Mon roman en progrès Un Café sur la colline a enfin trouvé sa forme.
Les termes « polyphonie » ou « mosaïque » me semblent un peu galvaudés pour la décrire. La métaphore de l’hologramme me retient déjà davantage : une image que l’on perçoit en trois dimensions, bien qu’elle soit présentée en réalité en deux dimensions. Images diffractées de la vie des habitants de Sarajevo assiégé dans les années 1990. L’héroïne, c’est la ville. Faits hautement invraisemblables et pourtant réels. Personnages : les habitants de la vallée, les « bêtes sur les collines » (cf. Abdulah Sidran), nous, spectateurs européens de la tragédie, et la visiteuse, sorte de Candide en jupons toujours sommée de s’expliquer sur ses motivations.
Un canevas narratif chronologiquement délimité (l’été 1994 à Sarajevo), incrusté d’unités de prose autonomes (qu’on appellera « inserts ») explorant divers registres : voilà à quoi cela ressemblera. Dans la partie narrative classique, sorte de fiction documentaire, il y a unité du point de vue de la narratrice, Nila, la visiteuse. Dans les inserts, il y a diversité des points de vue (brèves incursions dans la conscience des acteurs du drame), et multiplicité des formes (mini-nouvelle, fable, inventaire, article d’encyclopédie, lettre, monologue intérieur...). C’est la poétique centr’européenne définie pour « Sablier » par Danilo Kis, lui-même inspiré par Jorge Luis Borges et Julio Cortazar. C’est la leçon que j’ai retenue des écrivains hongrois que j’ai traduits (Dezsö Kosztolanyi, Ivan Mandy, Pal Békés et d’autres). Mais cette tendance se manifestait déjà dans mon tout premier roman...
Pour l’instant, je suis incapable de dire où viendront s’incruster ces inserts. Ils prolifèrent et flottent encore dans l’univers en expansion du roman - ils ne sont pas fixés, satellisés. Bien entendu, j’ai quand même une vague idée du point où ils iront s’ancrer ; il se dessine des polarités, des attractions, des affinités, des vecteurs d’association. Heureusement que certains d’entre eux sont finis (c’est-à-dire achevés, mais aussi bornés), sans quoi l’auteur se sentirait aussi perdu que le dernier survivant du vaisseau spatial d’« Alien », dans l’affolant cosmos en expansion des virtualités fictionnelles.
Précision : les inserts ne sont pas seulement polyphoniques, ils sont aussi polychroniques, contrairement au canevas narratif classique, qui est diachronique. Certains vont jusqu’à prendre place après la fin de l’histoire. Sans doute parce que cette dernière n’en finit pas de ne pas finir... et nous impose sans cesse le retour du même sous une autre forme, ce qui le rend si difficile à repérer. L’histoire n’est ni vecteur rigide, ni cycle répétitif : l’histoire est spirale. Régulièrement nous repassons par le même point - un degré plus haut ou plus bas, selon la subjectivité qui nous caractérise.
Notre perception du monde est fragmentaire, par conséquent notre restitution du monde à travers la fiction littéraire doit être constituée de fragments. Une bulle contient le cosmos, un instant renferme l’infini - comme dans les fractales. Plus le roman s’approche de sa fin, plus la fragmentation s’y déploie. (Et si nous appelions cela litt’frag’ ?) ((L’une des caractéristiques de la litt’frag’, c’est que l’essentiel se trouve entre parenthèses.))
Autre problème qui a trouvé sa solution : l’angle et le ton à adopter, deux choix extraordinairement importants du fait de la justesse exigée par un tel sujet. J’emploie le mot « justesse » comme en musique une note est juste ou non. La justesse s’impose à qui n’a pas été victime mais simplement témoin, et qui écrit dix ans plus tard. Mais aussi l’humilité, à cause de la grandeur du thème abordé et de la faiblesse manifeste des moyens de l’auteur. Et enfin, la tonalité distante, dénuée d’émotion, tachant de s’éloigner au maximum du pathos inhérent à la tragédie.
En effet, Un Café sur la colline s’efforce de servir la mémoire collective. Pour toute une génération imprégnée du « plus-jamais-ça », le retour du génocide en Europe cinquante ans après celui des Juifs devra sans doute être mis à nu par des dizaines de fictions, avant de trouver enfin sa « juste » place dans notre conscience rétive.