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Les trois coussins jaunes 

vendredi 16 octobre 2009, par GA Quiniou

A une petite souris de Cleden.

Agathe a décacheté l’enveloppe, soigneusement, à l’aide d’un petit couteau pointu de la cuisine. Elle ne reçoit jamais de lettres d’habitude, sauf pendant les vacances, lorsque les copines qui sont parties lui écrivent, ou alors de sa cousine d’Avignon mais pas plus de deux ou trois fois par an car le plus souvent elle lui parle au téléphone : leurs mères s’appellent presque toutes les semaines. Pourtant c’est bien une lettre pour elle, avec son nom :

Mademoiselle Agathe Templon
3 bis Impasse Philibert
44000 NANTES.

Elle vient de la trouver en rentrant de l’école. C’est forcément elle qui trouve le courrier puisqu’elle rentre la première ; sa mère n’est jamais là avant 7 heures-7 heures et demie. Elle le met bien en évidence sur la commode de l’entrée, près du téléphone, avec les prospectus des supermarchés et les journaux de petites annonces. Aujourd’hui, il n’y a rien que cette lettre pour elle. Avant même de retirer son manteau elle a posé son cartable contre un pied de la table de cuisine et a pris le petit couteau dans le tiroir pour l’ouvrir. Mais au moment de la lire elle se ravise ; elle met d’abord chauffer le lait pour son chocolat puis reste le surveiller, debout près de la gazinière, tout en lisant. C’est écrit sur du joli papier bleu avec un minuscule bouquet de fleurs roses en haut à gauche :

Ma chère Agathe,

Je sais que tu as dû t’inquiéter et être bien malheureuse lorsque tu ne m’as pas retrouvée dimanche au Jardin des Plantes. Moi aussi j’en ai gros sur le coeur, mais j’avais pris cette décision depuis longtemps ; je n’attendais qu’une occasion favorable et c’est dimanche dernier qu’elle s’est présentée. Lorsque tu m’as laissée sur le banc pour aller donner du pain aux canards avec ton amie, une autre petite fille est venue ; elle a tourné autour du banc et m’a regardée longtemps avant de se décider à m’emporter. Je me suis laissée faire, bien que son action ne soit pas très belle, parce que c’était l’occasion rêvée et qu’elle m’a parlé vraiment gentiment en me promettant de m’emmener en voyage avec elle. Je voyais bien que je lui plaisais. Sur le coup je n’ai pas pensé à la peine que j’allais te faire. J’espère que tu me comprendras : depuis que j’existe je n’ai rien vu d’autre que ta maison et la rue qui mène au Jardin des Plantes. Je pressens bien, d’après les histoires que tu me lis le soir, que le monde doit être beaucoup plus grand et plus beau. Tu pourras le voir un jour, toi, mais moi ? Lorsque tu atteindras l’âge de partir à ton tour, tu m’auras sans doute oubliée et je ne quitterai plus le dessus de ton lit dans ta chambre d’autrefois. On n’a jamais vu de grandes filles partir de chez elles en emmenant leur poupée. Ne m’en veux pas de te dire cela ; même si tu ne me crois pas ne proteste pas : j’en suis sûre. J’ai appris des choses moi aussi. Tu te souviens de Riri, le vieux baigneur en celluloïd de ta
mère, que Cécile a cassé ? c’est lui qui me l’a raconté, ça se passe toujours
comme ça. Alors j’ai eu envie de partir un peu, pardonne-moi ; mais je reviendrai très vite ; et puis je t’écrirai, je t’écrirai tout ce qui m’arrive pour que tu saches que je pense à toi.

Ta poupée qui t’aime,

Louise.


Complètement absorbée par la lecture d’une lettre si surprenante et si longue, Agathe n’a pas vu le lait monter dans la casserole ; c’est le grésillement du liquide en ébullition sur les parois brûlantes qui l’avertit ; elle a tout juste le temps de couper le gaz pour éviter la catastrophe. Elle sort du placard le grand bol de porcelaine blanche de son goûter, la boîte de Van Houten, le sucre, et se prépare avec application, comme tous les jours, un chocolat bien mousseux. Elle retourne dans l’entrée suspendre son manteau et s’assied à sa place habituelle, la lettre dépliée près d’elle sur la toile cirée. Elle commence à boire son chocolat.
Louise lui a écrit ; elle sait très bien pourtant que les poupées n’écrivent pas ; mais c’est bien une lettre de Louise et elle dit exactement ce qu’Agathe aurait voulu qu’elle dise ; et tout ce qu’elle dit correspond exactement à ce qui s’est passé dimanche au Jardin des Plantes. C’est là qu’elle va jouer et retrouve ses copines lorsqu’elle n’a pas classe et qu’il fait beau ; c’est tout près de chez elle, elle n’a qu’à suivre la rue d’Allonville, c’est à cinq minutes. C’est là qu’elle a perdu Louise dimanche dernier.
Cécile avait apporté de vieilles croûtes de pain et elles étaient parties les lancer aux canards et aux cygnes, profitant de ce que le gardien était retourné dans sa maison. En revenant sous le grand tulipier où elles
avaient laissé Louise et Nunuche - Nunuche c’est la poupée de Cécile - elle
avait constaté que Louise avait disparu ; Nunuche était toute seule sur le
banc. Avec Cécile elles avaient cherché pendant au moins une demi-heure,
sous les bancs tout autour, dans les buissons derrière, elles avaient même
regardé dans les arbres. Pourtant elle était certaine de l’avoir laissée là ; elle
apporte toujours sa poupée quand elle vient, pour lui faire prendre l’air, qu’elle ne reste pas enfermée toute la journée à la maison. Et puis Louise aime bien rencontrer Nunuche ; elles s’ennuient moins toutes les deux pendant qu’Agathe et Cécile vont jouer ; elles ne peuvent tout de même pas rester constamment avec leurs filles ! Quand elle avait compris que Louise
était vraiment perdue, elle avait senti les sanglots lui monter dans la gorge,
elle s’était assise sur le banc pour pleurer. Cécile s’était assise près d’elle,
Nunuche sur les genoux, sans trop savoir quoi faire. C’est alors que le monsieur était arrivé ; elle n’avait même pas entendu son pas sur le gravier ;
il lui avait presque fait peur. "Ben alors, qu’est-ce qui ne va pas ?" avait-il
dit doucement. En relevant la tête elle avait vu ce grand manteau noir
devant elle et Cécile balançait toujours ses jambes sous le banc, et elle
continuait à pleurer. "Qu’est-ce qui ne va pas ?" avait répété le monsieur en
s’accroupissant. Agathe lui avait expliqué qu’elle avait perdu Louise et que
c’était sa seule poupée parce que Riri, maintenant, on l’avait mis au grenier
dans un carton, il était complètement démantibulé à cause de Cécile qui lui
avait fait faire de la gymnastique. Agathe pleurait aussi parce que les gens,
dans le parc, allaient et venaient comme avant, sans se soucier d’elle, et les
trois garçons, là-bas près de l’étang aux canards, ceux qui étaient venus les
embêter tout à l’heure lorsqu’elles lançaient du pain, se poursuivaient en
criant autour du séquoia géant comme pour la narguer ; même Cécile ne
comprenait pas : elle restait là, jambes ballantes, la bouche ouverte comme
une idiote, sans rien faire pour elle.
"Elle était comment ta poupée, avait demandé le monsieur en lui prenant la main ; c’était une belle poupée ?"
Agathe avait hoché la tête à plusieurs reprises, reniflant par à-coups.
"Mais elle était comment ? avait repris le monsieur.
— En chiffon, avait fait Agathe qui avait maintenant cessé de pleurer ; en chiffon avec des cheveux rouges, enfin roux, quoi ; et puis tu sais elle a une robe bleue avec des fleurs blanches jusqu’aux pieds ; elle a une autre robe aussi, pour l’hiver, c’est du velours marron avec de la dentelle ; celle-là c’est maman qui l’a faite ; et puis...
— Elle est grande ? l’avait interrompue le monsieur.
— Elle a trois ans, avait dit Agathe ; c’est déjà grand pour une poupée."

L’homme avait souri ; il s’était relevé pour s’asseoir près d’elle ; il avait posé sur le banc sa mallette de cuir noir et elles s’étaient poussées un peu toutes les deux, Cécile et elle, pour lui faire de la place. Elle était toute prête maintenant à bavarder.

"Ce n’est pas son âge que je te demande, avait repris le monsieur - et quand il avait commencé à parler le sourire était parti de ses lèvres mais on voyait bien qu’il était resté dans ses yeux -, je te demande si elle est grande : est-ce que c’est une grande ou une petite poupée ?
Agathe avait tendu sa main à la hauteur du siège sans une hésitation :

— Comme ça ; elle arrive juste là... Nunuche est un peu plus grande ; mais ça veut rien dire la grandeur des poupées, y’en a même des toutes petites, j’ai une copine à l’école...
— Bon, écoute, avait dit le monsieur, on va la chercher ensemble tous les trois ; elle n’est sûrement pas très loin ; ça ne se sauve pas les poupées.
— Ça sert à rien, on a déjà cherché partout", avait rétorqué Agathe d’un ton péremptoire et Cécile avait même ajouté en regardant le bout de ses pieds qu’elle balançait toujours : "ça sert à rien."
"Alors on va demander aux garçons qui jouent là-bas ; ils ont peut- être vu quelque chose ; c’est peut-être eux qui l’ont prise pour te faire une farce... Vous les connaissez ?
— Non c’est pas eux ! avait fait Agathe du même ton sans réplique ; ils étaient avec nous près de l’étang, même qu’ils n’arrêtaient pas de faire sauver les canards pour qu’on donne pas du pain."

Le monsieur avait réfléchi un moment. Agathe attendait en le regardant. Avec ses cheveux bruns taillés court et sa tête un peu comme un rectangle, il ressemblait au collègue de sa mère qui venait quelquefois la chercher le soir à la maison ; sauf que l’ami de sa mère il n’avait pas de manteau noir, et sauf qu’il restait jamais avec Agathe parler de sa poupée ou d’autre chose. Parfois il n’entrait même pas ; il klaxonnait seulement dans sa voiture et sa mère, qui était déjà prête depuis longtemps, enfilait en vitesse son manteau, se penchait pour embrasser Agathe et lui dire d’être sage, elle n’allait pas rentrer tard, elle avait préparé tout son repas sur la table de la cuisine, il fallait pas qu’elle oublie de fermer le gaz. Ce monsieur-là, il était bien plus gentil - c’était gentil de les aider à chercher Louise, même si ça ne servait à rien parce qu’Agathe, maintenant, était persuadée qu’on l’avait volée ; il y a plein d’enfants qui n’ont pas de poupées aussi belles, elle le savait bien ; il y en a qui sont méchants aussi, qui feraient ça rien que par méchanceté, des jaloux.

Alors le monsieur avait dit : "Bon, si vous êtes sûres que ce n’est pas eux, il ne nous reste plus qu’une chose à faire : on va aller voir le gardien du parc et lui donner le signalement de Louise, comme ça, si jamais il la retrouve ou si quelqu’un la lui rapporte, il te préviendra tout de suite. Tu es d’accord, Agathe ?
— Oui je suis d’accord, avait fait Agathe en se levant. Le gardien, il habite la grande maison là-haut près des serres ; c’est lui qui soigne les animaux."

Ils étaient partis tous les trois chercher le gardien, en contournant l’étang. Le monsieur marchait vite, bien qu’il fît attention à régler son allure sur celle des deux fillettes. Cécile et Agathe faisaient les plus grandes enjambées qu’elles pouvaient mais devaient tout de même trottiner parfois pour rester à sa hauteur. Cécile tenait Nunuche sous le bras comme un sac ; elle s’en fichait à moitié de Nunuche, Cécile ; il y avait des jours où elle s’occupait même pas d’elle.
"Il est chez lui, on le sait, reprenait Agathe essoufflée ; on l’a vu remonter tout à l’heure avant de donner à manger aux canards. Il veut pas qu’on leur donne à manger, lui, c’est interdit. Alors on le surveille."
Le monsieur avait ralenti pour attendre Cécile qui suivait sans
beaucoup de conviction ; il regardait Agathe. Elle avait sautillé trois quatre
fois pour le dépasser et marchait maintenant presque devant lui à reculons
tout en parlant :
"Tu crois que c’est mauvais, toi, de leur donner à manger ? Ils ont faim, tu sais : dès qu’on leur jette un bout de pain ils sautent tous dessus en même temps ! Nous, on les lance dans l’eau, comme ça ils nagent. Hein que c’est pas mauvais ?... Peut-être que Louise est déjà chez le gardien ? Et si quelqu’un lui a rapportée en croyant qu’on l’avait oubliée sur le banc ?
— Je n’en sais rien, avait répondu le monsieur sans qu’Agathe comprenne bien s’il parlait des canards ou de Louise ; peut-être..." Il avait repris son allure normale depuis que Cécile les avait rejoints.
"C’est là, avait fait Cécile en montrant la porte vitrée vert clair encadrée de glycine. Le monsieur s’était retourné vers elle :

— Tiens !... Tu sais parler toi aussi ?"

Le carreau avait tremblé comme s’il allait tomber de l’autre côté lorsqu’il avait frappé. Personne ne venait, alors il avait fait une drôle de grimace, sourcils haussés, les coins de la bouche tirés vers le bas, en hochant plusieurs fois la tête. Elles avaient ri toutes les deux et lui avait souri juste au moment où une dame ouvrait la porte. Il était aux serres, son mari, s’ils voulaient absolument le voir ; mais le monsieur avait dit qu’il ne voulait pas le déranger, que ce n’était pas la peine, et il avait tout expliqué à la femme. Pendant tout le temps qu’il parlait elle s’essuyait les mains sur son tablier ; à la fin elle s’était tournée vers Agathe : "C’est à toi la poupée ?"
Agathe avait fait oui de la tête. La dame était rentrée chez elle ; elle était revenue sur le pas de la porte avec un crayon et un calepin :
"Ecoute, ma petite, c’est mon mari qui s’occupe de ça d’habitude ; tu vas me laisser ton nom et me dire où tu habites ; on récupère tous les jours des tas de choses dans ce parc ; si on retrouve ta poupée on préviendra ta maman."
Agathe n’avait pas aimé qu’on l’appelle "ma petite", mais elle avait donné son nom et son adresse que la dame écrivait dans son calepin. Le monsieur penchait la tête pour la regarder faire comme s’il avait eu peur qu’elle se trompe ; puis il avait remercié et ils étaient partis. Au croisement de la grande allée qui va vers la grille il leur avait dit au revoir à toutes les deux mais Agathe avait bien vu que c’était surtout pour elle. Elles étaient restées là tandis qu’il s’éloignait à grands pas au soleil. Un peu plus loin, avant de sortir, il s’était retourné pour leur faire un petit signe de la main ; Agathe et Cécile avaient aussi agité leur main, puis elles étaient rentrées goûter à la maison.

Agathe a terminé son chocolat. Elle pose son bol dans l’évier, range tout comme d’habitude, essuie la table. Elle reprend son cartable et la lettre avant de monter dans sa chambre. Dans l’escalier elle se demande si elle ne va pas téléphoner tout de suite à Cécile pour lui dire que Louise a écrit. Elle a bien envie de le faire parce qu’elle n’en reviendra pas Cécile, et puis elle a besoin de le dire à quelqu’un ; ça sert à quoi que Louise ait écrit si personne ne le sait ? A sa mère, elle ne peut pas le dire : elle n’était déjà pas très contente, avant-hier, lorsqu’Agathe lui a raconté l’histoire avec le monsieur au Jardin des Plantes, mais il fallait bien qu’elle la raconte pour expliquer comment elle avait perdu Louise ; ce coup-ci, avec la lettre, elle va carrément se moquer d’elle, ou alors elle ira chercher on ne sait quoi parce qu’Agathe aura reçu cette lettre, elle ne voudra jamais croire que c’est de Louise ; elle est toujours comme ça, sa mère, elle se méfie de tout.

Dans sa chambre Agathe allume la lampe de son petit bureau où elle
pose la lettre. Dans le coin, sur le dessus de lit en patchwork du divan, il y a
les trois coussins jaunes alignés contre le mur ; mais ça n’est plus comme
hier : ça ne lui fait plus rien de constater que Louise n’est pas là à sa place
habituelle ; au contraire, elle est même heureuse ; les autres filles ont peut-
être des poupées dans leur chambre mais des poupées toutes normales, il y
en a plein comme ça dans les magasins ; la sienne elle est partie et elle lui
écrit, même si ce n’est pas elle qui écrit. Pourtant elle aimerait bien
téléphoner à Cécile ; elle la verra demain Cécile, toute la journée même
puisque c’est mercredi, elle doit venir jouer chez elle et aussi apprendre la
leçon d’Histoire pour jeudi ; mais c’est long jusqu’à demain.
Agathe reprend la lettre et s’allonge à plat ventre sur son lit. Elle
sort doucement la feuille de l’enveloppe et recommence à lire. Elle a une
belle écriture, Louise, des lettres toutes rondes et bien formées un peu
comme la maîtresse lorsqu’elle écrit au tableau ; c’est facile à lire. Elle
aimerait bien lui répondre mais Louise n’a pas donné d’adresse ; sur
l’enveloppe il y a seulement le cachet rond de la poste : 44 NANTES RP.
"RP", qu’est-ce que ça veut dire ? Elle réfléchit à une lettre dans sa tête ;
elle imagine que Louise serait contente aussi de recevoir de ses nouvelles ;
elle lui dirait : "Ma chère Louise,... J’ai bien reçu ta lettre et cela m’a rassurée de savoir que tu n’étais pas perdue et que tu n’étais pas restée toute seule dehors la nuit dans le froid et sous la pluie. Je veux bien que tu voyages un peu avec l’autre petite fille qui t’a prise, mais pas trop longtemps. C’est pas drôle de ne plus avoir de poupée dans sa chambre. Je t’écris sur le lit, près des coussins où tu dors d’habitude mais tu n’es pas là ; ça me rend triste. J’espère tout de même que tu t’amuses bien et qu’elle est gentille avec toi... Je ne dirai pas à Maman que tu m’as écrit parce qu’elle ne voudra pas le croire et que c’est un secret pour nous deux seulement.
Mais peut-être que je le dirai à Cécile, et peut-être que Nunuche serait
contente d’avoir aussi de tes nouvelles ; c’est pour ça que je le dirai à Cécile
quand elle viendra demain ; elle n’a pas besoin de le savoir aujourd’hui..."
Ça ne sert à rien de penser à une lettre puisqu’elle n’a pas l’adresse
de Louise ; ce n’est pas comme les lettres au Père Noël qu’on donnait aux
parents ; là, c’est vraiment Louise qui a écrit ; elle existe, Louise ; et même si
elle donnait la lettre à sa mère elle ne saurait pas où l’envoyer ; mais elle ne
peut pas la donner à sa mère.

Agathe se relève. Dans le tiroir de son bureau il y a une boîte plate en carton recouverte d’un papier à fleurs roses ; c’est là qu’elle range son courrier, toutes les lettres des copines, il y a en au moins dix ; elle met par-dessus la lettre de Louise et referme le tiroir. Demain elle la montrera à Cécile.
"Agathe ! Tu es là, mon chat ?"
Elle n’a même pas entendu la voiture, ni la porte d’entrée.
Heureusement qu’elle avait eu le temps de ranger la lettre ! Elle jette un
coup d’oeil à son réveil sur l’étagère : il est sept heures moins le quart.
Agathe dévale l’escalier. En bas, sa mère accroche son manteau aux patères
du couloir ; elle a posé son sac sur la commode du téléphone qui sert de
fourre-tout et de vide-poche : il y a des papiers partout, des vieilles lettres,
des factures d’électricité, des adresses griffonnées sur des feuilles déchirées ; tous les soirs elle pousse un peu tout ça pour faire une place à son sac sans jamais se soucier de ranger quoi que ce soit.
"Maman..." commence Agathe en sautant les dernières marches ; puis elle se souvient qu’elle s’est promis de ne rien dire à sa mère ; et alors elles s’embrassent simplement comme tous les soirs ; sa mère la serre contre elle tandis qu’Agathe, des deux bras, se suspend à son cou et respire un peu la fraîcheur du dehors dans ses cheveux et la trace encore vivace de ce parfum qu’elle aime bien. Elle est contente que sa mère se parfume comme ça et se maquille comme une dame.
"Maman, Cécile vient demain ; on va faire nos devoirs ensemble. Elle pourra manger à la maison ?
— Bien sûr qu’elle pourra, pourquoi veux-tu ? Mais j’espère que vous ferez quand même vos devoirs !... Tu es allée chercher le pain ?
— Ben non, tu ne m’as pas dit d’en chercher... il en restait encore à la cuisine.
— Mais si ; y en aura pas assez pour demain matin ! Je t’avais laissé un mot... Tiens, le voilà. Faut que tu m’aides un peu, tu sais.
— Je sais, Maman. J’y vais, il est pas encore sept heures. Alors Cécile peut venir manger demain ?"
Sa mère se brosse les cheveux devant la glace - elle aime bien aussi les longs cheveux châtains de sa mère - et repose la brosse sur la commode pour fouiller son sac :
"Mais oui... Tiens voilà dix francs.
— Je pourrai nous acheter des gâteaux ?
— On verra... Je te laisserai de quoi. Allez, va, ça va fermer."

Il vient de commencer à ranger ses provisions lorsque la sonnette retentit. Une fois par mois il fait des courses au supermarché ; ça tombe
généralement le mardi parce qu’il termine plus tôt ce jour-là, vers cinq heures, et qu’il vaut mieux éviter les foules du samedi. Ce n’est pas qu’il ait
grand chose à acheter, lorsqu’on vit seul les commerçants du quartier
suffisent ; cela tiendrait plutôt du rite, une manière de scander la vie, ou du
besoin de faire délibérément ce que d’autres font par nécessité. Une deuxième fois on sonne, nerveusement. Il n’a même pas retiré son manteau - il faut si peu de temps pour ranger le contenu de deux sacs de plastique, d’autant moins qu’il n’y a pratiquement que des bouteilles ; il a refait sa provision d’alcools. A la porte, on insiste."Ce n’est tout de même pas déjà Mathilde, pense-t-il, à peine six heures et demie..." Sans vraiment se presser il se dirige vers la porte, c’est-à-dire qu’il a trois pas à faire pour traverser la minuscule entrée.
"Ah ben, dis donc ! fait Mathilde, t’es complètement sourd ou quoi ?"
Elle entre directement dans le salon, se débarrasse de son imper sur
le canapé, lui tend un paquet blanc en forme de pyramide :
"Tiens ! je nous ai pris deux coquilles de saumon en bas.
— Je viens juste d’arriver, j’étais dans la cuisine...
— C’est vrai que c’est tellement loin ! ironise-t-elle. Tu as prévu de quoi dîner, à part les coquilles ?"
Il tient par la ficelle le paquet du traiteur et se trouve soudain ridicule, là, dans son strict manteau noir, au milieu de son salon, avec ce truc pendouillant à la main. Il suit Mathilde à la cuisine où elle continue le rangement qu’il avait entrepris après avoir étalé sur la table le reste des achats. Elle est belle tout de même avec ses cheveux mi-longs ourlés, tout en blondeur. Il a posé son paquet et reste la regarder. Il y a cette présence chez lui une fois par semaine et de temps en temps le week-end ; pourquoi pas tous les jours ?
"Bon, tu me dis quoi préparer ?
— C’est dans le frigo : côtes d’agneau ; il n’y a rien à préparer... Attends, je suspends mon manteau."
Mathilde le rejoint devant la penderie, les mains derrière le dos :
"Tu sais ce qu’on n’a pas fait ?"
Il ne sait pas. Elle lui passe autour du cou les deux bras soyeux de son pull mohair :
"On ne s’est pas embrassés !"
Lorsqu’elle lui donne ses lèvres, comme cela, et l’attire contre elle de toute la force souple de son désir naissant, il ne sait pas résister à Mathilde. Enlacés ainsi tous les deux ils occupent entièrement l’étroit espace de l’entrée. (Leur première étreinte dans l’ascenseur, chez Mathilde, où la fébrilité lui avait fait soulever sa jupe avant même qu’ils eussent atteint l’étage...). Il l’entraîne doucement vers la chambre, de biais, leurs deux bouches toujours collées l’une à l’autre, tels deux siamois voués à des locomotions de crabes. Sous une pression plus forte il étouffe les sourds murmures de ses protestations rieuses. Elle se laisse emporter.
Comme ils heurtent, à l’entrée de la chambre, le montant de la porte, elle tente une résistance ultime, implorant :
"Greg... il est sept heures ! Le dîner...
— Qui dort dîne, réplique-t-il inflexible.
Echappant à ses bras elle s’abat sur le lit, les mains tendues vers lui :

— Ah bon, parce qu’on va dormir ?
Assis à la petite table de la cuisine, face à face, ils ont entamé les coquilles de poisson. Il y a longtemps qu’ils ne mangent plus dans le salon où c’est toute une installation de table pliante et de fauteuils à déplacer. Il pourrait, avec son salaire de chef d’agence maintenant, chercher unappartement plus spacieux, mais il s’est habitué à celui-ci ; ses deux pièces lui suffisent amplement, il ne reçoit jamais ; et Mathilde, ça ne la dérange pas de manger à la cuisine, lui non plus ; ils mettent simplement une nappe sur le formica et se dressent une table un peu coquette.

Elle ne s’est pas rhabillée ; elle a seulement passé son peignoir de bain en éponge rouge - celui qu’elle prend d’habitude après sa douche parce qu’il convient mieux à sa chevelure blonde - et lui a laissé le vieux, à rayures. Ça fait un moment qu’il rumine ça dans sa tête, puis il finit par le dire :
"Tu sais que j’ai rencontré une petite fille très mignonne dimanche dernier ?"
Il guette la réaction de Mathilde qui poursuit méthodiquement la récupération des derniers fragments de son saumon sur la feuille de salade.
"Une petite fille très mignonne... au Jardin des Plantes. J’étais repassé à l’agence prendre un dossier l’après-midi. Tu vois ce qui arrive quand tu n’es pas là...
— Tu veux que je te réponde quoi ? fait Mathilde sans lever les yeux ; rien ne t’empêche d’occuper tes dimanches à draguer au Jardin des Plantes ; si tu n’as rien d’autre à faire...
— Elle était sur un banc à pleurer avec une copine, continue-t-il.
— Le Saint-Bernard des coeurs ! fait Mathilde.
— Sois pas bête... Tu sais quel âge elle a ?
— Pas loin de seize ans, je suppose, non ?
— La moitié. Je t’ai dit que c’était une petite fille ! Elle pleurait parce qu’elle avait perdu sa poupée. Je suis allé avec elle le signaler au gardien. Elle était vraiment amusante ; toute brune, comme une petite souris bavarde... Elle m’a raconté des tas d’histoires sur sa poupée, il n’y avait plus moyen de l’arrêter. Elle s’appelle Agathe ; je dois dire qu’elle m’a bien plu...
— Eh ben ! t’as encore pas mal d’années de vieux garçon devant toi si tu veux attendre ton Agathe !"
Avec une lenteur étudiée Mathilde vient d’entrouvrir le peignoir sur
la plénitude dorée de ses deux seins :
"Tu préfères vraiment les petites filles ?" demande-t-elle, appuyant le "vraiment" d’un regard qui en dit long sur l’idée qu’elle se fait de la réponse.
Il se lève, passe derrière elle et referme le peignoir, affectant de rester insensible à la pesanteur libre de la poitrine qu’il frôle sous le tissu éponge :
"On ne peut rien te dire, Mathilde. Je vais faire cuire nos côtelettes... Il n’y a rien de mal à consoler une fillette qui a perdu sa poupée ; si je ne peux même pas me permettre ça..."
Elle se retourne sur sa chaise tandis que le beurre commence à grésiller dans la poêle. Il discerne dans ses yeux comme l’ombre d’une alarme :
"Je n’ai pas dit que c’était mal, Greg ! Pourquoi tu le prends comme ça ? C’est très bien ton histoire... du moment que tu t’en tiens au sauvetage des poupées... - Elle rit comme il aime la voir rire - Allez, viens."
Elle ne relâche l’étreinte autour de son cou qu’au moment où une inquiétante fumée monte de la poêle derrière eux. C’est lui qui sert, et comme ils n’ont pas pensé à mettre chauffer les haricots verts ils décident de s’en passer.

Tu sais, reprend-il après un long intervalle de mastication silencieuse, si le temps se maintient comme ça j’irai bien à la mer ce week-end ; Pornic, par exemple. Ça te tenterait ?
— Pas ce week-end, dit-elle faisant non de la tête. Je ne suis pas là.
— Mais on ne se voit jamais ! Depuis six mois, on ne se voit plus ! A part ces rendez-vous hebdomadaires de fonctionnaires... J’ai l’impression d’avoir une femme mariée pour maîtresse, moi. C’est pas très drôle, tu sais.
— Ah... mais tu n’avais qu’à rester dans mon agence ! Tu m’aurais vue tous les jours comme avant !... Pendant les heures de bureau, ajoute-t-elle dans un sourire malicieux. Voilà ce que c’est que d’obtenir de l’avancement !... Non, sérieusement, ce week-end je ne peux pas.
— Tu ne peux vraiment pas ?... Bon, hé bien j’irai seul, de toute façon ça ne sera pas la première fois.
— Tu peux toujours demander à ta petite copine de te prêter une poupée," lance Mathilde.
Il la sent aussitôt tellement regretter ce stupide persiflage qu’il n’a pas le coeur de lui en vouloir.

"Si tu veux, je te prête Nunuche pour toute la semaine, dit Cécile ; j’ai encore Claudie à la maison, je peux te prêter Nunuche.
— Non, je ne veux pas, fait Agathe.
— Mais si : comme ça t’auras une poupée en attendant qu’on retrouve
la tienne ; ou peut-être que ta mère t’en achètera une autre..
— Je ne veux pas une poupée, fait Agathe, tu ne comprends jamais rien : je veux Louise."
Elles sont assises en tailleur l’une en face de l’autre sur le divan d’Agathe où ça fait un grand creux ; près d’elles il y a leurs cartables ouverts et leurs cahiers d’Histoire ; adossée au mur, entre les coussins jaunes, Nunuche les regarde apprendre leur leçon. Elles ne sont pas près de commencer ; Agathe est tout excitée ; c’est Cécile qui la met en colère, pas vraiment en colère mais enfin c’est vrai qu’elle comprend rien.
"Toi, de toute façon, avec n’importe quelle poupée t’es contente ; tu t’en fiches de Nunuche, c’est pour ça que tu me la prêtes.
— Non je m’en fiche pas ! rétorque Cécile ; d’abord, c’est pour ça que je l’ai amenée, je l’emmène toujours avec moi ! Je l’aime bien, Nunuche.
— Moi aussi, je l’aime bien, concède Agathe parce que Nunuche est près d’elle et aussi parce qu’elle ne tient pas à envenimer la dispute qu’elle a suscitée. Ce n’est pas pour ça que je n’en veux pas.
— Et pourquoi que t’en veux pas ? C’est une poupée comme les autres, Nunuche.
— Louise n’est pas comme les autres, fait Agathe à mi-voix. Et, comme Cécile ne répond rien, elle la regarde droit dans les yeux et ajoute : elle est pas comme les autres ; elle m’a écrit une lettre."
Elle savoure l’effet de sa révélation pendant le long silence qui suit ; puis Cécile se ressaisit :
"Ça n’écrit pas les poupées ; c’est pas vrai.
— Si, elle m’a écrit, répète Agathe.
— Fais voir, alors, si c’est vrai."
Agathe se lève, debout sur le lit, et saute vers son bureau. Elle parle vite maintenant, oubliant toutes ses résolutions de prendre Cécile de haut :

"Tu vas voir ! J’ai reçu sa lettre hier. Je suis sûre que c’est de Louise, tu sais : elle parle de Riri et tout, et puis de ma chambre ; elle parle de toi aussi."

Elle a ouvert son tiroir ; sans sortir la boîte de carton à fleurs roses, pour pas que Cécile la voie, elle tire la lettre qui est sur le dessus et revient sur le lit. Cécile lui fait une place près d’elle et elles lisent. C’est Agathe qui tient la lettre ; Cécile s’appuie des deux mains sur son épaule, la tête contre la sienne, et elle prononce à voix basse les phrases sans reprendre son souffle. Quand elle arrive au bas de la page, Agathe lit tout haut : "Ta poupée qui t’aime, Louise" ; et avant que Cécile, qui tend la main, ait pu la saisir, elle replie la lettre dans l’enveloppe et va la ranger dans le tiroir.

"C’est pas Louise, fait Cécile sans bouger du lit ; elles n’écrivent pas les poupées ; on va pas croire ça, on n’est plus des bébés.
— Et qui c’est, alors ?" réplique Agathe en revenant s’asseoir. Bien qu’elle ne veuille pas le montrer à Cécile son incrédulité l’a tout de même ébranlée ; elle faisait semblant de croire à la lettre de Louise et tant qu’elle n’en avait parlé à personne elle y croyait pour de bon ; mais Cécile a dit exactement ce qu’elle se disait aussi depuis hier soir ; c’est pour ça qu’elle en veut à Cécile, qu’elle est presque sur le point de pleurer ; elle croit jamais à rien, Cécile.
"Qui c’est ? insiste Agathe car elle sait bien que son amie ne pourra pas répondre. Elle répond pourtant sans se démonter :

— J’sais pas, moi ! C’est peut-être une farce..."
Un sanglot monte à la gorge d’Agathe mais elle a le temps de dire, sourcils froncés, avec obstination :
"Mais non, c’est pas une farce !" puis elle n’essaie plus de retenir ses larmes.

Alors Cécile devient vraiment gentille - c’est sa meilleure amie, Cécile -, elle regarde glisser quelques grosses larmes sur les joues mates d’Agathe et elle voudrait bien être brune comme elle et avoir la même peau bronzée ; elle se rapproche sur les genoux, en tortillant la taille, et trouve juste la chose qu’il fallait dire, sans même savoir qu’il fallait dire cela, par hasard, mais elle le dit tout doucement et avec conviction :
"Tu sais, c’est pas très grave si c’est pas Louise... même si c’est une farce. On n’a qu’à faire comme dans les histoires, où tout ce qui arrive n’est pas vrai ; on dira que c’est la lettre de Louise."
Agathe laisse venir un sourire et renifle ; elle ne pleure jamais longtemps, Agathe, mais lorsqu’elle a pleuré elle est triste longtemps après, même si les gens pensent qu’elle a oublié.
"Tu le diras à personne, hein, que Louise a écrit ; tu me le jures ? à personne à l’école ?
— Je te le jure, craché !" répond Cécile, soulagée d’avoir consolé son amie ; mais il reste quelque chose de trouble au fond d’elle-même à propos de cette lettre et finalement l’idée qu’elle a donnée à Agathe l’arrange bien elle aussi. Tout le sommier tressaute lorsqu’elle prend appui sur ses mains pour se remettre en tailleur ; Nunuche vacille et pique du nez lentement ; c’est Agathe qui la redresse. Cécile paraît soudain débordante d’énergie, tire son cahier devant elle, tourne les pages jusqu’à la leçon sur les Egyptiens qu’elles doivent apprendre pour demain ; il est moins beau que celui d’Agathe son cahier ; sur celui d’Agathe il y a un dessin des Pyramides et une image en couleurs d’un sarcophage qu’elle a collée.

"Allez, on fait l’Histoire maintenant !" commande Cécile.
Docilement Agathe s’installe en face d’elle ; le cahier entre les jambes, elle se met à lire.
"C’est toi qui poses les questions, reprend Cécile en fermant son propre cahier ; moi j’ai déjà appris hier soir... Alors, tu les poses ?
— Qu’est-ce qu’une "pyramide" ? dit Agathe après avoir cherché un moment.
— Une pyramide, c’est..., commence Cécile, cherchant l’inspiration au plafond ; puis d’un ton plus bas de conspirateurs unis dans le partage d’un même dangereux secret : tu crois qu’elle est où, maintenant ?
— Ben, elle est chez la petite fille, évidemment ! répond Agathe, ses grands yeux noirs étonnés d’une telle question.
— Mais alors, pourquoi tu ne vas pas la chercher ?"
Agathe affronte son amie d’un regard durci par le défi, sourcils froncés :
"Je ne peux pas : j’ai pas son adresse."

La semaine a passé comme les autres ; Agathe est allée à l’école ; est rentrée chez elle ; est retournée à l’école. Elle était seulement un peu inquiète, toute la journée du jeudi, parce qu’elle n’était pas sûre que Cécile, devant les copines, ne parlerait pas de la lettre ; mais Cécile n’a rien dit.

Dimanche son oncle est venu déjeuner à la maison et a promis de lui acheter une nouvelle poupée ; et sa mère a dit qu’elle avait de la chance d’avoir un oncle comme ça, qu’elle devrait le remercier au lieu de faire cette tête-là. Alors Agathe a dit : "Merci, oncle Charles", sans lever le nez de son assiette et sa mère n’était pas très contente. Pendant qu’ils prenaient le café elle est partie regarder "Rick Hunter, inspecteur choc" à la télé du salon et a entendu qu’ils parlaient d’elle à voix basse ; puis ils se sont remis à parler tout haut. Pourquoi tenaient-ils tant que ça à lui racheter une poupée alors qu’elle savait bien, elle, que Louise n’était pas perdue ? Ensuite ils étaient partis tous les trois se promener à Pornic dans la nouvelle voiture de son oncle ; il faisait tellement beau qu’on aurait dit que c’étaient encore les vacances ; elle avait couru dans le sable et puis ils avaient pris un chocolat dans une pâtisserie sur le port ; c’était vraiment dommage que Cécile n’ait pas pu venir avec eux.

Mais Cécile, elle va la revoir demain, parce qu’elles vont l’une chez l’autre tous les mercredis et que c’est le tour de Cécile demain. Se voir à l’école, ça ne compte pas ; elles ne sont pas toutes seules à l’école, c’est pas vraiment fait pour parler. Elle pense à tout ça en marchant dans la rue d’Allonville sous la petite pluie fine qui s’accroche à son manteau de laine grise ; heureusement qu’elle est presque arrivée. Elle doit encore se hausser sur la pointe des pieds pour mettre la clef dans le verrou de la porte - dans un an ou deux elle sera assez grande, dit sa mère, en attendant il faut quand même fermer le verrou. En poussant la porte elle entend tous les prospectus tombés derrière glisser sur le carrelage mais elle va suspendre son manteau humide avant de les ramasser. Il fait chaud chez elle, on est content de rentrer prendre un bon chocolat, même si le ciel tout gris oblige presque à déjà allumer dans la cuisine. Pendant que son lait chauffe - elle l’a mis tout doux, en veilleuse, pour être sûre qu’il ne se sauve pas - elle va en vitesse faire pipi, inquiète tout de même pour le lait. C’est en revenant à la cuisine qu’elle voit la lettre sous la porte, parmi les journaux ; il y en a plusieurs autres aussi mais elle a reconnu l’enveloppe bleue. Elle a beau la tirer délicatement, il n’y a rien à faire : lorsqu’elle a refermé la porte tout à l’heure l’enveloppe a frotté sur la trace mouillée de ses pieds ; elle est déjà toute salie. Avec la manche de son pull elle essaie de la sécher et ça étale l’eau encore davantage : l’adresse fait une grande traînée d’encre diluée comme sur un tableau mal effacé ; alors elle la tamponne doucement contre sa jupe mais c’est trop tard. Et puis voilà qu’elle entend le lait monter sur les bords de la casserole ; elle court à la cuisine, coupe le gaz, mais c’est trop tard aussi : ça continue à déborder, même le gaz éteint, sous ses yeux impuissants. Alors elle s’active, méthodiquement, comme une petite femme qui sait ce qu’elle doit faire ; repousse la casserole, éponge le lait brûlant et rince longuement l’éponge sous le robinet ; elle sort son bol du placard et prépare calmement son chocolat avec le restant de lait, puis commence à couper des tartines. Elle mange en contemplant l’enveloppe
souillée près d’elle sur la table ; elle ne mange pas plus vite que d’habitude.
Après avoir tout rangé, elle prend l’enveloppe et son cartable pour monter dans sa chambre.

Assise sur le divan, elle a seulement allumé la lampe de chevet sur sa table de nuit ; comme il fait encore jour ça n’éclaire presque pas. Elle était sûre que c’était une lettre de Louise, c’est le même papier bleu et c’est écrit pareil ; c’est sûrement le papier à lettres de la petite fille ; ça commence aussi pareil :

Ma chère Agathe,

Tu dois penser que je t’ai oubliée depuis la semaine dernière mais ce n’est pas vrai. Il m’est arrivé bien des aventures et je n’ai pas eu tellement le temps d’écrire mais je me dis tous les soirs que tu dors sans moi et ça me rend malheureuse. Moi je dors dans le lit de Lucie, c’est la petite fille chez qui je suis et elle est tellement gentille qu’elle a dit qu’elle ne me garderait pas pour ne pas te faire de la peine plus longtemps. De toute façon elle a plein d’autres poupées et je ne m’ennuie pas avec elles.
Moi, je ne voudrais pas partir tout de suite parce que j’ai vu tellement de choses en une semaine que je crois qu’il me faudra encore quelques jours
pour voir le reste. Les parents de Lucie ont une maison au bord de la mer où on est allés samedi et dimanche. Je n’ai rien vu pendant le voyage parce qu’elle m’avait cachée dans son sac à cause de ses parents. Une fois arrivés elle m’a emmenée sur la plage où il n’y a que du sable comme dans le bac du Jardin des Plantes mais beaucoup plus doré et plus fin ; tu l’as peut-être vu aussi. Et puis elle m’a montré la mer, mais je savais déjà que ça existait puisqu’on en parle tout le temps. En rentrant à la maison son père m’a vue parce qu’elle n’avait pas fait attention ; elle a trouvé un mensonge parce qu’elle ne pouvait pas dire que j’étais là depuis dimanche dernier ; elle a raconté qu’elle m’avait trouvée sur la plage et ses parents ont dit que j’étais une belle poupée. En rentrant à Nantes, le soir, j’ai pu rester derrière dans la voiture avec Lucie et tu ne peux pas imaginer comme c’était beau : j’ai vu des champs partout et de grands arbres au soleil couchant ; on allait très vite ; comme il faisait déjà presque nuit en arrivant toute la ville était illuminée comme le boulevard près de chez toi l’année dernière à Noël ; Lucie m’a dit que c’était comme ça tous les jours et qu’on retournerait à la mer le week-end prochain pour qu’elle puisse me montrer aussi des bateaux. Ne crois pas que je ne pense pas à toi malgré tout ce qui m’arrive ; si tu savais comme je serais heureuse d’avoir de tes nouvelles ! Je me doute bien que tu as envie de m’écrire mais Lucie ne veut pas que je te donne son adresse, alors elle a eu une autre idée : son père reçoit des lettres à la poste restante, elle est allée une fois les chercher avec lui ; elle dit qu’on peut faire la même chose, tu n’as qu’à m’écrire à la poste restante à Nantes, elle ira chercher les lettres le mercredi après-midi. Je serais vraiment contente si tu pouvais le faire.

Ta poupée toujours fidèle

Louise.

Agathe n’en revient pas ; c’est la première fois qu’elle reçoit une lettre aussi longue ; et puis sans se l’avouer, depuis qu’elle en avait parlé à Cécile, elle ne croyait plus vraiment à la lettre de Louise, bien qu’elle ne sache toujours pas comment l’expliquer. Les jours passant, elle avait même fini par ne plus se poser la question, résignée à la perte de Louise, et la lettre flottait dans une irréalité de plus en plus lointaine. Elle ne l’avait relue qu’une fois depuis : dimanche après-midi après que son oncle ait proposé de lui racheter une poupée ; en y cherchant la justification de son refus tacite de voir remplacer Louise, tous les arguments de Cécile lui étaient revenus à l’esprit et elle avait remis la lettre dans sa boîte sans y avoir trouvé le réconfort espéré. Et voici que Louise écrivait de nouveau !
Non seulement elle écrivait mais elle indiquait à Agathe le moyen de lui répondre et Agathe savait déjà ce qu’elle allait lui dire : elle lui demanderait simplement quand elle devait revenir à la maison ; on verrait bien alors si Louise était perdue ou non et elle saurait peut-être par quel mystère sa poupée pouvait lui écrire de telles lettres.

Agathe est déjà debout. C’est en remettant la lettre dans son enveloppe toute salie - mais maintenant ça n’a plus d’importance -, qu’elle remarque le cachet de la poste : Pornic ! Elle comprend tout à coup que Louise a écrit de là-bas, dimanche, alors qu’elle aussi y était ; que c’est à Pornic que se trouve la maison de Lucie et qu’elle aurait aussi bien pu les rencontrer sur la plage. Découvrir qu’elles ont été si proches avant-hier donne une nouvelle réalité à ces lettres - comment pourrait-ce être une simple farce puisqu’elle a failli rencontrer Louise là-bas ? En se mordant la lèvre, comme elle fait toujours quand quelque chose la tracasse, Agathe va s’asseoir à son bureau et sort du tiroir son beau papier à lettres. Avant de commencer à écrire, bien qu’elle soit seule dans la maison, elle va regarder dans l’escalier et pousse, pour bien la fermer, sa porte un peu gauchie. Puis elle se rassied. Elle met sa belle feuille avec des fleurs sur le côté et arrache une page de son cahier de brouillon. Quand Cécile saura ça ! C’est pour cela qu’elle préfère écrire tout de suite, parce que si elle attend d’aller chez Cécile demain pour tout lui raconter, elle n’aura peut-être plus envie d’écrire du tout ; et puis comme Lucie ira mercredi chercher la lettre il faut qu’elle l’envoie dès aujourd’hui. Alors elle prend son stylo-bille transparent - celui où il y a des paillettes argentées qui nagent à l’intérieur - mais elle ne trouve rien pour commencer et se décide à ressortir la lettre de Louise ; elle va écrire comme Louise :

Ma chère Louise,

Moi non plus je ne t’oublie pas ; tu n’auras qu’à demander à Cécile : on a parlé de toi tout le mercredi après-midi et Nunuche était là aussi.
Cécile n’a pas voulu croire que c’était toi qui avais écrit la lettre, mais moi je le croyais et je suis bien contente que tu m’en aies écrit une autre parce que maintenant elle ne pourra plus rien dire. Je t’écris sur mon beau papier à lettres que j’ai eu pour mon anniversaire, mais d’abord je fais un brouillon. Moi aussi j’étais à Pornic dimanche, avec Maman et oncle Charles. Quand je pense que tu y étais en même temps et que tu t’es promenée sur la plage comme moi, je n’en reviens pas. Maman et oncle Charles auraient fait une drôle de tête si on t’avait retrouvée là-bas ; ils sont persuadés que tu es perdue pour de bon, mais ce n’est pas de leur faute parce que je ne leur ai pas dit que tu m’as écrit et que je sais où tu es. De toute façon ils ne voudraient pas le croire ; ils diraient comme Cécile et je n’ai pas envie qu’ils disent ça. Mon oncle voudrait m’acheter une autre poupée pour me consoler ; moi, je ne veux pas mais je ne peux pas non plus lui dire. Il faudrait que tu reviennes vite, autrement il l’achètera. Tu peux dire à Lucie que je ne suis pas en colère contre elle, même si elle m’a fait de la peine au début, parce qu’elle est gentille et s’occupe bien de toi. Je voudrais seulement qu’elle te laisse revenir quand tu auras vu tout ce que tu voulais voir. J’espère qu’elle ne t’empêchera
pas. Dans ta prochaine lettre, dis-moi quand tu reviendras et je t’attendrai. Je t’aime moi aussi.

Agathe.

Agathe se redresse pour relire sa lettre avant de la recopier ; elle jette un rapide coup d’oeil à son réveil : six heures et demie ! Il faut se dépêcher avant que sa mère n’arrive si elle veut pouvoir la poster. Sur le papier à fleurs elle s’applique tellement que son écriture est moins belle qu’au brouillon et ça la fait s’appliquer encore davantage, et c’est encore pis, mais elle n’a pas le temps de recommencer, et puis elle ne va pas gâcher une nouvelle feuille ; alors elle continue à écrire et c’est beaucoup mieux. Elle rédige l’enveloppe avec hésitation, d’après les quelques indications de Louise : "Mademoiselle Louise Templon ; Poste Restante ; Nantes". Elle n’est pas tout à fait sûre que ça soit cela qu’il faut mettre lorsqu’on écrit à une poupée ; par précaution elle ajoute son adresse à elle au dos de l’enveloppe comme sa mère lui a appris à le faire. Puis elle descend prendre un timbre dans la petite bonbonnière de porcelaine sur la commode de l’entrée.


C’est le tour d’Agathe d’aller chez Cécile, ce mercredi-là. Il tombe une petite pluie fine comme hier mais Agathe s’en fiche ; elle pense à la lettre de Louise et se demande si elle va en parler à Cécile ; elle serait bien embêtée Cécile de savoir que Louise a encore écrit, elle ne pourrait plus rien dire car ce n’est plus une farce cette fois-ci : Louise était vraiment à Pornic puisqu’il y a le cachet de la poste et qu’Agathe y était aussi, qu’elle a failli la rencontrer sur la plage avec son oncle et sa mère. Tout en marchant, le visage un peu renfrogné à cause de la pluie et aussi parce qu’elle réfléchit à tout ça, Agathe se dit que maintenant elle est certaine de retrouver Louise, Louise a promis de revenir et même Lucie est d’accord ; elle se rend compte qu’elle n’en veut pas du tout à Lucie de lui avoir pris sa poupée ; si elle rencontrait Lucie, elle aimerait bien devenir son amie parce que Lucie a bien pris soin de Louise, qu’elle a trouvé que c’était une belle poupée - tandis que Cécile, c’est pas sûr qu’elle trouve que Louise est une belle poupée, elle dit que Nunuche est mieux, et même de Nunuche elle s’en occupe pas vraiment. Avant de traverser le boulevard Dalby, au feu, en relevant la tête pour guetter le vert, Agathe sent soudain, sur son visage ruisselant, que la pluie a redoublé depuis quelques minutes ; le poids de son manteau de laine grise commence à la gêner aux épaules et elle se met à courir pour arriver chez Cécile.

Il n’y a pas d’escalier pour aller dans la chambre de Cécile ; Cécile habite un appartement : on monte l’escalier avant d’arriver chez elle ; Agathe trouve toujours cela bizarre. Et la chambre de Cécile n’est pas du tout comme la sienne ; elle est toute petite avec une fenêtre au ras du mur comme si le mur n’était pas plus épais que la fenêtre. Mais près de cette fenêtre, sur le mur du fond, il y a un petit bureau-secrétaire en bois blanc avec toutes les affaires de Cécile, et sur le divan, à l’entrée, tout contre la porte, Nunuche et Claudie sont assises entre les coussins, jambes écartées.
Cécile est toute seule aussi le mercredi, comme Agathe, ses parents ne
rentrent que le soir et elles jouent à être des dames qui se rendent visite : à
cinq heures Cécile lui fait un goûter qu’elle apporte sur un plateau pour écouter de la musique sur le mange-disques dans la chambre. Mais pour le
moment il n’est que deux heures, elle vient seulement d’arriver.

"Tu veux t’essuyer les cheveux ?" demande Cécile qui a rapporté une serviette-éponge de la salle de bains. Elles rient comme des folles toutes les
deux en frictionnant le crâne d’Agathe, enveloppé dans la grande serviette jaune.
"Mais arrête !" crie Agathe.
Cécile s’assied sur le lit en pouffant :
"T’as l’air d’un hérisson qui sort de la piscine..."

Agathe ne rit plus. Elle déteste être brusquée et secouée comme ça et Cécile va toujours trop loin dans leurs jeux. Elle n’aime pas non plus se sentir ébouriffée. En tout cas elle n’a plus froid maintenant, au contraire, la chaleur de sa tête lui semble avoir envahi tout son corps. Elle commence à démêler ses cheveux avec la brosse de Cécile qu’elle a prise sur le secrétaire ; ça tire un peu mais pas trop parce qu’elle n’a plus les cheveux longs. A présent calmée, Cécile vient vers elle pour l’aider.
"Non, refuse Agathe, laisse-moi ; je préfère le faire toute seule. Mais comme Cécile insiste, elle l’écarte d’un coup de coude : Laisse-moi, je te dis, sinon je te dirai pas quelque chose..."
Déçue, Cécile va se rasseoir sur le lit ; elle prend Nunuche et lui arrange ses nattes ; elle laisse passer un bon moment avant de se décider à demander :
"Qu’est-ce que tu ne me diras pas ?
— Rien, fait Agathe qui a fini de se coiffer et feint de chercher où ranger la brosse sur le bureau.
— Mais si ! dit Cécile.
— Je te le dirai tout à l’heure, réplique Agathe, inflexible, en venant s’asseoir près d’elle ; qu’est-ce qu’on fait cet après-midi ? on ne peut pas sortir, il pleut à torrents..."

Penchée sur Nunuche qu’elle écrase à moitié sur ses genoux, Cécile lève les yeux vers le jour gris de la fenêtre : la petite bruine insidieuse a repris, mouillant les vitres de gouttelettes brillantes minuscules.
"Si tu me le dis, je te dis ce qu’on fait," insiste Cécile qui n’a pas la moindre idée de ce qu’elles pourraient faire aujourd’hui.
Soulagée d’avoir ce prétexte pour céder, Agathe remonte derrière son oreille la mèche humide qui lui chatouillait la joue :
"Bon, ben alors je te le dis : Louise m’a écrit une autre lettre hier ; tu
vois que c’était pas une farce."
Elle se sent un peu frustrée d’avoir dit cela comme ça, tout simplement ; elle avait l’impression de détenir une nouvelle d’une importance énorme, un secret qu’elle portait en elle depuis hier soir ; et voilà qu’elle l’avait dit et que ça devenait tout à fait ordinaire, comme si elle avait annoncé que sa cousine lui avait écrit, ou une copine. Même la surprise de Cécile, qui la regarde sans rien dire, ne lui paraît pas justifier d’avoir trahi son secret. Alors, puisqu’elle a commencé, elle se lance, s’efforce par un flot de détails de regonfler un peu l’événement ; et elle se prend au jeu, et cela devient à nouveau quelque chose d’extraordinaire à tel point que Cécile l’écoute maintenant bouche bée :
"... et tu sais, je connais aussi la fille qui l’a prise : elle s’appelle Lucie ; elle habite à Nantes. Elle a dit qu’elle me rendrait Louise parce qu’elle a déjà plein d’autres poupées et qu’elle ne veut pas que je sois malheureuse. Et Louise aussi a dit qu’elle reviendrait. Tu vois bien que c’est vrai puisqu’elle était à Pornic en même temps que moi !
— Comment tu sais qu’elle était vraiment à Pornic ? l’interrompt Cécile, agacée de l’avantage que vient de prendre Agathe.
— T’es bête, tiens, ou tu le fais exprès ? C’était marqué sur l’enveloppe !"

Cécile perd un point : elle n’y trouve rien à redire. Elle s’allonge en arrière sur le lit et réinstalle Nunuche près de Claudie, prenant tout son temps pour disposer la robe en corolle. D’une vive torsion des hanches, Agathe se retrouve à plat ventre auprès d’elle et reprend :
"Tu verras que Louise va revenir, elle reviendra quand je voudrai !
— Tu feras comment pour la faire revenir ?"
Agathe hésite ; va-t-elle lâcher l’autre révélation, celle qui assénera à Cécile le coup définitif ? Elle se redresse, s’assied comme tout à l’heure sur le bord du divan. C’est Cécile maintenant qui est à plat ventre, jambes en l’air. Le regard buté d’Agathe reste perdu dans la lumineuse grisaille des vitres :
"Eh ben, je lui écrirai de revenir."
Elle sent tressauter le lit lorsque Cécile, d’un bond, revient à son côté.
"Tu sais où lui écrire !
— Evidemment, laisse tomber Agathe de ses hauteurs triomphales ; là où elle m’a dit : à la poste restante ! Je lui ai déjà écrit hier."

Malgré le plaisir que lui procure un court instant l’air abasourdi de Cécile, Agathe regrette déjà sa victoire trop facile ; elle aurait voulu parler à une amie, se confier, trouver la complice qui partagerait les doutes et les joies de sa merveilleuse aventure. Elle-même, depuis hier soir, ne parvenait pas à se persuader que tout cela était vrai et elle aurait voulu qu’on l’aide, qu’on croie un peu avec elle. Mais elle sait bien que Cécile maintenant, comme les choses ont tourné, fera exprès au contraire de ne rien croire, qu’elle va recommencer à lui sortir ses histoires de farce et tout ça ; elle la connaît bien, Cécile. D’ailleurs, pourquoi elle réfléchit comme ça depuis cinq minutes en faisant semblant de regarder dehors ? C’est pour pas lui parler. Mais justement voici que Cécile parle ; elle n’a même pas l’air fâché du tout ou vexé ; elle tire sa jupe écossaise sur ses genoux, la tend comme si elle voulait y faire des poches ; elle dit qu’elle vient de trouver ce qu’elles allaient faire cet après-midi : elles iront au Jardin des Plantes voir si le gardien a retrouvé Louise "Comme ça, on sera sûres, au moins, fait Cécile qui s’est déjà levée et tire son amie par la main ; s’il l’a retrouvée, c’est que toutes les lettres
sont pas vraies, c’est quelqu’un qui les a envoyées...
— Et s’il ne l’a pas retrouvée ?
— Alors peut-être que c’est vrai, on verra..., concède Cécile.
— C’est pas la peine d’y aller, je sais qu’elle n’y est pas, rétorque Agathe qui ne s’est toujours pas levée. De toute façon il pleut...
— T’as peur de la pluie, alors ? Cécile se met à sautiller en tirant la main d’Agathe : Poule mouillée ! poule mouillée !
— Non, je n’ai pas peur de la pluie, dit Agathe, on n’a qu’à y aller si tu veux."

Il n’y a personne au Jardin des Plantes avec ce temps-là, pas un bruit, aucun de ces cris d’enfants - auxquels souvent d’ailleurs se mêlaient aussi leurs voix -, de ces claquements précipités de course dans les allées asphaltées qui constituaient à leur insu l’univers sonore de leurs jeux. Les feuillages lustrés des grands rhododendrons et des magnolias, d’où la pluie glisse goutte à goutte dans un étrange silence, les dominent de leurs masses sombres, éclatantes, comme s’ils n’attendaient qu’elles. Le jet du grand bassin continue sans raison de lancer vers un ciel chargé d’eau sa propre pluie absurde que personne ne regarde ni n’entend. Agathe et Cécile, que la perspective de leur démarche avait excitées pendant tout le trajet, ont cessé de rire et de parler haut comme tout à l’heure dans la rue.

Elles ont aussi ralenti l’allure en pénétrant dans le parc et se poussent plutôt l’une l’autre maintenant à continuer.
"C’est toi qui lui demanderas, hein ? fait Cécile à voix basse, collant son épaule contre celle d’Agathe.

— Pourquoi pas toi ? dit Agathe ; c’est toi qui as eu l’idée.
— Oui, mais c’est ta poupée, non ?"
Elles se remettent à marcher vers la maison du gardien, là-haut, à l’autre bout du jardin désert, tantôt à droite, tantôt à gauche de l’allée selon que l’une ou l’autre presse un peu plus sa compagne. Elles rient parfois tout bas, bêtement, la tête rentrée dans les épaules, du frottement grinçant de leurs imperméables de plastique chaque fois que leurs bras se frôlent. L’imperméable, c’est à Cécile ; elle en a deux mais a gardé le rose pour elle et Agathe a pris le transparent ; on peut les plier en boule et ça fait comme un petit sac que l’on ferme avec un bouton pression.

Ce parc elles en connaissent par coeur tous les chemins et les détours mais aujourd’hui il leur paraît plus grand que d’habitude, et les arbres, parfois centenaires, encore plus hauts. Agathe a du mal à croire que c’est à ces canards-là, qui nagent, indifférents au temps qu’il fait, dans les rivières, qu’elles ont donné à manger si souvent.

"Il est drôle le parc, comme ça, quand on est toutes seules," confie-t- elle à Cécile.
Cécile hausse les épaules :
"Ben non, qu’est-ce qu’il a de drôle ? Il est seulement sous la pluie...
— Oui, mais on est toutes seules, insiste Agathe.
— Ça évidemment ! Tu crois que les gens vont se promener quand il pleut ? Même que si ma mère ou la tienne savaient qu’on est là, tu parlesqu’elles en feraient une tête !"

Agathe préfère se taire. Elles sont arrivées devant la maison du gardien, une sorte de grand chalet de briques avec des balcons de bois sculpté. Près de la porte vitrée un panneau indique "Gardien" et en dessous "Objets trouvés" ; Agathe ne l’avait pas remarqué la dernière fois, sans doute parce qu’elles étaient avec le monsieur.
"Allez, frappe !" commande Cécile ; et Agathe n’ose pas ne pas frapper, et le carreau fait le même bruit de verre sourd que l’autre fois, et elle est bien obligée d’attendre qu’on ouvre maintenant - Cécile est restée un peu en retrait : elle est toute seule devant la porte. Puis elles entendent des pas à l’intérieur et elle prépare la phrase qu’elle va dire à la femme du gardien ; elle y pensait déjà en remontant l’allée. Mais lorsque la porte s’ouvre ce n’est pas la femme qu’elle voit, c’est lui, le gardien, avec ses longues moustaches grises comme un garde champêtre (elles l’appellent comme ça toutes les deux : "le garde champêtre") et sa phrase ne va plus. Il a l’air étonné de les voir et recule d’un pas pour qu’elles puissent se mettre à l’abri sous l’auvent, mais elles n’ont pas bougé.
"Eh bien, les petites, c’est pour quoi ? fait-il. Restez pas là vous tremper !"

Agathe avance un peu et Cécile la suit mais elles reçoivent quand même de la pluie.
"C’est pour ma poupée, monsieur... Vous n’auriez pas trouvé une poupée dans le parc la semaine dernière ?... Elle s’appelle Louise.
— Elle m’a pas dit son nom, reprend le gardien, mais j’en ai trouvé une, oui. Si tu me disais plutôt à quoi elle ressemble ?"
Mais Agathe ne dit plus rien : les yeux gonflés de larmes tièdes qui vont couler sur son visage avec la pluie, elle s’applique à respirer très fort pour ne pas pleurer. Alors Cécile intervient :
"C’est une poupée en chiffon, monsieur, avec des cheveux en laine et une robe bleue ; on l’a perdue la semaine dernière.
— Ah ben oui, c’est bien celle-là... Mais vous n’avez pas dû la chercher longtemps, dites donc : je l’ai retrouvée par terre derrière le séquoia, elle aurait crevé les yeux d’un aveugle !
— Si, on a cherché, c’est vrai, répond Cécile très à l’aise maintenant que la conversation est engagée. Y a même un monsieur qui est arrivé et qui a cherché avec nous. C’est lui qui nous a dit de venir ici et de laisser notre nom, enfin son nom à elle..."

Le gardien vient de remarquer la figure renfrognée d’Agathe qui n’a pas réussi à dominer ses pleurs et que secouent des sanglots spasmodiques ; d’une main sur la nuque il l’attire à lui et lui flatte gentiment les épaules :
"Mais faut pas pleurer comme ça, ma petite ! Puisque je te dis qu’on l’a retrouvée ! Faut pas se mettre dans des états pareils.
— Elle est... où ? articule Agathe entre deux hoquets.
— Ah... mais c’est que je ne l’ai plus, ma pauvre ! On est venu la prendre pour toi hier. C’était pas ton Papa ? Un monsieur brun avec un manteau noir ? Il a dit qu’il venait la chercher... c’était bien ça il me semble : poupée de chiffon, robe bleue... enfin telle qu’il me l’a décrite il n’y avait pas à se tromper. De toute façon des poupées comme ça... Ben, je la lui ai donnée, moi !"

Puis comme Agathe reste le fixer de ses grands yeux noirs embrumés, il lui donne une légère tape sur la joue :
"Allez, va ! Elle est peut-être déjà rendue chez toi, tu verras..."
Agathe fait demi-tour, suivie de Cécile. Elle entend vibrer les carreaux de la porte qu’on reclaque derrière elle. Elle ne pleure plus du tout ; elle descend l’allée luisante d’un pas rapide, saccadé ; puis Cécile la rattrape :
"Tu vois qu’elle est retrouvée... Pourquoi tu pleurais ? T’es pas contente qu’elle soit retrouvée ?"
Mais elle sait bien qu’elle dit ça pour ne pas parler d’autre chose.
"Si, je suis contente, lâche Agathe au bout d’un moment de silence.
On n’a qu’à rentrer chez moi, c’est plus près."


D’habitude sa mère revient plus tôt le mercredi. Elle profite souvent des souplesses de l’horaire à la carte pour passer la fin de l’après-midi avec sa fille et ne pas la laisser seule toute la journée. Agathe, qui entend la voiture manoeuvrer dans l’impasse, est toujours en bas pour l’accueillir.
Aujourd’hui, elle n’était pas encore rentrée.
"Agathe ?... Tu es là, mon chat ?"
De sa chambre Agathe perçoit le piétinement sec des talons de sa mère sur le carrelage de l’entrée et elle devine exactement tout ce qu’elle fait : là, elle vient de poser son sac à main et les clefs de la voiture sur la commode, repoussant tout le fourbi qui l’avait envahie depuis la veille ; et là, elle va ouvrir la penderie pour suspendre son manteau ; maintenant elle est dans la cuisine ; elle se fait réchauffer un café, comme toujours lorsqu’elle revient avant six heures ; Agathe entend tinter la casserole sur la grille de la gazinière et puis le crissement du briquet électrique ; et puis elle retourne dans l’entrée pour aller aux WC pendant que ça chauffe ; ah non, elle s’est arrêtée :
"Agathe ?...
— Je suis là, Maman ; je descends."
Agathe replie vite dans leur enveloppe les deux lettres de Louise, les range dans le coffret à fleurs et referme à fond son tiroir. Elle se regarde dans le miroir rond près de sa fenêtre pour vérifier que ses yeux ne sont plus trop rouges et elle descend l’escalier tranquillement.
"Ah... tu étais là. Qu’est-ce que tu faisais là-haut ?"
Sa mère l’embrasse sur les dernières marches et elle n’a pas besoin de lever les bras pour lui prendre le cou : comme ça, elles ont toutes les deux la même taille.
"Je rangeais, Maman ; Cécile est venue tout à l’heure.
— Cécile est venue ? Mais je croyais que c’était toi qui allais chez elle ?
— Si, on est allées chez elle, mais après on est venues ici. On était allées au Jardin des plantes demander si on avait retrouvé Louise.
— Sous la pluie... C’est malin !... Oh, mince, mon café !"
Toutes deux se précipitent à la cuisine, juste à temps pour éteindre sous le café qui commençait à bouillir.
"Et alors, demande sa mère, installée devant sa tasse, on l’a retrouvée ?
— Non, elle n’y est pas ; elle est perdue pour de bon."
Agathe fait beaucoup trop grincer sa chaise sur le sol en s’asseyant face à sa mère.
"Mon pauvre chat... Oncle Charles t’en achètera une autre, va, tu sais bien ; il te l’a promis dimanche."
Agathe regarde les petits carreaux vert tendre et rose de la toile cirée : "Je sais, Maman."

Puis elle repousse la chaise brusquement et s’enfuit dans sa chambre car elle ne sait pas si elle va rougir ou pleurer, peut-être les deux à la fois.


"Qu’est-ce que c’est que ça ? s’exclame Mathilde, à peine entrée dans le salon. Tu joues à la poupée maintenant ?
— C’est Louise," déclare Grégoire qui la suivait de près pour ne rien perdre de sa réaction. Penchée sur le canapé elle examine Louise, assise là, bras ballants.
"Louise !... T’aurais au moins pu l’appeler Mathilde, ça t’aurait rappelé des souvenirs au cours de tes nuits solitaires.
— Impossible ! Louise c’est son nom ; je n’ai pas choisi.
— Elle est marrante, fait Mathilde radoucie, prenant Louise, toute molle dans ses mains. Tu as trouvé ça où ?"
Il réinstalle avec soin la poupée que Mathilde vient de laisser tomber négligemment sur le siège.
"Au Jardin des Plantes. C’est la poupée que la petite fille avait perdue ; tu sais : je t’en avais parlé..."
Mathilde retourne dans l’entrée se débarrasser de son trench-coat et hausse légèrement la voix, sur un ton de commisération destiné à mettre fin à ce sujet de conversation :
"T’es complètement barjo, mon pauvre Greg. Comme si tu avais besoin de t’occuper de ça ! Elle aurait bien pu aller la rechercher toute seule..."
Grégoire s’est assis près de Louise et force un peu sa voix lui aussi :
"C’est là que tu te trompes, ma chérie - mais peut-être met-il une pointe d’ironie un peu provocante dans cette dernière répartie -, justement elle ne pouvait pas : elle était persuadée que sa poupée n’était plus au Jardin des Plantes.
— Ah bon ? fait Mathilde qui voit reprendre à contrecoeur un sujet sans intérêt à ses yeux.
— Si elle en était persuadée, continue Grégoire depuis son canapé, c’est parce que Louise le lui avait écrit."
S’il s’était attendu à déclencher un tel ouragan ! C’est une Mathilde tremblante de fureur contenue qui surgit devant lui, toute vibrante d’une voix qu’elle voudrait parfaitement maîtrisée :
"Non, mais dis, tu te fous de moi ! Tu joues à quoi, là ? Je veux bien que tu ramasses des poupées un peu partout, mais faudrait pas me prendre pour une imbécile ! "Louise lui a écrit... Louise lui a écrit" !... Qu’est-ce que ça veut dire ? J’suis pas ta gamine, moi, j’aimerais qu’on me traite en adulte de temps en temps, si ça te fait pas de mal !
— Assieds-toi, dit Grégoire, posant la main sur le cuir du siège à son côté. Tu n’as pas besoin de le prendre comme ça ; on dirait que ça te gêne que j’aie rapporté cette pauvre poupée ici."

Docilement Mathilde vient près de lui, s’assied même tout contre lui au fond du canapé, son étroite jupe de tweed beige haut remontée sur les cuisses. Louise est discrètement repoussée à l’autre bout.
"Excuse-moi ; en fin de semaine je suis à bout, moi ; j’ai encore eu un accrochage avec Legrand à l’agence cet après-midi. Il finira par avoir ma peau, celui-là."
Il la prend par la taille et la rapproche de lui encore davantage :
"Oh, j’imagine ça, va ; je le connais !... Ecoute : bien sûr que ce n’est pas la poupée qui a écrit ; j’ai voulu te faire marcher, mais toi tu cours... C’est moi qui lui ai écrit. J’ai noté l’adresse qu’elle avait donnée au gardien, enfin à sa femme, il y a quinze jours ; et je lui ai écrit comme si c’était la poupée. C’était gentil, non, pour une petite fille ? J’ai inventé pour elle toute une histoire : que sa poupée avait été enlevée par une autre gamine mais qu’elle ne l’oubliait pas, qu’elle allait revenir... C’était pour la consoler, quoi. Et puis ça m’amusait... mais moins que ce que tu pourrais me proposer..."
Il tend les lèvres, persuadé d’entamer la phase de réconciliation normalement prévisible après la mini crise de nerfs de Mathilde. Pourtant d’un revers de main elle l’écarte, et le pli inhabituel de son front lui signale assez que tout n’est pas fini. Il n’ose pas insister.
"Tu pourrais tout de même trouver autre chose pour t’amuser, non ? t’es inconscient ou quoi ?
— Je ne vois pas..., hasarde-t-il.
— Tu ne vois pas... Mais elle va y croire, cette petite ! éclate Mathilde ; tu ne te rends pas compte des dégâts que tu peux faire !
— Faudrait pas exagérer, plaide Grégoire malgré tout ébranlé, elle n’a plus deux ans...
— Raison de plus ! Si elle était encore en âge de croire au Père Noël, ça passerait, ton histoire, mais maintenant ! Tu n’imagines tout de même pas qu’elle va gober que sa poupée lui écrit ? Tu ne connais pas les gosses. T’as une idée de ce qui peut se passer dans sa tête, en ce moment ? Sans compter que si jamais elle en parle à ses parents...

Grégoire se lève. Il va prendre sur son bureau une enveloppe vert pâle qu’il tend à Mathilde en se rasseyant. "Qu’est-ce que c’est ?" demande Mathilde. Elle n’a qu’à lire, répond-il, et il retourne l’enveloppe pour lui montrer l’adresse. Penché contre son épaule, il lit en même temps qu’elle.

Lorsqu’elle repose la lettre sur ses genoux et le regarde, il ne sait vraiment
plus à quoi s’attendre.
"C’est toi qui lui as dit d’écrire poste restante ?"
Pas mécontent de lui mais avec le sentiment d’une vague faute, il essaye un sourire gêné :
"C’est moi... enfin c’est Louise, quoi... Mais tu vois que ce n’est pas si grave que ça ; elle le prend comme un jeu, en fait.
— Un drôle de jeu, si tu veux mon avis... Ecoute, Greg, tu sais bien que ce n’est pas possible qu’elle y croie vraiment ; et si elle n’y croit pas, tu t’es demandé ce que représente pour elle cet inconnu à qui elle est en train d’écrire ? Tu appelles ça un jeu, toi ? la pauvre Agathe, elle ne doit même
plus savoir où elle en est ! Je trouve ça pervers, moi, Greg... Tu es en train
de te faire plaisir en jouant avec une pauvre gamine. D’ailleurs, j’ai du mal
à comprendre ce que tu y cherches...
— Mais à elle aussi ça lui fait plaisir, la preuve !
— Justement ! C’est ça que je trouve malsain ! Et tu penses poursuivre votre petite correspondance factice jusqu’à ce qu’elle soit consommable ?
— Là, c’est vraiment de la méchanceté gratuite, Mathilde ; comme si j’avais pensé à ça !"

La réponse de Mathilde l’atteint, cinglante, tandis qu’il va reposer la lettre sur le bureau : "Malheureusement on ne pense jamais à tout, mon cher..."
Et d’un large mouvement étudié, elle croise haut ses jambes, enfoncée dans le cuir moelleux des coussins.


Le samedi, c’est souvent Agathe qui se lève la première, surtout lorsque sa mère est rentrée tard la veille. Elle descend doucement à la cuisine sur ses chaussons de feutre et prépare son petit déjeuner avec des gestes au ralenti, pour ne pas faire de bruit. Elle met son bol dans l’évier lorsqu’elle a terminé et dresse la table pour sa mère qui, de toute façon, ne va pas tarder à descendre : elle entend toujours Agathe, malgré toutes ses précautions, mais paresse quand même un peu au lit. Par une ébauche de sourire, les yeux écarquillés, elle simule chaque fois la surprise de voir la table mise pour elle et va embrasser sa fille avant de s’occuper du café ; elles sont contentes toutes les deux. C’est ainsi que commencent leurs
week-ends.

Aujourd’hui, en plus, il fait beau pour la première fois après toute une semaine de pluie. Agathe croque sa tartine grillée, les yeux distraits par la tache de soleil qui remue lentement sur le buffet, au rythme des branches du cerisier. A midi oncle Charles va venir les chercher pour aller déjeuner à Pornic dans un restaurant ; c’est l’anniversaire de sa mère ; c’est pour ça, sûrement, qu’elle est rentrée si tard cette nuit. Tiens, on entend le facteur glisser le courrier sous la porte. Agathe avale une gorgée de chocolat et se lève, la bouche pleine. Il n’y a qu’une lettre : elle reconnaît tout de suite l’enveloppe bleue de Louise. Elle la ramasse sans réfléchir, heureuse que Louise lui ai répondu ; mais aussitôt se souvient de mercredi et du Jardin des Plantes ; elle retourne lentement à la cuisine, considérant l’enveloppe qui porte son nom, finit de vider son bol sans s’asseoir et le laisse sur la table. Puis elle se dépêche de monter de crainte que sa mère n’arrive.
La lettre commence comme ça :

Ma chère Agathe,

J’ai bien reçu ta lettre que Lucie est allée chercher à la poste et elle m’a fait énormément plaisir parce que j’avais peur que tu ne puisses pas me répondre. Tu as bien fait de ne pas parler à ta mère et à ton oncle ; ils te diraient sûrement que les poupées n’écrivent pas ; même s’ils ne le disent pas ils le pensent. Eh bien si, moi j’écris ! Tu es la seule à le savoir, avec Cécile peut-être mais Cécile ne compte pas car elle ne veut pas y croire ; Cécile ne croit jamais à rien, je le sais, c’est Nunuche qui me l’a dit.
Chez Lucie je ne m’ennuie pas mais les autres poupées ne sont pas très contentes de la voir tout le temps jouer avec moi. Alors j’ai demandé à Lucie si je pouvais revenir à la maison et elle a dit oui.

Allongée dans le chaud de son lit où elle s’était réinstallée, Agathe cesse de lire ; elle vient de comprendre que c’est la dernière lettre de Louise. La main qui tient la feuille retombe sur la couverture et elle reste regarder, au plafond, le rond clair de sa lampe dans la pénombre lumineuse des persiennes encore fermées. De l’autre côté de la cloison, dans la salle de bains, elle entend couler un robinet, puis le pas précautionneux de sa mère qui descend l’escalier. En relevant le bras pour reprendre sa lecture, elle essuie son nez sur la manche de son pyjama.

Tu vois comme elle est gentille ; elle m’a demandé de te dire de ne pas lui en vouloir ; elle n’avait pas réfléchi lorsqu’elle m’a prise sur le banc du Jardin des Plantes, elle avait cru que j’étais abandonnée ; mais je lui ai dit que j’étais contente de faire tous ces voyages avec elle à condition qu’elle me ramène chez toi bientôt, et ça l’a consolée. On n’ira pas à Pornic dimanche prochain voir les bateaux parce que son père ne peut pas nous emmener. C’est dommage, j’aurais bien voulu les voir avant de revenir pour te raconter ; mais comme tu es allée à Pornic aussi, ça n’est plus la peine. J’ai hâte de retrouver Nunuche et de bavarder avec elle comme avant pendant que vous jouez Cécile et toi. Tu ne peux pas savoir tout ce que j’ai à dire à Nunuche car c’est elle ma vraie copine, beaucoup plus copine que les poupées d’ici. J’arrête maintenant d’écrire parce que Lucie veut poster la lettre pour que tu l’aies demain. Ce n’est plus la peine de me répondre : je suis sûre de revenir très bientôt.

Ta poupée voyageuse

Louise.

La lettre à peine remise dans son enveloppe, Agathe va ouvrir ses persiennes aux flots du soleil déjà haut. Elle tire les couvertures et les draps de son lit pour les mettre à la fenêtre ; sort une jupe et un chemisier propres et les prépare sur le dossier de sa chaise. La voix de sa mère, alertée par ce remue-ménage, monte de la cuisine :
"Agathe ? Tu n’oublies pas qu’on part avant midi ? Il est déjà presque onze heures... Bonjour, mon chat !"
Agathe se penche sur la rampe :
"Bonjour, Maman... Je n’oublie pas : je fais mon lit et je me lave."
Avant de passer dans la salle de bains elle retourne dans sa chambre prendre la lettre sur sa table de nuit ; elle la glisse dans le tiroir du bureau ; près de la boîte à fleurs il y a un minuscule paquet entouré d’un ruban doré : la surprise qu’elle donnera à sa mère au restaurant tout à l’heure. Elle referme le tiroir.
Sous la douche, elle ne pense à rien. C’est lorsqu’elle revient dans sa chambre, encore toute humide, enveloppée dans le grand drap de bain, qu’elle entend sonner. Dans la cuisine, la chaise de sa mère a bougé. Elle referme sa porte et s’habille.
"Agathe ! Descends vite, mon chat, c’est Louise !"
Elle entrouvre la porte, crie :
"J’arrive tout de suite, Maman, je m’habille."
Mais ça n’est pas vrai : elle est déjà habillée. En toute hâte elle prend à pleins bras draps et couvertures sur le rebord de la fenêtre, jette le tout sur son lit, puis par terre. Elle refait le lit soigneusement, les draps bien tirés, bien bordés, le dessus de lit en patchwork sans un pli. Elle repousse le divan contre le mur, ramasse ses trois coussins jaunes qu’elle aligne à leur place et va encore à la salle de bains se recoiffer. Puis elle descend.
De l’escalier elle perçoit nettement les voix à la cuisine :
"Mais non, fait sa mère, vous voyez, il est encore chaud...
— Je ne voudrais pas vous déranger, répond le visiteur, mais puisque
vous insistez...
— Vous ne me dérangez pas du tout, au contraire ! C’est plutôt moi qui dois vous remercier de vous être déplacé. Si vous saviez comme Agathe va être contente !
— J’imagine, dit la voix, c’est pourquoi je me suis permis de venir un samedi matin.
— Je ne sais vraiment pas comment vous remercier, reprend la voix de sa mère. Vous m’excuserez de vous recevoir comme ça, en peignoir, mais le week-end, faut en profiter, non ?... Ah ! la voilà tout de même ! Qu’est-ce que tu fabriquais donc ?"

Il est là, debout près de la table dans son grand manteau noir, et se tourne vers Agathe avec un sourire :
"Nous sommes déjà de vieilles connaissances tous les deux, n’est-ce pas Agathe ?
— C’est bien le monsieur qui vous avait si gentiment aidées à chercher Louise ? a repris sa mère, et Agathe a l’impression qu’elle lui parle à elle et au monsieur en même temps. Eh bien, tu peux dire que tu as de la chance : il est allé la réclamer lui-même au Jardin des Plantes et, tu vois, il est venu te la rapporter ; elle est là."

Sa mère saisit Louise dont la tête dépassait d’un sac en plastique des Nouvelles Galeries sur la table.
"Alors, qu’est-ce que tu en dis ?
— J’suis contente, dit Agathe en prenant la poupée dans ses bras.
— C’est tout ?
— Je vous remercie beaucoup," ajoute Agathe, qui n’ose plus, devant sa mère, tutoyer le monsieur.

C’est alors qu’il profite de ce que sa mère sert le café pour refaire la drôle de grimace, avec la bouche et les sourcils, qui les avait fait rire, Cécile et elle, devant la maison du gardien. Puis il sourit encore ; puis il dit tout haut :
"Tu n’as pas à me remercier, tu sais ; tout ce que j’ai fait, je l’ai fait parce que ça me faisait plaisir, à moi aussi.
— Vous exagérez ! intervient sa mère d’une voix rieuse, une soucoupe avec sa tasse au bout de son bras tendu. Tenez... Vous allez tout de même vous asseoir ?"

Un drôle de sourire figé sur les lèvres, il était resté regarder les grands yeux noirs d’Agathe qui le fixait elle aussi.
"Ah... merci. Non, non, pas question ; je ne vais pas vous importuner plus longtemps à cette heure-ci. D’ailleurs... j’ai rempli ma mission, me semble-t-il, n’est-ce pas ? ajoute-t-il avec un sourire plus jovial à l’adresse de sa mère dont le visage s’éclaire poliment en retour.
— Vraiment ? insiste-t-elle ; vous ne voulez pas vous asseoir cinq minutes ?" Mais il a déjà vidé la petite tasse presque d’un trait et se dirige vers l’entrée. Elle le rattrape de justesse pour le raccompagner jusqu’à la porte qu’elle lui ouvre.
"C’est bizarre parfois les enfants, vous savez : voilà quinze jours qu’elle avait perdu sa poupée et elle paraissait ne même plus y penser ; elle n’en parlait jamais... Et pourtant Dieu sait si elle y tient !
— Ça ne m’étonne pas tellement, fait-il sur le seuil, la main tendue. Au revoir Madame Templon, et merci pour ce café !
— Agathe !" appelle sa mère.
Agathe court les rejoindre et le monsieur se penche vers elle.
"Je peux ? demande-t-il.
— Il me semble bien que vous y avez droit," répond sa mère.

Au moment où il met un baiser sur la joue rosissante d’Agathe, elle
lui souffle à l’oreille :

— "Tu diras à Lucie que je lui en veux pas, hein ?
— Je lui dirai, promis," fait-il, tout bas lui aussi, l’embrassant sur l’autre joue. Il tourne le dos aussitôt et s’éloigne.
"Allez, allez, dépêchons-nous ! s’affole sa mère, la porte à peine refermée. Charles sera là d’un moment à l’autre ; on n’est pas encore arrivés à Pornic !
— Mais je suis prête, moi," proteste Agathe, le corps tout mou de Louise serré sous son bras.

Ce qu’elle ne dit pas c’est qu’elle n’a plus tellement envie, à présent, d’aller avec oncle Charles et sa mère à Pornic.

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