-ce que si le capitalisme est apparu c’est qu’il y avait quelque chose qui nous mouvait dont le destin était d’être planétaire et de poser la question de son extension à la planète entière ?
C’est un peu cette question qu’a commencé à approcher Nietzsche quand il écrit dans les années autour de 1878 : « Le XXe siècle sera le siècle des guerres et des révolutions parce que la question de la terre comme devant être conquise viendra à sa maturité et à ce moment le XXe siècle sera le siècle des guerres en ce sens qu’il sera le siècle de la philosophie. » Il ne veut pas dire du tout que les guerres seront justifiées par une idéologie mais que seuls ceux qui seront en possession de grandes pensées philosophiques seront les conquérants parce que le XXe siècle posera la question de la terre comme devant être conquise.
En se rendant compte que Nietzsche a été interpellé par cette question, la question qu’il faut se poser c’est : que s’est-il passé en Europe qui n’est en réalité « qu’un petit bout de l’Asie », qu’est-ce qui fait qu’a été instauré dans son sol un destin, engendrant la question de la terre comme mondialisation de la conquête ?
Et cette question ne peut s’entendre qu’ainsi : y aurait-il quelque chose dans la pensée qui s’appelle métaphysique qui ouvre comme horizon de cette pensée la question de la conquête de la terre comme terre ?
Que fait-on quand on pense ? On projette la terre comme objet de ce qui doit être dans sa totalité planétaire maîtrisé, et conquis. S’ouvre le discours du Maître ; qu’en est-il du discours du maître ? Est-ce que le capitalisme est apparu parce que s’est ouverte la question de la possibilité du discours du maître ? Ce qui veut dire : par quoi sommes-nous agis ? Est-ce que nous ne sommes pas agis par le discours du maître qui est l’horizon de la pensée dont le capitalisme n’est qu’un des effets ?
[ ... ]
Mais nous n’avons jamais eu autant de moyens pour enfin réaliser le mot d’ordre héraclitéen de Nietzsche : il faut danser.
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– - - Haine de la pensée en ces temps de détresse
Extrait du quatrième chapitre in extenso
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Bonnes feuilles
Avec l’aimable autorisation des ayants droit de Jean-Paul Dollé
sous réserve des ayants droit de Jean-Edern Hallier © Éditions Hallier, Paris, 1976 *
(voir l’avertissement en post scriptum)
HOMMAGE À JEAN-PAUL DOLLÉ
DANS LA REVUE DES RESSOURCES
Jean-Paul Dollé
4 novembre 1939 - 2 février 2011
Index
(suivre les liens sous les n° de chapitres)
– 1. De l’acédie. Du soin qu’on donne à un mort. Bruno Queysanne. (Dédicace - inédit)
– 2. Le singulier et le pluriel. Paris en mai. Hélène Bleskine. (Dédicace - inédit)
– 3. Entrevue sur l’institution. La parole errante. Stéphane Gatti. (Vidéo - inédit)
– 4. L’Inhabitable capital. VIII. Nihilisme et maladie - IX. Les deux nihilismes. (Extrait - Jean-Paul Dollé)
– 5. "Jean-Paul Dollé, témoin lucide" par Josyane Savigneau. Pierre Goldman. (Recension de L’insoumis, vies et légendes de Pierre Goldman)
– 6. L’insoumis, vies et légendes de Pierre Goldman. II. (...) Les étudiants révolutionnaires. (Extrait - Jean-Paul Dollé)
– 7. La cité et les barbares. (Citation intégrale - Jean-Paul Dollé)
– 8. Bernard-Henri Lévy recense "Haine de la pensée". (Recension de Haine de la pensée)
– 9. Haine de la pensée - en ces temps de détresse. IV. Un se divise en deux : (...) (Extrait - Jean-Paul Dollé)
– 10. "Question où de Sartre il n’y eut que le silence". Roland Castro. (Dédicace)
– 11. "Mon ami Jean-Paul Dollé...". Paul Virilio. (Dédicace)
– 12. Métropolitique. IV. L’expulsion (...). V. Habiter l’absence (...). (Extrait - Jean-Paul Dollé)
– 13. Le Myope. 1re partie. IV. (...) (Extrait - Jean-Paul Dollé)
– 14. Ce que tu ne pouvais pas nous dire. Aliette Guibert-Certhoux (Dédicace)
(à suivre)