"Le pont laisse au fleuve son cours, et en même temps il accorde aux mortels son chemin."
Heidegger
J’avais quinze ans quand j’ai vu mourir un pont. C’était mon premier pont. Il enjambait la Garonne, dans le village de mon grand-père, un peu en aval de Marmande. Je l’avais traversé chaque année, en été, aussi loin que remontaient mes souvenirs. C’était un pont suspendu dont les lattes de bois vibraient sous les roues des voitures. Au-dessous, le fleuve courait - libre, rapide. Le pont reliait le coeur du village aux prés et aux champs qui s’étendaient sur l’autre rive. Je le trouvais majestueux avec ses câbles d’acier qui dessinaient un arc tourné vers le ciel. Il apparaissait brusquement, comme un château, au bout d’une longue route ombragée bordée de deux rangées de platanes. Cette arrivée m’impressionnait. Le pont rendait plus solennel le passage entre ville et campagne.
Personne, dans le bourg, ne se souvenait du temps d’avant le pont, quand on accédait au village par la terre, quand la rivière se franchissait en barque ou à la nage, quand la rive opposée marquait le début d’un autre monde, un monde sans rues ni maisons. Personne ne se souvenait du jour où l’autre monde était entré au village, par le pont.
Ainsi, à mesure que les années passaient, le pont était devenu plus précieux, plus aimé. D’un côté comme de l’autre, personne ne doutait qu’il fût là pour l’éternité.
Et personne n’avait vu venir le danger. Chaque année, les voitures se faisaient plus nombreuses, et plus lourdes. Les hommes en étaient fiers et les enfants riaient à leur passage. Les lattes de bois du tablier tremblaient de plus en plus dangereusement. Jusqu’au jour où il fallut choisir entre les voitures et le pont. Le mot " sécurité " envahit peu à peu les discours. Un maire enivré de progrès promit la construction d’un nouveau pont - moderne, solide, avec piles en béton. Un pont invisible du village, à deux kilomètres en amont. Loin des hommes. Exilé. Un pont réduit à sa fonction, un pont utile, sans majesté, sans arcs tournés vers le ciel, qui permettrait enfin de relier deux grandes routes lisses, sans arbres et sans âme, exclusivement réservées aux véhicules à moteur. Nul ne songeait plus aux piétons, ni aux enfants. Les travaux commencèrent. L’entretien du vieux pont fut déclaré ruineux. Des machines l’emportèrent un jour, après l’avoir dépecé. Je n’ai pas assisté à sa fin. J’ai découvert le vide, l’année suivante, au bout de l’allée de platanes. J’ai découvert un autre paysage. Une autre vie. Le bourg s’était replié sur lui-même, sur ses rues mornes et tristes, tournant le dos au fleuve. Privé d’accès à l’autre monde, le village s’était comme endormi. Même les enfants avaient délaissé les bords de la Garonne ; sur l’autre rive, la plage de galets où ils aimaient jouer se retrouvait déserte.
" C’est à partir du pont que naît un lieu ". Cette petite phrase de Heidegger m’est remontée en mémoire en relisant l’information de ce 7 Mai 99. Un lieu n’est pas seulement un point à la surface du globe. N’importe lequel, n’importe où. Un lieu, c’est un " espace " où se " rassemblent " la terre et le ciel, les mortels et les dieux. " Les lieux donnent une demeure au séjour des hommes " - ici, maintenant, présents.
L’information était accompagnée de divers graphiques, cartes et photographies. La destruction des ponts y était signalée par une étoile rouge au coeur bleu pâle (l’eau et le feu ?). Nulle part n’était précisé le nombre de ponts détruits. Ni s’il s’agissait de ponts de pierre ou de bois, de ponts de fer, d’acier ou de béton, de ponts à poutres, de ponts en arcs ou de ponts suspendus. Dans l’esprit du communiqué, ce qui importait, c’était les trois ponts qui restaient, c’est-à-dire encore " à détruire ". Personne ne semblait s’émouvoir de la fin de la vie d’un pont. De la fin de la vie d’un lieu. Tout au plus déplorait-on la mort des hommes, des femmes et des enfants que la malchance avait fait passer par là.
Ainsi donc, sur ce territoire qui s’étendait entre la Hongrie, la Croatie et la Roumanie, des hommes avaient décidé que les deux rives du Danube ne seraient plus reliées par des ponts. Et les ponts gisaient là, en morceaux, au fond de l’eau. Frontière nette, tirs précis, guerre technique. La destruction se limiterait aux cent-vingt-huit kilomètres de fleuve qui traversaient le pays. En amont, tout comme en aval, les choses resteraient en l’état. Je pouvais être rassurée : les ponts de Vienne, de Budapest, de Bratislava étaient intacts, aussi beaux que dans mon souvenir.
Comme chaque année, le Danube se gonflerait lentement des eaux de la fonte des neiges et des pluies du printemps.
Je découpai plusieurs photos de ponts détruits dans les journaux. La première, je l’avais trouvée dans un hebdomadaire de langue anglaise : elle représentait un pont de Novi Sad, un pont métallique " à âme pleine " , dont on découvrait trois morceaux tombés au milieu du fleuve, presque à la verticale. Le cliché avait été pris dans cette lumière douce et rose de l’aube, qui annonce les plus belles journées du printemps. Le soleil, caché derrière une longue bâtisse au toit rouge, éclairait d’une lueur dorée la cime de trois peupliers isolés et laissait à peine deviner dans l’ombre les structures grises du pont. On distinguait, entre les poutres, l’une des piles de béton qui, quelques jours plus tôt, supportaient la voie où circulaient hommes et voitures. Une légère écume se formait sur l’eau, à l’endroit où la ferraille brisée ralentissait le cours du fleuve. Le pont devenait barrage. Toute circulation de navires était désormais impossible. Le Danube resterait silencieux, jusqu’à son embouchure, sur la Mer Noire. Bateaux à quai.
Le pont n’était plus un lieu. Mais si le pont s’était effondré si facilement, si on l’avait précipité avec tant de légèreté dans les eaux du Danube, c’est qu’il y avait bien longtemps que ce pont-là n’était plus une " chose ". Una cosa. Une causa, ou res, chez les Romains : un " cas ", une affaire qui " concerne " les hommes, qui les touche, qui les émeut. Une place où la vie se compose. " Das ding dingt ", écrit Heidegger. " La chose rassemble ". Le pont de Novi Sad n’était ni proche, ni lointain dans l’espace. Le pont n’était plus qu’une cible sur un écran. Cible manquée, cible touchée.
Cette écume blanche, au pied des poutres, me permettait d’affirmer que le photographe se trouvait sur la rive droite : le courant filait vers l’Orient. Mais n’était-ce pas une illusion ? De quel côté coule un Danube privé de navigation ? Je m’étais souvent demandé pourquoi Hölderlin, contemplant le fleuve à sa source, là où il " reste encore accroché à ses montagnes ", avait eu soudain la vision d’un Danube venu " de l’Est " , d’un fleuve marchant " à reculons ", de l’Orient vers l’Occident... de la Grèce vers la Germanie, suivant le fil de la pensée, de sa pensée.
Hölderlin est un enfant de l’eau qui court. Ses yeux s’ouvrent sur le Neckar, à Lauffen, en 1770. A sa source, le Neckar est tout proche du Danube. Mais la rivière choisit de rejoindre le Rhin, vers le Nord, délaissant l’Orient. A quatre ans, l’enfant habite Nürtingen, au " Schweizer Hof ", propriété " imposante " qui possède un verger sur l’autre rive. La rivière est large à cet endroit, " les vagues battent le rivage ". D’un côté, le monde discipliné de la mère et du beau-père, de l’autre la joie des jeux au bord de l’eau. Le Neckar sépare les deux vies de l’enfant. Le vieux pont de pierre les relie. Friedrich le traverse à pied avec son petit frère Karl. Ensemble, ils jouent " à creuser des ruisseaux dans le sable... ", dans la verdure des prés.
La deuxième photo, découpée quelques jours plus tard dans un journal français, représentait le même pont, mais cette fois en pleine lumière, en plein midi. Le gris des poutres était plus clair, les peupliers plus verts, l’eau moins noire. D’après la légende, nous étions le 19 Avril 1999 et il n’y avait pas un nuage dans le ciel de Novi Sad. Hommes et femmes s’étaient entassés sur une plate-forme carrée flottant au milieu du fleuve. Le bac longeait le pont détruit.
Le bac offrait son chemin, recréait le lieu disparu.
Ainsi, les hommes s’étaient faits " pontifices " ou faiseurs de ponts, tels ces frères hospitaliers qui, au Moyen Age, s’ établissaient le long des rivières de France ou d’Italie, pour transporter gratuitement les voyageurs d’une rive à l’autre. De ponts mobiles en ponts solides, les frères avaient multiplié les chemins enjambant le Rhône ou l’Arno, créant de nouveau paysages. Des ponts de pierre furent construits, aux arches de plus en plus nombreuses, d’Avignon à Pont Saint-Esprit.
Avant la pierre, avant la fonte, avant le fer, avant l’acier et le béton, seul le bois servait de chemin. Le premier pont fut sans doute un tronc d’arbre couché dans le lit du ruisseau. Le tronc d’un arbre de la forêt toute proche, choisi avec soin par les hommes, en accord avec le courant.
Les ponts de bois étaient des chemins fragiles, à peine fixés à la rive, soumis aux humeurs des flots. Respectés.
En 1788, au mois de Juin, Hölderlin s’éloigne encore davantage de la source du Neckar. Parti à cheval du séminaire de Maulbronn, il se dirige tout droit sur le Rhin par une " belle matinée vivifiante ". Je le suis du doigt sur ma carte - seize kilomètres : " Bretheim, Dielsheim, Gundelsheim, Heidelsheim ". Sa " grande route " est devenue la Nationale 35. A travers la forêt, puis la plaine, il poursuit en direction de Spire, sur l’autre rive du Rhin. " Imaginez un fleuve trois fois plus large que le Neckar à l’endroit le plus large de son cours ", écrit-il à sa mère. Pas question de pont pour le traverser. Les voyageurs attendent bacet bateliers. Jamais attente ne lui fit plus " plaisir ". Le passage coûte huit couronnes et dure près d’une demie heure. En aval, " le fleuve s’étend à perte de vue ". " Quel spectacle ". Délice. Emotion. " Vertige ".
" Enigme, ce qui naît d’un jaillissement pur... " Le poème est en route. Le cavalier continue son voyage. Prochaine étape : Heidelberg-sur-Neckar.
Ma troisième image du Danube montre également un ciel d’azur au-dessus de Novi Sad. Le beau temps est favorable à la précision des tirs. Pas de date. Pas de maisons. Le pont est photographié en gros plan. Un autre pont, beaucoup plus large, une autoroute à six voies écroulée au milieu du fleuve. Ce pont-là, beaucoup plus récent, on s’était donné la peine de le baptiser " Pont de la Liberté ". Quand la chaussée s’est effondrée, une voiture est restée prisonnière, en équilibre précaire sur la seule portion du tablier demeurée à l’horizontale. Béton immergé. Câbles électriques mis à nu -sous le ciel bleu.
Des " Ponts de la Liberté ", j’ignore combien on en compte sur le Danube. Je n’en ai traversé qu’un seul, le Szabadsag Hid, à Budapest. Quand le vent de l’histoire avait tourné, il avait perdu son nom de baptême : " François-Joseph ". Comme les sept autres ponts de la ville, il avait été détruit pendant la guerre, puis reconstruit, au même endroit : un ouvrage de métal, couleur vert-de-gris, dessinant lui aussi un arc tourné vers le ciel. Je l’ai traversé une seule fois, vers midi, par un jour pluvieux de l’été 89, pour me rendre de Pest à Buda. C’est même là, en plein milieu, que deux jeunes gens m’avaient proposé des forints en échange de quelques dollars. On avait compté, lentement, sous la pluie chaude. Et puis un homme était arrivé en courant, poussant des cris inintelligibles. Ensemble, ils s’étaient volatilisés. J’avais longuement regardé le fleuve, en dessous, au moment où passait un bateau de croisière ; le bateau avait glissé dans le crachin brumeux sous les trois ponts dont je distinguais à peine les contours, en amont. Je pensais aux Ponts de Rimbaud, à Londres, " ceux-ci droits, ceux-là bombés, d’autres descendant ou obliquant en angles sur les premiers... " J’avançais sous un de ses " ciels gris de cristal ", seule. Je serrais plus fort que jamais mes billets dans le creux de ma main. J’avais attendu d’être sur l’autre rive pour mettre l’argent dans mon sac : sous un billet de mille forints, se dissimulait une liasse de coupures yougoslaves inutilisables ...
A Heidelberg, en ce mois de Juin 1788, " le nouveau pont " a ravi la vedette au vieux château. C’est une véritable " curiosité ". Un pont qui " s’arque au-dessus du fleuve ", comme l’oiseau " vole au-dessus des cimes ". En suspension. " Léger " et " puissant " à la fois. Hölderlin le traverse à pied. Ce " nouveau " pont sur le Neckar a transformé la vie des habitants. Transformé leur vie et leur vue. Leurs trajets et leur paysage. Modifié le proche et le lointain. Au milieu du pont, la ville lui apparaît soudain " la plus champêtre et la plus belle ". La forteresse " vieillissante " fait face à la " vallée sereine ". Tout est en place, comme à Nürtingen : d’un côté l’ordre sévère de la maison familiale, de l’autre, le libre espace du verger...
Je me souviens qu’à Bratislava, en 1989, les habitants étaient très fiers de leur " Novy Most ", leur " Nouveau Pont " sur le Danube, aussi fiers que ceux de Heidelberg avaient pu l’être du leur en 1788. Les progrès de la technique avaient permis d’aménager un café au sommet de l’un des pylônes. On y accédait par un ascenseur. Les dépliants touristiques précisaient que l’on se trouvait alors à quatre-vingts mètres au-dessus de l’eau. Jamais pont n’avait offert vue aussi vertigineuse sur le Danube. J’enviais les enfants qui découvraient leur premier fleuve d’aussi haut. C’était sans doute encore plus impressionnant que les vibrations des roues de la Peugeot bleue de mon père sur les lattes de bois de mon vieux pont suspendu au-dessus de la Garonne.
Nous sommes en 1951, à Darmstadt, en plein mois d’août. Heidegger a donné pour titre à la conférence qu’il est en train de prononcer : Bâtir Habiter Penser. Lorsqu’il aura fini de parler, il aimerait que ses auditeurs aient compris pourquoi il a supprimé toute ponctuation entre ces trois verbes - ni virgules, ni traits d’union. Un seul sens. Un seul élan. Heidegger est à Darmstadt, mais il pense à Heidelberg. Il pense au pont " léger et puissant " qui venait d’être achevé quand Hölderlin avait traversé la ville, à dix-huit ans, il y a plus de cent cinquante ans. Il pense aussi à l’autre pont, au " vieux pont " sur le Neckar, celui qui mène au château. Ce pont de pierre, " bâti ", " pensé ", " habité ", depuis des siècles. " Nous pouvons même, sans bouger d’ici, précise-t-il, être plus proche de ce pont... qu’une personne qui l’utilise journellement. "
Si je pense, j’habite.
Et bauen n’a pas toujours voulu dire bâtir, non, buan autrefois signifiait proprement habiter, séjourner, c’est-à-dire être là, présent, sur la terre. Conscient. " Bâtir, c’est faire habiter ". Bâtir, c’est " pro-duire " des lieux, les " faire apparaître " dans l’espace. Bâtir, c’est construire avec la pensée d’habiter, de nouer en un lieu précis ces fils qui relient et la terre, et le ciel, et les hommes, et les dieux.
J’ai cherché désespérément des photos des ponts " non détruits " sur le Danube. Des trois ponts encore " à détruire ". Les journaux racontaient que dans la capitale les hommes, les femmes et les enfants se rassemblaient et dansaient sur leurs ponts dans l’espoir de les sauver. Il n’était jamais précisé si ceux-ci enjambaient le Danube ou la Save. Ni s’ils étaient vieux, longs, ou larges, ou tout simplement beaux.
Dans la ville, les ponts étaient redevenus des causae, Des affaires qui " concernaient " les hommes. La chose s’était brusquement " rapprochée ". La chose avait repris place sous le ciel et sur la terre. La chose rassemblait les " mortels ", qui s’étaient remis à l’ " habiter ".
Que devenait la cible sur l’écran ?
Sur la dernière photo que j’avais découpée ne figuraient ni fleuve, ni pont. On y voyait seulement une petite route de campagne bordée de pommiers en fleurs brutalement interrompue par un épais nuage de fumée grise qui envahissait le ciel d’azur. Au milieu de la chaussée, deux voitures s’étaient arrêtées, abandonnées par leurs chauffeurs. Je me demandais à quelle étoile rouge au coeur bleu correspondait cette fumée sur ma carte.
Le pont caché sous ce nuage était-il un pont suspendu ?