Knut Hamsun avait un peu plus de 30 ans lorsque parut, en 1890, son premier roman publié, Faim. C’est approximativement l’âge que l’on peut supposer à son narrateur. Celui-ci qui vit à Kristiania (Oslo) en exerçant différents petits métiers, comme l’avait fait l’auteur, consacre l’essentiel de son temps à écrire des articles et des essais qu’il espère vendre à un journal pour quelques couronnes. Puis un jour, malgré toutes ses démarches, le travail vient à manquer : « Tous ces refus, ces demi-promesses, ces « non » purs et simples, ces espoirs entretenus puis déçus, ces nouvelles tentatives qui, chaque fois, n’aboutissaient à rien avaient eu raison de mon courage » (p. 2). Commence alors une longue déchéance matérielle et morale dont le roman nous relate, à la 1ère personne, l’inéluctable processus : « Comme j’avais descendu uniment, régulièrement, tout le temps ! Pour finir, je me trouvais étrangement dépourvu de tout, il ne me restait pas même un peigne ou un livre à lire quand tout devenait trop triste » (p. 3). Ayant dû renoncer même à la chambre sordide où il trouvait refuge pour écrire, ce ne seront plus que d’interminables déambulations dans les rues pluvieuses et glaciales de Kristiania, des sommeils sporadiques sur les bancs des jardins publics, l’humiliation des nuits passées au poste de police, de vaines et honteuses tentatives de mendicité comme lorsqu’il se résout à demander une petite pièce à l’employé d’une mercerie : « Je me retirai, malade de faim et brûlant de honte. Je m’étais transformé en chien pour avoir le plus minable des os et je ne l’avais pas eu ! « (p. 84).
C’est peu dire qu’il connaît la misère car il fait aussi l’expérience de la vraie faim, celle qui le pousse, après avoir mis au clou tout ce qu’il possède – son gilet, son unique couverture que lui avait prêtée un ami –, à mâchonner des copeaux de bois ramassés dans la rue, des cailloux, une poche arrachée à son manteau, à ronger, malgré les vomissements que cela provoque, un os pour les chiens quémandé chez le boucher.
Ce premier niveau de lecture suffirait déjà à faire de ce livre un poignant roman social, témoignage d’un réalisme cru, aux limites parfois du supportable, dont l’écho demeure encore malheureusement trop actuel. Mais on soupçonne très vite chez ce personnage une sorte de fascination pour l’abîme où il sombre, comme un vertige pour sa propre déchéance. Car il s’agit aussi, à un second niveau, de la minutieuse relation d’un processus psychologique d’autodestruction. Chaque fois en effet qu’une occasion se présente pour lui de sortir enfin la tête hors de l’eau, d’enrayer l’inexorable déterminisme social qui l’enfonce, il s’arrange, avec une exaltation presque masochiste ou au nom de quelque mystique de la pureté, pour ne pas la saisir, y renoncer fièrement.
Un épicier lui rend-il par mégarde la monnaie qu’il devait à une cliente, il s’empresse de faire l’aumône de ces cinq couronnes, qui lui auraient pourtant permis de subsister plusieurs jours, à une pauvre vieille marchande de gâteaux à la sauvette : « Quel goût merveilleux cela avait d’être redevenu un homme honnête ! Mes poches vides ne pesaient plus, ce m’était une jouissance que de me retrouver sans un sou » (p. 114). Ulayali, une jeune femme avec qui il a connu une brève aventure — à laquelle d’ailleurs il a volontairement mis fin — lui fait-elle parvenir un billet de 10 couronnes qu’il le jette dédaigneusement au visage de sa logeuse qui vient de l’expulser : « Alors je remis le billet dans l’enveloppe, fis soigneusement une boule du tout, rebroussai chemin et allai jusqu’à la logeuse qui me guettait encore depuis le portail, et lui jetait le billet à la figure. (…) Voilà ce qu’on pouvait appeler se conduire dignement » (pp. 172-173).
Un tel type de comportement, qui devient répétitif chez le narrateur, n’a évidemment rien de rationnel dans la condition de dénuement extrême où il se débat ; tout se passe comme s’il se cherchait toujours de bonnes raisons de ne pas s’en sortir. Force est bien de voir là une forme de fascination pour l’échec et une certaine complaisance dans sa propre souffrance. Un échec dont il se tient de surcroît pour responsable et n’aura de cesse de s’auto-punir comme lorsqu’il s’enfuit, honteux d’avoir osé mendier une couronne auprès de l’employé du journal où il pensait placer un article : « Je me mis à courir pour me punir, parcourant au galop une rue après l’autre, m’excitant à progresser par des exclamations bien senties, m’interpellant en silence et furieux envers moi-même lorsque je voulais m’arrêter » (p. 74). Et quand il s’autorise, épuisé, un répit au pied d’un escalier, c’est encore pour s’auto-flageller : « Pour me tourmenter comme il faut, je me relevai et me forçai à rester debout, et je me moquais de moi-même, je me délectais de ma propre prostration. Enfin, au bout de quelques minutes, je me donnai, d’un signe de tête, la permission de m’asseoir. Même alors, je choisis l’endroit le plus inconfortable de l’escalier » (idem). Une souffrance qu’il va jusqu’à s’infliger à lui-même et qui, dans certaines crises de rage, dues peut-être aux affres de la faim, confinerait presque à de l‘automutilation : « Je recommençai à me martyriser, à me cogner volontairement le front contre les réverbères, à m’enfoncer profondément les ongles dans le dos de la main, à me mordre la langue, dans ma démence, lorsqu’elle ne parlait pas distinctement, et je riais furieusement chaque fois que cela faisait très mal « (p. 81).
Auto-destruction, auto-punition, auto-mutilation, ironie amère à l’égard de soi-même, on voit combien le fonctionnement de ce personnage relève d’une conscience réflexive – c’est-à-dire bien sûr d’une conscience malheureuse – et ce second niveau de lecture, psychologique et non plus seulement social, doit beaucoup sans doute à l’admiration qu’Hamsun portait alors à Dostoïevski. C’est ce qui confère à ce texte sa portée universelle car si nous, lecteurs, ne sommes pas tous SDF, nous sommes tous plus ou moins concernés par cette exploration des souterrains de nos enfers personnels. Là réside la force exceptionnelle de ce livre : à nous aussi cela fait mal.
Par ailleurs, si le narrateur met autant de complaisance à entretenir son état de déréliction et sa faim, ce n’est pas seulement parce qu’il frôle le cas pathologique. La faim, on le comprend peu à peu, prend surtout ici valeur de métaphore. Ce que confirme le titre lui-même : « Faim » et non pas « La faim » comme cela figurait sur les traductions antérieures. Il ne s’agit pas seulement de la faim de nourriture, faim du corps, faim contingente, une faim qu’il serait malgré tout possible d’apaiser. L’absence de l’article suggère bien que l’on passe à un autre registre, à une faim supérieure, absolue, pour ainsi dire métaphysique.
A ce troisième niveau de lecture, il y aurait deux façons d’interpréter cette métaphore. Lorsqu’on connaît la difficulté qu’avait Knut Hamsun dans la gestation de ses livres, les affres que lui imposait l’écriture, il est tentant de voir dans la faim la condition physiologique qu’il s’impose, une sorte d’ascèse, pour accéder à cet état second, douloureux et extra-lucide, qui non seulement accompagne mais de surcroît favorise le processus de création. On comprend mieux alors la complaisance de son personnage pour une situation à laquelle d’autres s’efforceraient d’échapper : écrire, oui, cela implique une souffrance ; mais une souffrance nécessaire dont aucun véritable écrivain n’accepterait de se passer. Ce n’est donc pas pour rien que Knut Hamsun fait de son héros ce graphomane invétéré, trimballant partout avec lui les feuillets qu’il griffonne dans les conditions les plus inconfortables – dans sa chambre glaciale, sur un banc public, sous la pluie. C’est que son dénuement et sa faim ne constituent qu’une métaphore de la passion de l’écriture.
Métaphore à double-fond, pourrait-on dire ; puisque cette faim évoque aussi une soif, soif de connaissance et surtout soif de sens. Soif ou faim – c’est-à-dire frustration – de ne pouvoir donner sens à la vie, à la « misère de l’homme sans Dieu », pour reprendre des termes pascaliens. D’où cet unique sursaut blasphématoire contre la divinité, qui prend des accents de révolte à la Maldoror : « Je te le dis, à dater de cet instant, je renoncerai à toutes tes œuvres et à tout ton être, je maudirai ma pensée si elle pense encore à toi, et m’arracherai les lèvres si elles recommencent à prononcer ton nom « (p. 126).
Donner un sens à notre misérable condition humaine, n’est-ce pas précisément cela, écrire ?