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Hommage à Jean-Paul Dollé. 6. L’insoumis, vies et légendes de Pierre Goldman. II. (...) Les étudiants révolutionnaires. 

samedi 7 mai 2011, par Jean-Paul Dollé

EXTRAIT. Présentation : « Mais, en pleine guerre d’Algérie, Camus a déclaré préférer sa mère à la justice. Quel choc pour ceux qui ne peuvent imaginer que la justice ne soit pas aimable, et qu’existe un conflit entre elle et l’amour !
(...)
 C’est la première faille dans la construction intellectuelle de Goldman. Sartrien métaphysiquement, camusien éthiquement. Solidaire dans le combat mais solitaire quant aux raisons du combat. »

Jean-Paul Dollé, L’insoumis, Un héros sartrien, chap. I. (p. 26, p. 28)


L’insoumis, vies et légendes de Pierre Goldman
Éditions Grasset et Fasquelle, 14 octobre 1997. 282 pages
EAN13 : 9782246406112. 19.10€.
Source librairie chapitre.com


TABLE

Première partie
DU QUARTIER LATIN À LA GUERILLA VÉNÉZUELIENNE


 I. -----
Un héros sartrien — p. 15

 II. ----
Place Paul-Painlevé. Rendez-vous des étudiants révolutionnaires — p. 39

 III. —
Rue d’Ulm — p. 71

 IV. ---
Commandante Che Guevarra, presente — p. 119

 V. ----
Un demi-solde dans une métropole impérialiste — p. 133

 VI. ---
Un mai de Dupes — p. 153

 VII. —
Flamboiement des soirées vénézuéliennes du littoral caraïbe — p. 165

Seconde partie
L’AFFAIRE GOLDMAN


 VIII. -
Devenir gangster — p. 179

 IX. ---
Souvenirs obscurs — p. 201

 X. ----
Une histoire d’amis. La communauté inavouable — p. 217

 XI. ---
Procès de qui ? Procès de quoi ? — p. 233

 XII. —
Les années Rapoport — p. 259

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[ ... ]

CHAPITRE II

°

Place Paul-Painlevé
Rendez-vous des étudiants révolutionnaires

°

39

 A la rentrée universitaire 1963, la vie militante se concentre autour de trois lieux stratégiques : la Sorbonne, le nouveau local parisien de l’UEC, place Paul-Painlevé, juste en face de la Sorbonne, et, en bas du boulevard Saint-Michel, rue Saint-Séverin, les Éditions Maspero. Goldman apprend très vite à se situer dans ce triangle magique. Dans ce petit territoire s’inventent, se diffusent, s’entrechoquent les nouvelles idées, et se rencontrent tous ceux et toutes celles qui aspirent à s’en faire les producteurs et les diffuseurs.

 La Sorbonne est encore la seule faculté où se retrouvent tous les étudiants en lettres et en sciences. Jussieu est un projet, Censier et Nanterre sont à l’état d’ébauches. La philosophie jouit d’un prestige incomparable. Tous les jeunes étudiants en lettres rêvent de faire partie de la cohorte glorieuse des intellectuels que Sartre symbolise. Le philosophe, dans ces années-là, incarne la figure bien française du Grand Écrivain, à laquelle s’agrègent les attributs du penseur engagé dans les débats et les combats de son temps. Goldman sent d’emblée que c’est dans la langue philosophique que sa parole a la chance de trouver le plus d’écho, car plus encore que l’histoire, où pourtant les enjeux idéologiques des questions traitées sont forts, la philosophie questionne tous les systèmes de légitimation des pouvoirs. Il veut s’approprier ce qui est encore considéré comme la discipline phare.
 Depuis 1945, quelques générations de jeunes gens se sont approchées de cette lumière. Ils se sont rendus au premier étage de la vieille Sorbonne, dans l’aile gauche du bâtiment, là où se trouvent les salles de cours et tout au fond du couloir le secrétariat du département, en charge plus particulièrement de la bibliothèque et de l’accueil des étudiants. Bien qu’essentiellement administratif, ce service fonctionne comme un centre social, pédagogique et même quelquefois d’assistance psychologique. Tour à tour salle d’études surveillées, bureau de réclamations, club de discussions, c’est le cœur du département de philosophie, où convergent aussi bien les enseignants que les étudiants. Ici règne le gardien vigilant de ce mini-cloître lettré et républicain, un bonhomme à la voix de stentor, qui roule les r comme les cailloux de ses Pyrénées natales, ancien résistant, radical-socialiste, laïque de toujours, ayant perdu sa jambe dans les bagarres du siècle : Romeu. Il est le principe de permanence autour duquel se rassemblent les générations ; le trait d’union entre les maîtres et les disciples, et surtout la preuve vivante que la philosophie ne se résume pas à un enseignement mais qu’elle peut être un mode de vie, une qualité d’hospitalité et d’amitié.
 Romeu est un passeur. Il assure la continuité de la mémoire résistante et anticolonialiste. Dans son petit bureau toujours ouvert, il reçoit le jour durant les doléances, les confidences, les secrets quelquefois, des étudiants. Là, il leur indique le livre qu’il faut lire pour la dissertation ou l’exposé, il fait se rencontrer ceux qu’il estime avoir des choses à se dire, et ménage des entrevues amicales ou même plus, si nécessaire.
 Mais la nuit tombée, après le strict service de sa charge, il reçoit ses chouchous pour des parties de belote acharnées, prétexte à retrouvailles chaleureuses avec les anciens élèves, qui sont devenus entretemps professeurs, chercheurs, écrivains. Ainsi se retrouvent des membres de l’ancienne cellule Sorbonne lettres, dissoute pour cause d’opposition à la direction du PCF, dont tous les combattants algériens et les partisans français de l’indépendance de l’Algérie dénoncent le chauvinisme et la lâcheté. Ainsi Lucien Sebag et Pierre Clastres, tous deux anciens étudiants en philosophie qui ont opté pour l’ethnologie, rencontrent au cours de ces parties de cartes François Châtelet qui est rentré d’Algérie où il a été professeur, et quelquefois Félix Guattari qui, depuis la clinique psychiatrique Laborde à Cour-Cheverny, anime un journal communiste oppositionnel : la Voie communiste. Tous sont très profondément impliqués dans la lutte contre la guerre d’Algérie, et la refondation du marxisme et de la pensée révolutionnaire, convaincus qu’on ne peut séparer l’entreprise philosophique de l’entreprise de libération, mais qu’il faut cependant en respecter les spécificités. Ces philosophes militants, tendus vers la transformation du monde, prennent du monde dans lequel ils vivent, pensent, militent, tout le plaisir qu’ils peuvent, sans attendre les lendemains qui chantent.

 Ce petit cercle d’anciens s’élargit avec l’arrivée d’une nouvelle venue : une jeune étudiante très brillante, belle, désinvolte, qui se déplace dans une voiture de sport décapotable, dans ces années où c’est un luxe pour la majorité des étudiants de rouler en scooter. Elle fait ses études comme elle traverse les couloirs de la vieille Sorbonne, en coup de vent. Elle est bonne en grec et quand on l’interroge, elle répond calmement, détachant ses mots, sur un ton égal, la voix légèrement perchée. Elle a de longs cheveux, tantôt ramenés en chignon sévère, tantôt répandus sur les épaules. Bien qu’elle soit assidue aux cours et aux travaux pratiques, elle ne fréquente pas les étudiants au-dehors. La rumeur lui prête des activités plus ou moins secrètes en relation avec la guerre d’Algérie. Elle s’appelle Judith Bataille.
 Au cours de l’année 1963, Goldman intègre le cercle des étudiants communistes. Là, il retrouve la belle Judith qui avait adhéré à l’UEC pour couvrir ses engagements clandestins en faveur du FLN. Chaque semaine Judith visitait en prison sa sœur Laurence et son cousin Diego, jeune compositeur, fils du peintre surréaliste Masson. Elle se faisait souvent accompagner d’un autre membre du cercle philo, Bruno Queysanne. Installé depuis peu en France, celui-ci a passé son enfance et sa jeunesse au Maroc, où son père enseignait les maths. Très en pointe sur les questions de la décolonisation, et ardent défenseur de l’indépendance de l’Algérie, il ne voyait aucune contradiction entre le soutien au FLN, l’adhésion au marxisme et le goût pour la philosophie, qu’il a entretenu dans ses années d’hypokhâgne et de khâgne à Henri-IV. Il était bien l’un des seuls de son espèce. Car, à l’UEC, il était interdit de participer d’une manière ou d’une autre à une action en faveur du FLN. La ligne était celle d’un combat de masse pour la paix en Algérie. Tous les communistes savaient ou devaient savoir que la force déterminante était constituée par la classe ouvrière et que c’était faire preuve d’aventurisme que de s’aligner sur les positions nationalistes petites-bourgeoises et d’aider le FLN. Les étudiants communistes et marxistes convaincus étaient donc en retrait sur la question algérienne. Les militants comme Judith qui se décidaient à adhérer à l’UEC ne le faisaient que par tactique, pour se protéger dans une
organisation de masse. Ceux qui agissaient comme elle n’étaient ni communistes ni marxistes. Sartriens, ou même quelquefois anticommunistes, anarchistes, anciens trotskistes radicalisés, ils adhéraient à cette organisation de jeunesse alors que d’autres investissaient l’UNEF ou les Jeunesses du Parti socialiste unifié. Question d’opportunité.

 La majorité des étudiants de l’UEC est encore sur les « positions du Parti ». Seule une minorité est anti ou acommuniste. Bruno Queysanne est marxiste, communiste, membre d’un réseau de soutien au FLN, ami de Judith, amateur passionné de jazz et grand propagandiste de la philosophie, surtout auprès des jolies filles. Il devient vite populaire chez les étudiants en philosophie, car il réconcilie en sa personne ce qui semble s’exclure mutuellement : un marxisme ludique, un militantisme joyeux, un gai savoir philosophique. Par exemple il compose force chansons où les « cogito » cartésien, kantien et husserlien se croisent, s’allient, se battent et traversent mille épreuves avant de se retrouver apaisés dans le corps, « la chose même » ou le monde de 1’« intersubjectivité ». Il met en scène des saynètes à la manière de Brecht, où la dialectique hégélienne, jeune acrobate, marche sur sa tête, là-haut, dans les nuées, sur un fil au-dessus d’un précipice. Elle rencontre alors un charmant garçon, fort, joyeux, plein de vie, tapant sur une immense forge avec son marteau. La dialectique tombe amoureuse du beau forgeron, l’ouvrier du nouveau monde, le prolétaire vulcain. Elle bondit de joie, saute de plus en plus haut, et enfin retombe sur ses pieds.

 La dialectique hégélienne, en se mariant avec le forgeron prolétarien, n’est plus obligée de marcher sur sa tête, elle peut maintenant marcher sur ses pieds. Elle est devenue matérialiste, marxiste.
 Évidemment, à part quelques rabat-joie, tout le monde rit au spectacle de cette sotie et en particulier notre bon Romeu. Pourtant l’époque est rude. L’OAS devient de plus en plus violente. Presque toutes les nuits il y a des explosions dans les rues de Paris. Au Quartier Latin les fascistes attaquent sur tous les fronts, provoquent les étudiants aux portes des restaurants universitaires, lancent des expéditions punitives contre les bastions de gauche — la Sorbonne, les lycées Louis-le-Grand, Henri-IV, — agressent jour après jour les distributeurs de tracts ou les vendeurs de journaux qui prônent la fin de la guerre et l’indépendance de l’Algérie. Les intellectuels et tous les militants un peu en vue, engagés dans la lutte, sont plastiqués. Une sourde inquiétude emplit les rues de Paris. Dans certains quartiers, en particulier à la Chapelle, à la Goutte-d’Or, c’est le couvre-feu. Au Quartier Latin la présence policière est obsédante ; là aussi, dans certaines rues peuplées d’Arabes, rue de la Huchette, rue Saint-Séverin, rue Maître-Albert, après huit heures du soir il n’y a plus personne.
 Les jours de manifestation, l’occupation policière commence dès le matin, et dès le matin, pour les militants, l’angoisse et la peur grandissent. Car les manifestations sont toujours interdites et la répression augmente chaque fois. Dans la nuit froide — nous sommes en plein hiver 1962, — les agents de la police parisienne, renforcés à l’occasion par les CRS, sont armés de longs bâtons, les « bidules ». Ils cognent d’autant plus fort sur les étudiants qu’ils sont durement « allumés » par les militants de la fédération de France du FLN, et de plus en plus infiltrés par des membres de l’extrême droite. Alors pour se donner du courage, Bruno Queysanne, Judith Bataille et les autres boivent quelques petits verres de cognac. Bruno Queysanne — qui fume des petits cigarillos — préfère, lui, quand il en trouve, l’alcool blanc italien, la grappa. Petit à petit la grappa et le cigarillo se transforment en emblème des étudiants en philosophie de gauche. Même certaines filles s’y mettent. Mais un soir de février 1962, à Charonne, il y a huit morts.

39-45/45/...
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[ ... ]

Jean-Paul Dollé

 - - L’insoumis, Vies et légendes de Pierre Goldman
Extrait du chapitre II. (pp. 39-45)

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Bonnes feuilles
Avec l’aimable autorisation des ayants droit © Éditions Grasset et Fasquelle 1997


Pierre Goldman - jeune


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HOMMAGE À JEAN-PAUL DOLLÉ
DANS LA REVUE DES RESSOURCES

Jean-Paul Dollé
4 novembre 1939 - 2 février 2011

Index
(suivre les liens sous les n° de chapitres)

 1. De l’acédie. Du soin qu’on donne à un mort. Bruno Queysanne. (Dédicace - inédit)
 2. Le singulier et le pluriel. Paris en mai. Hélène Bleskine. (Dédicace - inédit)
 3. Entrevue sur l’institution. La parole errante. Stéphane Gatti. (Vidéo - inédit)
 4. L’Inhabitable capital. VIII. Nihilisme et maladie - IX. Les deux nihilismes. (Extrait - Jean-Paul Dollé)
 5. "Jean-Paul Dollé, témoin lucide" par Josyane Savigneau. Pierre Goldman. (Recension de L’insoumis, vies et légendes de Pierre Goldman)
 6. L’insoumis, vies et légendes de Pierre Goldman. II. (...) Les étudiants révolutionnaires. (Extrait - Jean-Paul Dollé)
 7. La cité et les barbares. (Citation intégrale - Jean-Paul Dollé)
 8. Bernard-Henri Lévy recense "Haine de la pensée". (Recension de Haine de la pensée)
 9. Haine de la pensée - en ces temps de détresse. IV. Un se divise en deux : (...) (Extrait - Jean-Paul Dollé)
 10. "Question où de Sartre il n’y eut que le silence". Roland Castro. (Dédicace)
 11. "Mon ami Jean-Paul Dollé...". Paul Virilio. (Dédicace)
 12. Métropolitique. IV. L’expulsion (...). V. Habiter l’absence (...). (Extrait - Jean-Paul Dollé)
 13. Le Myope. 1re partie. IV. (...) (Extrait - Jean-Paul Dollé)
 14. Ce que tu ne pouvais pas nous dire. Aliette Guibert-Certhoux (Dédicace)

(à suivre)

P.-S.

Autres ouvrages de Jean-Paul Dollé aux éditions Grasset et Fasquelle (taper simplement le nom de l’auteur et envoyer pour accéder à l’ensemble des 6 titres d’essais et de romans de l’auteur chez cet éditeur).

Le site de Pierre Goldman dans celui de Jean-Jacques Goldman, son demi frère (recension d’articles et de documents).

Pierre Goldman in fr.wikipedia & in en.wikipedia.

Révélations sur l’assassinat de Pierre Goldman, Sylvie Braibant, Monde diplomatique, 26 janvier 2010.


Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir assistent à l’enterrement de Pierre Goldman, qui rassemble 27 000 personnes au cimetière du Père Lachaise, à Paris, le 27 septembre 1979. Photo Georges Mérillon, fedephoto.


Le logo de survol est une photo de Pierre Goldman lors de son premier procès devant la cour d’Assises de Paris le 9 décembre 1974.

Ndlr. On peut penser à lire cet essai qu’il s’agisse d’un ouvrage heideggerien dans le déploiement du dasein — cité — de Pierre Goldman et renvoyant à la pensée en commun de l’auteur avec Pierre Goldman. En même temps il y a une évolution de la pensée de Jean-Paul Dollé de l’existentialisme au social qui l’a porté ensuite à combattre la pensée de Heidegger sur l’habiter dans ses applications à la pensée de la ville notamment l’exprimant dans l’opus de Lieux dits "Le philosophe chez l’architecte" aux éditions Descartes et Cie en 1996.

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