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Rendez-vous Place de la Victoire 

mardi 29 mars 2011, par GA Quiniou

Philippe a toujours le chic pour venir sonner chez son meilleur ami, l’interrompant en plein travail, pour lui raconter ses histoires. Cette fois-ci l’histoire est celle de sa rencontre, dans un café de Bordeaux, avec un homme étrangement désespéré. Il ne savait pas que cet homme-là cachait aussi une femme, et cette femme-là une autre histoire...

« Ah ! tu écris encore une de tes histoires ? Ça tombe bien : je viens justement t’en raconter une, et qui en vaut la peine, je te prie de croire ! T’as un peu de temps, non ? »
Philippe avait sonné alors que j’entamais à peine le premier chapitre. Comme je voulais lui faire comprendre que je travaillais, je l’avais introduit directement dans le bureau. Il avait vu ma vieille Triumph sur la table — je venais d’y engager une feuille blanche —, les notes éparses alentour ; peut-être à travers la porte m’avait-il entendu taper avant de sonner.
« Tu sais, le temps... c’est pas ça que j’ai en trop en ce moment... »
Évidemment il faisait semblant de ne pas comprendre ; quand il était disponible, il fallait que les autres le soient aussi. Il tournait en rond dans la pièce, les mains dans les poches, très à son aise comme d’habitude ; jetait un coup d’oeil aux rayonnages de bouquins, se plantait devant la porte-fenêtre pour humer l’air du jardin ; il n’arrêtait pas d’aller et venir.
J’étais retourné m’asseoir au bureau ; ostensiblement je m’étais mis à feuilleter mes notes ; ça ne ferait pas avancer mon travail mais j’étais trop contrarié : je ne voulais pas lâcher pied devant lui ; il faudrait bien qu’il comprenne un jour !
« Bon ! Alors tu ne veux pas de mon histoire ? »
Il s’était approché du bureau pour piquer une cigarette dans mon paquet ; il s’assit dans le gros fauteuil de cuir noir en face de moi et l’alluma, profondément calé dans les coussins, jambes écartées. Il inclinait toujours la tête pour allumer ses cigarettes qu’il fumait au coin de la bouche ; ça lui donnait un air marlou, mais je n’ai jamais su si c’était naturel ou s’il cultivait cette attitude. Il souffla la première bouffée de fumée avec excès. J’étais sur le point de capituler.
« Non, tu sais, reprit-il, je ne blague pas ; je viens vraiment d’apprendre une histoire formidable. Je ne vais pas te faire perdre ton temps, crois-moi. »
Ça faisait déjà un moment que j’avais renoncé à faire semblant de compulser mes notes. Je n’avais pas encore complètement abandonné mes positions défensives, mais je fléchissais. Philippe savait qu’il me prenait par mon point faible : une histoire, ça peut toujours servir ; moi, je savais depuis le début que de toute façon je ne travaillerais pas cet après-midi-là ; il y avait trois bonnes raisons à cela : un, Philippe c’était un ami ; deux, avec lui on perdait rarement son temps, c’était vrai ; enfin quoi faire contre un raz-de-marée quand on n’a pas absolument colmaté toutes les digues ? Alors j’en avais pris mon parti dès qu’il était entré ; seulement, par principe, parce que je comptais vraiment ne pas être dérangé ce jour-là, pour montrer aussi suffisamment de fermeté à mes propres yeux, je m’obstinai à refuser tout effort d’hospitalité. Assis à mon bureau derrière ma machine à écrire, j’affichais l’attitude de celui qui n’attend que le départ de l’intrus pour reprendre aussitôt la tâche interrompue.
Philippe ne voyait rien de tout cela, je me demande s’il a jamais été capable de voir ce genre de choses. Bien campé dans son fauteuil, les deux coudes appuyés sur les genoux, il tirait tranquillement sur sa cigarette en contemplant le jardin. Le soleil entrait à plein flot par la porte-fenêtre grande ouverte et allumait les boucles de ses cheveux blonds au centre d’une auréole de fumée en suspension. Il paraissait indifférent à la durée d’un silence qui, à sa place, m’aurait gêné.
« Dis donc ! Tu n’aurais pas quelque chose à boire ? Par une chaleur pareille, moi, je risque la déshydratation ! »
Bon, eh bien c’était terminé ; j’avais tenu mon rôle suffisamment longtemps. Quoi que je puisse faire d’ailleurs, puisqu’il avait décidé de venir il ne serait pas reparti, que ça me dérange ou non. Il n’y avait plus qu’à boire un verre ensemble et à écouter son histoire. Je me levai pour chercher les verres.
« Qu’est-ce que tu prendras ? je lui criai de la cuisine. Il y a de la bière fraîche au frigo.
— De la bière ? Non mais, t’es pas fou ? Tu trouves qu’on ne transpire pas assez comme ça ? Si t’avais un whisky ou quelque chose dans le genre... »
J’avais du whisky. Je sortis une bière pour moi et des glaçons pour lui. J’apportai tout ça sur mon petit plateau noir que je posai sur la table basse entre les deux fauteuils et m’installai en face de lui. Il faut reconnaître que ce n’était pas désagréable, par cette canicule, de se trouver assis là, dans une pièce à l’atmosphère encore supportable ouverte sur le jardin, pour bavarder devant un verre de bière perlé de buée. Le travail aujourd’hui attendrait.
« Bon alors, tu me la racontes ton histoire ? Qu’est-ce qu’elle a de si extraordinaire ?
— Non, mais... tu as le temps au moins ? Je ne te dérange pas ? Tu étais en train de travailler...
— Oui, je travaillais, je lui répondis, pas mécontent qu’il soit enfin effleuré par un soupçon ; ça ne fait rien, je continuerai ce soir. »
Je le vis poser son verre et fouiller les poches de sa veste de toile.
« Je peux te reprendre une cigarette ? J’ai dû laisser les miennes à la maison. »
Inutile de répondre, il avait déjà joint le geste à la parole. J’en allumai une aussi.
« Tchin ! » fit-il en levant son verre vers moi. Je fis un vague mouvement d’accompagnement avec le mien et nous bûmes en silence. Comme j’avais à demi baissé le store, toute la pièce restait dans une pénombre reposante hormis le large trapèze de soleil qui cadrait le fauteuil de Philippe. Malgré la chaleur, ça ne semblait pas le déranger, au contraire : renversé contre le dossier, il faisait tinter la glace dans son verre d’un léger mouvement du poignet et il se dorait là, en homme expert à jouir des plaisirs simples de la vie.
Je lui avais souvent envié cette disposition presque animale à profiter du moment présent comme s’il avait oublié tous les soucis, le travail, qui pourtant ne lui manquait pas. Il était là, capable de ne penser à rien d’autre qu’à notre conversation, au whisky qu’il sirotait en connaisseur, au soleil de cet après-midi d’été précoce. J’essayai d’en faire autant.
« Pas mal ton whisky, dit-il en faisant jouer son verre dans la lumière. Hé, hé, il est pas mal...
— C’est le whisky contre une histoire, dis-je, m’efforçant de sourire. Alors, cette histoire ?
— Dis, laisse-moi souffler ! J’arrive, je t’ai à peine vu... On a le temps, non ? Je bois d’abord, je raconte après. Comme ça tu m’en serviras un autre, hi ! hi ! hi ! pour me mettre en train. »
Il rigolait tout seul, secoué de petits hoquets aigus, comme s’il venait de sortir la meilleure de l’année. Il écrasa son mégot et redevint tout à coup sérieux :
« Bon, je te raconte ça parce que je crois que ça pourrait t’intéresser. Tu connais le bar Le Plana, Place de la Victoire, hein ? En face de la Fac de Médecine, de l’autre côté de la place, près de ce magasin d’optique installé dans les anciens Bains Douches..., celui où je vais parfois travailler lorsque j’ai un trou d’une heure ou deux ? On y est allés ensemble aussi... tu le vois ? Bon ! Il y a à peu près un mois de ça, oui juste après la Pentecôte, j’y étais comme d’habitude vers onze heures-onze heures et demie. Je me mets toujours sur la banquette du fond, là d’où on peut voir la rue sans être dérangé. J’étais installé devant mon whisky pour reprendre quelques notes que je voulais mettre au propre. Il n’y a pas encore grand monde à cette heure-là, encore un peu trop tôt pour le premier apéro, on est tranquille. Il y avait seulement un type à la table à côté, je lui avais juste dit bonjour en entrant, un type un peu paumé, pas rasé, assis là à rien faire devant son verre, les yeux dans le vague. Mais pas du tout le genre clodo, plutôt le déclassé, si tu vois, c’est ce qui me l’a fait remarquer : bien habillé, veste de tweed de belle qualité, foulard de soie et ainsi de suite ; très "sport" de catalogue. Bon sang ! je me suis dit, il fait tout de même un peu chaud pour porter encore une tenue d’hiver ! Et puis je n’ai plus fait attention à lui.
C’est lorsqu’il a commandé un deuxième verre que nous avons commencé à parler. "Un autre Mandarin curaçao !" il avait demandé ; ce n’est plus tellement courant ces apéritifs-là, et comme j’avais tourné la tête et le regardais :
— Je prends toujours des Mandarins curaçao, avait-il ajouté à mon intention ; parce que c’est amer.
— Vous voulez dire que vous recherchez l’amertume ? avais-je répondu, pensant plus ou moins faire de l’esprit.
— Vous n’avez pas tout à fait tort, avait-il dit d’un ton plein de sous-entendus.
— Moi, vous voyez, ce serait plutôt le whisky... mais je ne sais pas encore exactement ce que je cherche", j’avais enchaîné en plaisantant. En fait, le ton qu’il avait pris m’avait déjà accroché : il avait quelque chose, ce type ; et puis tu sais bien comment c’est lorsqu’on travaille, on saute sur la moindre occasion d’être distrait. »
C’est bien à lui de faire des réflexions pareilles, ai-je pensé en écoutant Philippe étalé dans son fauteuil ; il n’imagine pas qu’on puisse fonctionner différemment de lui ; comme si j’avais sauté sur l’occasion d’être distrait cet après-midi, moi !
« C’est comme ça que la conversation s’est engagée, continua-t-il sans tenir compte de mes pensées ; il m’intriguait, ce type, à cause d’une espèce de fêlure que je sentais en lui ; puis il était sympathique : tu vois, l’homme jeune, dans les trente-cinq ans, beau brun coiffé mode, le visage rectangulaire et régulier, des yeux noirs intelligents, un peu tristes ou rêveurs, et, de toute évidence, un besoin fou de parler. C’était tombé sur moi ; à me voir lire mes notes et les corriger, il avait dû me supposer assez compliqué pour le comprendre.
"Vous connaissez Bordeaux, vous ?" m’avait-il demandé de but en blanc.
J’allais répondre que je le connaissais comme tout Bordelais mais il avait repris :
"Pas moi ; je suis de Montauban. Je suis à Bordeaux pour affaires... Vous ne pouvez pas savoir comme c’est difficile d’être seul dans une ville étrangère. J’ai trois ou quatre visites à faire dans la journée et je suis seul."
Pour affaires, je me suis dit, c’est bizarre : traiter des affaires avec une barbe de deux jours !
"J’ai vendu ma librairie à Montauban pour venir m’installer ici. Des raisons familiales, plus ou moins... Et je prospecte, je cherche un fonds de commerce bien placé ; dans mes moyens bien sûr ! Je fais la tournée des confrères. Finalement je m’aperçois que c’est moins simple que je ne l’avais cru au début. A Montauban je n’avais pas eu besoin de faire ça : j’avais repris la librairie de mes parents."
Ah ! Libraire, je me suis dit, et un peu fils à papa ; je comprends mieux le complet de tweed et le foulard... On a continué à bavarder comme ça un moment ; il me parlait de sa librairie et de celle qu’il aurait voulu monter ici ; puis comme midi approchait j’ai dû m’en aller.
J’étais loin de penser encore à lui lorsque je suis revenu quelques jours plus tard ; et qui est-ce que je vois en entrant, assis au fond à ma table ? mon libraire ! Il m’a fait bonjour de la tête avec un léger sourire. Puisqu’il occupait ma place j’étais bien obligé de m’asseoir à la table voisine ; il m’a suivi du regard comme on peut s’intéresser à l’arrivée d’un nouveau client quand on n’a rien d’autre à faire. Une fois installé, puisque nous étions déjà des connaissances, je ne pouvais guère me dispenser de lui adresser au moins quelques mots de sympathie :
"Dites donc, lui fis-je, me souvenant de notre dernière rencontre, pour un étranger à Bordeaux vous semblez vous faire vite des habitudes.
— Vous voulez dire des habitudes forcées..." dit-il d’un drôle d’air.
Une réponse comme celle-là appelait un minimum d’explications ; de toute évidence il me tendait une perche pour renouer la conversation et aller plus loin que la dernière fois. Sans trop savoir sur quel terrain je m’aventurais, je lançai à tout hasard une vague remarque générale en tâchant de conserver un ton anodin :
"Bah, vous savez, toutes nos habitudes sont plus ou moins forcées. Vous croyez qu’on choisit vraiment ses habitudes ?
— Dans ma situation actuelle, certainement pas, répondit-il amèrement ; pas celle à laquelle vous faites allusion en tout cas."
Tu comprends, continuait Philippe, qu’il y avait de quoi titiller ma curiosité naturelle ; la tienne aussi si tu avais été à ma place, non ? Mais je ne pouvais tout de même pas lui demander carrément ce qu’il venait faire là, ce qui l’avait obligé à devenir en quelques jours un habitué de ce café. De toute façon il n’y avait pas besoin de manoeuvres bien subtiles pour qu’il raconte tout, il n’attendait que cela depuis la dernière fois. Il fallait seulement ne pas étouffer le feu, ça brûlait tout seul, il n’y avait qu’à laisser faire, tisonner un peu au départ peut-être, prudemment. J’ai tisonné un peu :
"Là, franchement, vous m’intriguez, je lui ai dit. Je ne vois pas ce qui pourrait vous contraindre à venir tous les jours ici boire votre Mandarin curaçao si vous ne l’aviez pas décidé. On ne vous oblige pas à pointer, tout de même ! — Ah ! vous ne croyez pas si bien dire... — il hochait la tête d’un air abattu — mais si, presque ! C’est presque comme si je pointais : il faut que je sois là tous les jours à heure fixe ; onze heures-midi, tous les jours, depuis bientôt trois semaines. Vous appelez ça choisir ses habitudes, vous ? Vous parlez d’un choix ! Je m’en passerais. Ah, je suis un habitué, c’est sûr ! Comme vous ; mais vous, vous pouvez aussi bien aller au café d’en face, pas moi."
Je restai un peu abasourdi, tu imagines ; quoi dire sinon poser des questions qui deviendraient indiscrètes ? Il ne paraissait pas mécontent de son effet ; ça l’avait lancé. Il reprit :
"Ça vous surprend, hein ? En fait ça n’a rien de mystérieux ; ça serait même un peu bête... Si vous avez le temps je vais vous expliquer. Tenez, je vous offre un verre... Patron ! Un Mandarin et un whisky, s’il vous plaît ! Vous êtes toujours au whisky, n’est-ce pas ? Vous allez voir que ça n’a rien de mystérieux... Cela ne vous ennuie pas ?"
Il s’était appuyé au dossier de la banquette quand le patron avait apporté la commande ; il leva son verre pour trinquer, but une gorgée et commença à me raconter son histoire. Les yeux dans le vague, il regardait droit devant lui la trouée lumineuse de la devanture traversée de passants pressés sur le fond d’une circulation confuse, comme s’il ne s’adressait pas directement à moi mais parlait pour lui seul :
"Vous savez, c’est vraiment très banal : j’avais rendez-vous ici, tout simplement, mais la personne que j’attendais n’y était pas... Alors je reviens tous les jours à l’heure dite, c’est ma seule chance de la retrouver, vous comprenez, je ne connais ni son adresse à Bordeaux, ni son numéro de téléphone, rien. Ce café est notre seul point de repère, alors il faut bien que je sois là : si elle a eu un empêchement, qu’elle vient plus tard, c’est ici qu’elle viendra, et je pense qu’elle viendra à l’heure du premier rendez-vous... C’est le seul fil qui nous lie encore ; j’assure la permanence, si vous voulez... — il élabora une sorte de rictus — Le jour où je ne viendrai plus, tout sera fini, il n’y aura plus aucun espoir de nous revoir. Oh je sais ; vous vous dites "il est fou, ce type, trois semaines c’est tout de même un peu long ; si quelqu’un rate un rendez-vous tous les jours trois semaines de suite, ça ne vaut pas le coup d’insister." C’est ce que je me dis moi aussi. Tous les matins je me dis "Bon, aujourd’hui je n’y vais plus, c’est fichu" ; puis vers onze heures j’y vais tout de même, on ne sait jamais : et si c’était aujourd’hui qu’elle venait ? Ce serait trop stupide que tout rate par ma faute, à un jour près ! Elle a peut-être été obligée de s’absenter à l’improviste, on ne sait jamais ce qui peut arriver dans la vie, un décès, un déplacement professionnel imprévu, et elle sera justement de retour aujourd’hui. Vous voyez, ça fait plus d’une semaine que je me dis ça. Evidemment ça pourrait durer longtemps, il faudra bien qu’il se passe quelque chose... Je ne vous ennuie pas au moins ?"
Il me regardait de ses yeux vagues et tristes, comme épuisé par l’effort de cette première tirade. J’étais effectivement en train de me dire que ça ne tournait pas très rond dans sa tête. Non mais, tu vois ça : trois semaines qu’il attendait à son rendez-vous et il y croyait encore ! On avait dû lui poser un lapin et il y avait trois semaines qu’il marchait ! Pour une fêlure, c’était une fêlure ! Ça ne m’étonnait plus qu’il oublie de se raser une fois sur deux ; il devait oublier pas mal d’autres choses aussi. Je trouvais même étrange qu’il parvienne à s’occuper de toutes les démarches pour sa librairie. Je lui répondis qu’il ne m’ennuyait pas, au contraire, que son histoire n’était vraiment pas banale, et je lui demandai ce qui pouvait bien lui faire attacher une telle importance à ce rendez-vous raté.
"Ah !... fit-il avec un sourire las, c’est l’amour, voyons ! Que voulez-vous que ce soit ? Vous ne vous en doutiez pas ? C’est l’amour...
— Ben... j’y pensais, fis-je un peu embarrassé d’en arriver si vite au coeur des confidences ; mais je n’avais pas osé...
— Oh, il n’y a pas de mal, vous savez ; vous avez connu ça comme moi, je suppose ? Alors pourquoi ne pas en parler... Eh oui, bien sûr, j’avais rendez-vous ici avec une femme ; c’est même ici que je l’ai rencontrée la première fois. Ça ne vous dérange pas que je vous en parle ? Moi ça me fait du bien... Je ne peux parler à personne ici, vous ne savez pas ce que c’est. Au fait, je me présente : Laurent Lahore."
Il me tendit la main.
"Moi, c’est Philippe, dis-je en la lui serrant. Vous prendrez bien autre chose ? Cette fois-ci c’est mon tour. Patron ! vous nous remettrez ça !" j’ai appelé.
Nous nous regardions, un peu gênés après ces présentations. Il attendit que nous soyons servis pour reprendre :
"Elle s’appelle Marielle... On s’est rencontrés ici même il y a à peine un mois et demi. Tout à fait par hasard : j’étais venu pour la Foire du Livre... En me promenant dans Bordeaux je suis entré ici prendre un café ; elle est arrivée presque en même temps que moi et nous nous sommes retrouvés assis côte à côte, comme vous et moi l’autre jour. On n’a pas pu faire autrement qu’échanger un sourire, une sorte de bonjour inachevé. J’ai tout de suite été attiré par elle ; elle correspondait exactement à mon type de femme. Vous connaissez ça aussi, non, un type de femme ? Une femme qui vous plaît, comme ça, du premier coup d’oeil, sans qu’on sache précisément à quoi ça tient — une coiffure, une qualité de la peau, une certaine façon de se mouvoir ou de parler... Autrefois on appelait ça le coup de foudre. J’ai connu un vieux médecin qui prétendait que l’amour n’était qu’une question de peau, une affinité inexplicable entre deux peaux... C’est la même chose. Pour moi, c’était le coup de foudre. Remarquez qu’il y a aussi des coups de foudre sans conséquence : on croise quelqu’un dans la rue, on a un choc, puis hop ! c’est fini, on ne se revoit jamais plus ; la "Passante" de Baudelaire, si vous connaissez... Enfin, j’ai été accroché, quoi. Nous avons engagé la conversation je ne sais plus comment, j’ai dû lui parler de la Foire du Livre, et... ça s’est bien passé. Nous sommes allés ensemble à la Foire du Livre l’après-midi ; le soir même elle a accepté de dîner avec moi. Ça s’est fait comme ça, je n’en revenais pas. Pour elle, c’était tout naturel. Ça m’a même inquiété au début ; vous savez, on est content de soi, on se dit qu’il vous arrive quelque chose d’extraordinaire, et puis tout à coup on a un doute, on soupçonne que la réalité doit être moins glorieuse, que cette femme qu’on est tout heureux d’avoir su conquérir se serait laissée aborder par le premier venu, qu’elle n’attendait que cela ; une femme facile, quoi. A ce moment-là, ça fait mal de penser qu’on ne vaut pas plus qu’un autre, de se dire que n’importe qui, à peu près présentable et un peu entreprenant, aurait fait l’affaire. Je me le suis dit... Mais ce n’est pas le genre de Marielle, je l’ai compris après. Chez elle c’était naturel et facile parce que... comment vous dire ça... parce que c’est une femme qui ne se refuse rien, absolument libre de tout préjugé, vous voyez ? Ce qui lui plaît, elle le fait naturellement. Je lui plaisais ; elle était disponible ; elle a accepté mon invitation, tout simplement. On a passé ensemble quelques jours inouïs, vous savez ; c’est ça qui m’a déboussolé. Le lendemain, c’était le vendredi, j’aurais dû rentrer à Montauban mais je l’ai retrouvée le soir après son travail ; on s’était donné rendez-vous ici. A ce moment-là je ne me doutais encore de rien ; j’avais l’intention de rester une nuit de plus avec elle et de repartir samedi matin. Elle m’a annoncé de but en blanc : "Je suis en week-end, ce soir ; si tu veux je t’emmène sur mon île déserte." Qu’est-ce que vous auriez fait à ma place ? Rien n’exigeait que je sois à Montauban pour le week-end ; j’ai dit d’accord. On a pris sa voiture, j’ai récupéré mes affaires en vitesse à l’hôtel et une heure après on filait dans la nuit sur l’autoroute vers l’Espagne. C’était très bizarre de se retrouver comme ça sur la route, comme un couple d’amoureux en escapade, avec cette femme que je connaissais à peine depuis la veille. C’était elle qui conduisait ; moi, à côté, je fumais des cigarettes, je me laissais emmener ; elle m’avait tout juste dit où nous allions, ça n’avait pas d’importance. Un incroyable sentiment de bien-être et de liberté. Nous écoutions la radio en sourdine ; c’est moi qui l’avais mise, pour la petite lueur verte du poste, uniquement, qui créait une sorte d’intimité entre nous ; pour moi ça fait partie du voyage ces choses-là. Marielle me parlait de son île déserte, qui n’avait rien d’une île évidemment : c’était une petite crique isolée dans le Cap Creus, entre Rosas et Cadaquès, juste sous la frontière à une cinquantaine de kilomètres de Perpignan, la "Cala Jonculs". Il n’y avait même pas encore de route d’accès, seulement huit ou neuf kilomètres d’une piste de terre à partir de Rosas, connue des initiés. Et là, rien qu’un hôtel au bord de la plage, un hôtel bas blanchi à la chaux, bordé d’un patio où manger des tapas en prenant l’apéritif après le bain, quelques chambres à l’étage et c’est tout. Elle me décrivait cela en roulant, avec une telle précision que j’avais l’impression d’y être autrefois déjà venu. Jonculs, c’était le refuge secret de ses week-ends ; à partir d’avril et jusqu’en automne elle descendait fréquemment y passer deux jours, deux jours de soleil et de mer, de retraite solitaire, qui, disait-elle, la remettaient d’aplomb pour des semaines entières. Elle avait tout prévu, avait même retenu notre chambre : "De toute façon j’y serais allée aujourd’hui, avec ou sans toi..." Pour moi l’aventure de la veille prenait un tour enchanteur inespéré. Je ne me posais pas de questions, me laissais porter. A ce moment-là je n’avais d’ailleurs aucune raison de me poser des questions.
Nous avons été réveillés par les premiers rayons du soleil, dans la chambre aux murs blancs de l’hôtel de Jonculs. A peine sortie du lit, Marielle était en maillot de bain, m’annonçant qu’elle me retrouvait sous le patio pour le petit déjeuner. Elle m’a rejoint tout éclatante et fraîche de son bain matinal. Après le café nous sommes retournés à l’eau ensemble. On a vécu comme ça pendant trois jours, vous vous rendez compte ? A la fin de ces trois jours-là, je ne pouvais plus me passer d’elle et après... après ç’a été une autre histoire, une histoire qui m’a mené là où j’en suis..."
Il se tut un long moment, vida d’un trait ce qui restait de son Mandarin curaçao et fixa sans rien voir la devanture toujours animée à l’autre bout de la salle. Non, Marielle n’entrait pas... Parmi les bouteilles derrière le comptoir le carillon se mit à sonner midi. Il revint de son rêve éveillé :
"Dites-moi au moins, Philippe — vous permettez que je vous appelle Philippe, n’est-ce pas ? — j’espère que je ne vous casse pas les pieds avec mes histoires ? Moi je parle, je ne me rends pas compte ; vous n’êtes pas obligé de m’écouter ; si je vous retarde...
— Non, non, pas du tout, ne croyez pas ça, je lui répondis, troublé de m’entendre appeler Philippe pour la première fois par un inconnu. Ça m’intéresse plus que vous ne pensez... Ne vous en faites pas, j’ai le temps ; je fais partie de ces privilégiés qui n’ont pas d’horaire.
— Privilégiés…, dit-il, ça dépend des cas : je n’ai pas d’heure moi non plus, eh bien il m’arrive d’envier ceux qui savent quoi faire de leurs journées !
— D’après ce que vous m’avez dit, les vôtres ne devraient pas être mal remplies, j’ai repris pour ramener la conversation sur son histoire avec Marielle ; acheter un fonds de commerce, ça ne se fait pas tout seul.
— Oh... je ne cherche même plus. Je passe les trois-quarts de mon temps à l’hôtel allongé sur mon lit. Vous savez, cette librairie à Bordeaux, ça dépend complètement de mes relations avec Marielle : si elle ne vient pas, il n’y aura plus de librairie... Je crois que nous ferions mieux de nous mettre à la même table, reprit-il après avoir remarqué l’affluence qui encombrait l’étroite salle du café ; avec tous les clients qu’il y a maintenant, le patron commence à nous regarder d’un sale oeil."
Il se leva et vint s’asseoir à ma table, en face de moi, accoudé devant nos verres vides. Cette diversion avait coupé le fil de ses confidences. Nous nous regardions avec un demi sourire. Autant qu’il aille jusqu’au bout, pensai-je, j’en sais trop sur lui à présent, ou pas assez, pour qu’il s’en tienne là ; et puis je commençais à m’intéresser à la fameuse Marielle ; comme personnage, évidemment ! ajouta Philippe, j’y entrevoyais vaguement l’idée d’un personnage.
"Si j’ai bien compris, Marielle devait travailler avec vous, fis je pour le relancer.
— Pas du tout, dit-il, vous n’y êtes pas. C’est beaucoup plus grave que ça. Si ce n’était qu’une question de travail, je pourrais trouver quelqu’un d’autre, on ne manque pas de vendeuses ou de caissières... Non, c’est bien pis : c’est pour elle que j’ai vendu ma librairie, pour venir m’installer près d’elle, à Bordeaux, nous étions d’accord là-dessus. Elle, elle ne peut pas quitter son travail ; elle ne trouverait rien d’autre ailleurs, surtout pas à Montauban ; c’est donc moi qui devais venir. Ca ne devait pas poser de problème : avec le capital que j’ai tiré de la vente, j’ai largement de quoi ouvrir autre chose ici, ce n’est pas le problème. Mais si je ne retrouvais pas Marielle, dites-moi un peu ce que j’y viendrais faire ? Je n’ai aucune raison d’habiter Bordeaux, moi ; je n’y connais personne, tous mes amis sont à Montauban, j’avais là-bas un commerce qui marchait très bien, je m’y plaisais... Vous vous rendez compte ? Si je ne la retrouve pas, on pourra dire que j’ai fait une belle connerie, parce que faut vraiment être con pour tout bazarder comme ça à la légère, sur un coup de tête !"
Effectivement, je me disais en l’écoutant, surpris par cette nouvelle dimension que prenait son affaire, si ce qu’il raconte est vrai, il a raison : faut être un peu con. Tout liquider là-bas pour rejoindre une femme dont on n’a même pas l’adresse ou le numéro de téléphone, sous prétexte qu’on a passé trois jours idylliques avec elle, c’est de la folie. Oui, je sais, continua Philippe en se penchant vers la table basse pour me piquer une autre cigarette, tu vas me dire : "C’est de la folie ou de l’amour !..." D’accord ; au cinéma, dans les romans, peut-être. Dans la vie, je suis désolé, on y regarde à deux fois ; et ça ne veut pas dire qu’on n’aime pas ! Franchement, dis-moi, tu ferais un truc comme ça, toi ? Même si tu étais amoureux ? Moi je ne crois pas ; je peux même t’affirmer que j’en suis maintenant certain. On n’est tout de même plus des adolescents ! Ou alors on a tort, on a vieilli, et c’est lui qui est dans le vrai, qui sait vivre... Bon, en tout cas, ce qui m’étonnait là-dedans, moi, c’était Marielle : que Laurent ait été un peu immature et léger, je veux bien ; mais cette Marielle qui l’avait entretenu dans un projet pareil pour disparaître ensuite sans laisser d’adresse, ça m’intriguait. Elle aurait fait ça pour croquer le magot, c’était pas joli joli pourtant j’aurais compris. Mais apparemment ce n’était pas une aventurière, elle n’en tirait pas d’autre bénéfice que de laisser le pauvre Laurent encore plus paumé qu’il n’était. Tu vois pourquoi je suis resté : j’attendais qu’il me parle de Marielle ; je n’arrivais pas à imaginer quel genre de femme elle était et pourquoi elle faisait ça. Je suis resté déjeuner avec Laurent ; enfin, "déjeuner" : une Frankfort frite et un ballon de rouge, le menu de la maison ! En attendant la commande je tâchai de l’aiguiller de nouveau sur Marielle sans paraître indiscret :
"Mais enfin, je lui ai dit, je ne comprends pas : cette femme que vous deviez rejoindre, Marielle, elle vous a laissé engager toute votre affaire sans autre garantie que ce rendez-vous ? sans même vous donner ses coordonnées à Bordeaux ? Et puis s’il lui était arrivé quelque chose elle aurait pu vous écrire, je suppose que vous avez encore une adresse à Montauban ?
— Non, justement ! répliqua-t-il d’une voix lente les yeux fixés sur son couvert ; j’ai tout vendu là-bas, vous comprenez, la librairie, l’appartement, tout... Quant à l’adresse de Marielle, ça vous semblera incroyable, mais je n’ai jamais pu l’obtenir, elle n’a jamais voulu me la donner. Elle prétendait préserver sa liberté jusqu’au bout, ce sont ses propres termes, jusqu’à ce que nous habitions ensemble. On voit bien que vous ne la connaissez pas, Philippe ; venant d’elle ça m’a paru normal. C’est une femme très particulière, vous savez. Il est vrai que vous ne pouvez pas savoir ; je vous ai si peu parlé d’elle... Pour moi cela va de soi, mais pour vous..."
Il releva les yeux vers moi, très animé tout à coup :
"Ecoutez, il faut que je vous la fasse connaître ! pas en chair et en os bien sûr, malheureusement ; mais que j’essaie de vous la faire imaginer, quoi... Portrait !" annonça-t-il avec un sourire tout ragaillardi.
Il y eut un long silence puis il reprit :
"Ce n’est pas facile de décrire quelqu’un qu’on connaît si bien ; j’ai son image là, devant les yeux... et elle m’est si familière que je ne sais par où commencer... Disons une femme assez grande, brune, à peu près de mon âge : trente-quatre ans ; les cheveux mi-longs, au moins jusqu’aux épaules, un peu plus même ; parfois elle les ramasse en chignon ; le teint très mat — on croirait qu’elle est toujours bronzée — qu’elle rehausse encore par un rouge à lèvres assez soutenu qui lui donne un air espagnol ; et avec ça des yeux vert clair ; moi qui ne remarque jamais la couleur des yeux ça m’a frappé dès que je l’ai vue ; j’aurais dû commencer par là, c’est ce qu’on voit d’elle au premier abord : ces yeux verts excessivement lumineux. Elle a un visage un peu trop allongé peut-être pour correspondre à l’ovale parfait, mais elle est fabuleusement belle, enfin pour moi... Si, je crois qu’on peut dire objectivement qu’elle est très belle. En tout cas elle a de l’allure. Elégante aussi, une élégance décontractée qui semble n’avoir été l’objet d’aucune recherche ; cet aspect-là, ça relèverait plutôt du syndrome professionnel, question de milieu : je ne vous ai pas dit qu’elle est décoratrice, architecte d’intérieur comme on les appelle maintenant ; mais pas à son compte ; elle travaille pour un cabinet, sinon j’aurais pu facilement retrouver sa trace dans l’annuaire... Qu’est-ce que je pourrais vous dire encore ? Ah oui, sa façon d’être, une vivacité, une légèreté incroyable dans les mouvements, des gestes rapides et souples comme sa voix ; parce qu’elle a une voix particulière aussi : un débit très rapide mais sans dureté, c’est... c’est comme une phrase musicale. Enfin tout ça, c’est ce qu’on appelle le charme, les raisons du coup de foudre, et elle en a, croyez-moi ! mais ça ne se décrit pas, il faudrait que vous la voyiez...
— Vous savez, Laurent, l’interrompis-je mi-badin mi-sérieux, je la vois mieux que vous ne pensez. A ma manière, évidemment, ça ne ressemble peut-être pas tellement à votre Marielle à vous, mais pour moi ça y est : j’ai une Marielle dans la tête. Finalement je ne vous trouve pas mauvais du tout dans l’art du portrait !
— Oh, c’est le modèle qui compte, fit-il avec amertume ; quand on a un modèle comme celui-là, il n’y a pas beaucoup de mérite. Son portrait, je me le refais tous les jours, ici même, en l’attendant. A force d’évoquer son image dans tous les détails, comme je viens de le faire, j’ai l’impression qu’elle va finir par entrer. Je regarde la porte et je pense à elle, tous les jours...
— Je comprends", je lui ai dit ; et il y eut un long silence parce que je n’avais rien à ajouter.
Nous avions terminé le déjeuner depuis un bon moment et attendions nos cafés. Lui aussi paraissait ne plus avoir grand chose à dire ; je savais l’essentiel, le reste ça ne se racontait pas, c’était son monde à lui, son petit délire morbide et sa souffrance pour laquelle je ne pouvais rien. Nous avons bu nos cafés sans échanger une parole et je l’ai quitté sur un au revoir gêné : je n’allais tout de même pas lui dire "à la prochaine !", hein ? »
Philippe se pencha vers la table pour attraper mon paquet de Bastos. « Je t’en repique une », dit-il en se la mettant aux lèvres.
Il l’alluma comme toujours avec volupté, renversé dans le fauteuil pour tirer les premières bouffées.
Je l’écoutais parler depuis un bon moment ; il me fallut un certain temps pour réagir lorsqu’il se tut ; on aurait dit que ses paroles flottaient encore dans la pièce, lui-même, tout en fumant, semblait aussi en recueillir l’écho. Nous restions silencieux tous les deux, dans cette chaleur lourde de fin d’après-midi qui commençait à envahir le bureau malgré les stores. Puis je me ressaisis ; mon travail, qu’il avait interrompu, me revint à l’esprit. J’attaquai :
« Alors c’est ça ton histoire ? Cette fois-ci, je ne voudrais pas te vexer, mais je n’y vois rien que de très banal : un type qui s’emballe pour une fille qui lui pose un lapin, même si dans son cas ça va un peu plus loin que d’habitude, je suis désolé mais ça ne fait pas la Une des journaux ! Pour moi, ça ne fait même pas le point de départ de l’embryon d’une nouvelle ! Ou alors je n’ai rien compris, faudrait que tu m’expliques...
— Attends, répliqua Philippe qu’apparemment ma sortie avait amusé ; attends un peu, mon vieux ; c’est pas fini : je ne t’ai raconté que le préambule, tu vas voir la suite ; et cette suite-là, crois-moi, tu es loin de pouvoir l’imaginer, fit-il d’un air bizarre. Sers-moi donc un autre whisky, on crève ici ! »
Je le resservis tandis qu’il continuait à fumer, ménageant son effet. Les yeux dans le vague, il paraissait réfléchir à la façon dont il allait me présenter ça.
« Ecoute, commença-t-il tout à coup d’un ton étrangement sérieux, ça me gêne un peu de te raconter ça... Ce que tu ne peux pas imaginer c’est que je suis moi aussi impliqué dans l’histoire ; ça me concerne même d’un peu trop près, si tu veux. Je ne sais pas pourquoi, maintenant ça me gêne...
— Tu ne vas tout de même pas me dire que Marielle est une copine à toi ! j’ai fait pour le relancer, pensant bien que c’était là l’éventualité la plus improbable et qu’il allait rectifier le tir. Il fit une moue contrariée :
— Tu n’en es pas loin... mais c’est encore plus compliqué que cela. »
Il hésita un instant avant de reprendre :
« Bon, je vais quand même te le raconter. De toute façon c’était promis : c’était ça contre un whisky, pas vrai ? Alors comme tu m’en as servi deux... Non, ça me gênait parce que Marielle, effectivement, je la connais. Pas comme tu crois, c’était pas une copine ; enfin avant... C’est à ce moment-là que je l’ai connue. Oh, tout bêtement, ça va même te paraître invraisemblable : figure-toi que je l’ai rencontrée par hasard au café où je voyais Laurent ; à mon heure habituelle, qui est aussi la sienne tu remarqueras, ou plutôt la leur..., enfin... qui aurait dû être la leur. J’arrivais tranquillement après la fin de mon cours, m’attendant plus ou moins à trouver Laurent, mais sans y attacher plus d’importance que cela. Il n’était pas là. Mais à sa table — c’est-à-dire à la mienne —, tiens-toi bien, il y avait Marielle !... enfin, il y avait une jeune femme brune, assez belle, dont j’ai tout de suite pensé qu’elle ressemblait à Marielle ; c’était normal : on en avait parlé trois jours avant. Elle feuilletait une revue de luxe, du genre Jardin des Arts ou Décoration, et a levé les yeux vers moi lorsque je me suis approché pour m’asseoir à côté. Les mêmes yeux verts lumineux que m’avait décrits Laurent ! Tu sais combien je crois aux coïncidences et aux rencontres à la Breton ; quand j’ai vu ses yeux, je n’ai pu m’empêcher d’y penser : elle était là, près de moi, à moins d’un mètre de moi, cette fameuse Marielle, la femme fatale qui conduisait Laurent au désespoir, dont il m’avait si bien fait sentir le charme irrésistible en racontant leur week-end à Jonculs. C’était le petit cinéma que je commençai à me faire. Inutile de te dire que je n’avais étalé mes bouquins sur la table que pour la forme, afin de pouvoir mieux l’observer à la dérobée sans perdre contenance au cas où elle m’aurait regardé. "Ce n’est pas encore ce coup-ci que je travaillerai", je m’étais dit avec bonne humeur. Evidemment je savais bien qu’il y avait une chance sur mille pour que ce soit vraiment Marielle ; si elle n’était pas venue à ce rendez-vous depuis trois semaines, il était peu probable qu’elle ait décidé de venir ce jour-là, juste au moment où Laurent — et on le comprend — s’était enfin résigné à laisser tomber. Mais que ce soit ou non Marielle, tu me connais, je n’ai jamais fait d’efforts surhumains pour m’éloigner d’une jolie femme, et dans le cas présent l’étrangeté de cette ressemblance — peut-être sans aucun fondement véritable d’ailleurs, rien ne m’assurait de la fidélité du portrait tracé par Laurent —, cette supposée ressemblance me donnait une raison supplémentaire de faire encore moins d’efforts que d’habitude. Ce serait tout de même extraordinaire, pensais-je, que je connaisse Marielle comme ça après que Laurent m’ait raconté leur histoire ! C’est cette idée qui m’a incité à entreprendre quelque chose. Si, je te jure, t’as l’air de sourire... c’est uniquement cette idée qui m’a poussé ! Sans ça, après le premier coup d’oeil-réflexe pour le plaisir, je me serais plongé dans les bouquins, ne serait-ce que parce que j’avais réellement du boulot. Je ne suis pas payé à rien faire comme ceux qui passent leur temps à écrire, moi ; des cours, ça se prépare !... Bon. Comme elle ne paraissait pas disposée à lever le nez de sa revue, j’ai décidé de donner un petit coup de pouce au hasard, il ne fait rien sans ça, tu sais : j’ai pris un livre, n’importe lequel, que j’ai fait semblant de lire ; "Marielle..." ai-je dit à mi-voix comme si ça m’avait échappé au cours de ma lecture. Elle a tourné la tête et m’a regardé. J’ai bafouillé des excuses et, faisant mine de plaisanter de ma distraction, j’ai hasardé :
"J’espère que vous ne vous appelez pas Marielle, j’aurais pas voulu...
— Mais si, justement, m’a-t-elle répondu, intriguée.
— Ça alors, j’ai enchaîné content de mon coup, c’est vraiment une coïncidence ! Je m’oublie à dire "Marielle", comme ça en lisant, et il y a effectivement une Marielle à côté de moi ! C’est troublant, vous ne trouvez pas ?
— Il n’y a pas de Marielle dans votre livre... Je le connais : c’est Les Petits chevaux de Tarquinia !"
Elle désignait du menton le livre que j’avais machinalement posé retourné sur la table. Ses yeux brillaient d’un éclat moqueur mais elle restait sur ses gardes. Je rétablis la situation par une pirouette risquée qui me fit passer un frisson dans le dos :
"Dans le livre non, bien sûr. Mais je ne lisais pas vraiment ; je pensais à une Marielle dont un ami m’a parlé récemment, et votre nom m’a échappé... C’est étrange comme vous lui ressemblez d’ailleurs, j’ai ajouté emporté par ce premier succès.
— Ah, tiens ?" fit-elle sèchement.
J’ai compris que j’étais allé trop loin ; elle était sur le point de se replonger dans sa revue ; elle avait dû croire que je draguais et trouver la manoeuvre d’approche plutôt grossière. Quitte à tout perdre et à me fourrer dans une situation ridicule, je jouai le tout pour le tout :
"C’est Laurent qui m’a parlé de vous", dis-je précipitamment.
Le café, le patron derrière son comptoir, tout avait disparu ; les yeux verts me perçaient comme l’épingle le papillon. Ça devait tourner vite dans sa tête et toute cette activité passait dans le regard aigu qui cherchait à me situer. Pour la première fois de ma vie, pendant ces quelques secondes, j’ai regretté les mots que je venais de prononcer. Puis elle se détendit :
"Laurent ? Tiens donc ! Vous connaissez Laurent..."
Elle referma sa revue et la posa lentement sur la table sans me quitter des yeux. "Nom de Dieu ! je me suis dit, c’est gagné !" ; mais je n’étais pas si fier que ça. Tu vois ma position : je venais de laisser entendre que Laurent m’avait fait des confidences indiscrètes à son sujet ; elle savait que je connaissais une partie de leur histoire, mais jusqu’à quel point ? A priori j’étais donc gênant pour elle. Et Laurent maintenant ? Faudrait-il lui dire que j’avais retrouvé sa maîtresse qui, selon toute apparence, ne tenait pas tellement à le revoir ? Je te jure qu’à ce moment-là j’aurais souhaité m’être foutu dedans et que ce ne soit pas Marielle... Et tant pis pour les rencontres fortuites et autres coïncidences poétiques ! Tout ça n’a duré qu’un instant ; dans ma tête aussi ça cavalait vite ! Marielle avait continué à parler, tournée vers moi depuis que s’était établie une véritable conversation. C’était vrai qu’elle possédait une voix étonnante, chantante et légère, au débit rapide. Je m’efforçais de ne pas me laisser troubler par son charme pour concentrer toute mon attention sur le sens des paroles, sans parvenir à écarter l’affolante impression de ne jamais appréhender que l’un ou l’autre alternativement. Ce n’était pourtant pas le moment de perdre ses moyens ; il fallait jouer serré. Elle m’avait demandé si je venais de la part de Laurent et si je l’avais abordée intentionnellement sachant qui elle était. J’avais répondu que non, en mentant un peu ; que Laurent m’avait très peu parlé d’elle ; que d’ailleurs nous nous connaissions à peine, il m’avait simplement dit à l’occasion de notre rencontre de café qu’il attendait une amie et me l’avait sommairement décrite.
"Il a surtout insisté sur le fait que vous aviez des yeux verts magnifiques..., je suis heureux de pouvoir le vérifier par moi-même", ai-je poursuivi pour tenter de revenir à un rôle de banal séducteur de préférence à celui d’intermédiaire ambigu dans lequel je m’enlisais. Et ce n’était pas mal joué : ça l’a fait sourire ; j’ai commencé à mieux respirer.
"Vous me faites la cour ou vous êtes là pour me parler de Laurent ?" a-t-elle repris ; et là elle souriait franchement ; ses yeux, comme il me l’avait dit, irradiaient bien cette lumière exceptionnelle au vert très pâle. Je n’osai pas lui avouer que la première hypothèse me convenait tout à fait, si tant est qu’elle veuille y mettre un peu du sien. Mais elle devait s’en douter ; pour ce genre de femmes il va de soi que les hommes leur tournent autour, pas besoin de préciser. Ce que je répondis n’avait bien sûr rien à voir avec l’inclination secrète de ma nature :
"Ni l’un ni l’autre a priori, mentis-je pour rester honnête vis-à-vis de Laurent. Je suis venu travailler, comme d’habitude."
De la main je lui désignai les quelques livres et les papiers épars sur la table ; elle les contempla un instant, pas vraiment convaincue :
"Quand vous avez prononcé mon nom, tout à l’heure, c’était une sorte de test, n’est-ce pas ? Vous vouliez savoir si j’étais bien Marielle ?
— Écoutez, on ferait peut-être bien de boire quelque chose, dis-je pour me sortir d’embarras. C’est l’heure de mon whisky. Et vous, qu’est-ce que vous prendrez ? Il nous faut de quoi tenir une conversation sérieuse."
Je fis signe à Francis qui vint prendre la commande en affichant un air approbateur et complice pour ce qu’il considérait comme ma bonne fortune ; il m’avait déjà vu plusieurs fois avec d’assez jolies femmes, Valérie par exemple avec qui je viens parfois prendre un pot le mercredi, et il devait penser que je ne m’ennuyais pas.
"Whisky ? fit-il à mon adresse sans attendre la réponse. Et pour Madame ?"
Je jetai un regard interrogateur à Marielle qui leva les yeux sur le patron :
"Vittel menthe."
Elle le laissa s’éloigner avant de revenir à la charge :
"On peut passer à la conversation sérieuse, maintenant, non ?"
Je pouvais difficilement différer davantage une explication, mais ça semblait devenu très simple tout à coup ; Marielle prenait la situation sur un ton plutôt badin et même avec une sorte de détachement ironique. Sa question n’avait rien d’inquisitorial et relevait d’une curiosité tout à fait justifiée. D’ailleurs qu’avais-je à me reprocher ? Pourquoi ne pas lui présenter les choses comme elles étaient ? Je reconnus avoir effectivement eu recours à cette innocente manoeuvre pour m’assurer de son identité tellement j’avais été frappé, en entrant, par sa ressemblance avec la femme décrite par Laurent ; je n’avais pu m’empêcher de vérifier.
"Et puis aussi parce que vous étiez assise à ma place habituelle, continuai-je ; Laurent m’a fait le même coup, ça m’a un peu agacé."
Elle fit mine de vouloir se lever de la banquette :
"Votre place, je peux vous la rendre, s’il n’y a que ça pour que vous cessiez d’aborder les femmes seules dans les bars ! Je ne pouvais pas deviner que c’était la vôtre... C’est la place la plus agréable, tout simplement.
— Vous voyez bien que nous ne pouvons pas nous entendre : je voudrai toujours être installé au même endroit que vous ! Ça s’appelle "incompatibilité d’humeur".
— Vous voulez dire "compatibilité d’humeur" excessive...", reprit-elle, en riant cette fois ouvertement.
Du haut de son comptoir Francis nous observait en préparant les commandes ; il paraissait tout réjoui de voir les choses si bien tourner et souriait aussi ; il reprit son sérieux par convenance pour nous apporter les consommations mais n’avait pu effacer complètement le sourire de son visage. Tu sais que j’ai souvent pensé que le métier de cafetier requérait un tempérament très particulier ? Ce sont des gens qu’on dirait totalement perméables ; ils prennent au vol une conversation, puis une autre, se laissent traverser par les humeurs diverses des clients sans qu’on ait l’impression qu’ils retiennent aucun sentiment en propre, des sortes de caméléons psychologiques, quoi... Je ne sais pas s’il s’agit d’une disponibilité enviable — la "sainte prostitution des foules" comme dirait Baudelaire, tu connais — ou d’un vide absolu : s’il n’y avait pas les clients, y aurait plus rien, on se demande ce qu’ils seraient. »
J’intervins pour casser les considérations pseudo-littéraires de Philippe ; cette façon de porter des jugements généraux du haut de son savoir sur des catégories entières d’individus m’avait toujours paru abusive :
« Ils seraient comme tout le monde, je laissai tomber. Pourquoi veux-tu qu’ils soient différents de toi ? »
Philippe encaissa, un peu désappointé ; il n’aimait pas, lorsqu’il était lancé, qu’on le ramène sur terre ; c’est ce que je faisais chaque fois ; cela constituait depuis longtemps notre mode de fonctionnement à tous deux, fondé sur une totale complicité à laquelle ces petits sursauts d’agressivité réciproque servaient de contrepoint. Il ne releva pas ma remarque et fit seulement passer cette interruption en buvant une gorgée de whisky avant d’enchaîner :
« A ce moment-là, il m’est arrivé une chose bizarre, tu vois : cette fille, qui me semblait lointaine et impressionnante quelques minutes auparavant, j’étais maintenant parfaitement à l’aise avec elle, comme si je l’avais toujours connue ; et même, encore confusément, me venait presque le sentiment d’avoir vécu avec elle l’aventure que m’avait racontée Laurent. Leur rencontre au bar Le Plana, leur week-end à Jonculs, tout cela devenait comme mes propres souvenirs. Elle dut s’apercevoir que j’avais un moment de flottement car elle reprit l’initiative de la conversation :
"A votre santé ! dit-elle, levant son verre de menthe à hauteur de ses yeux ; ... et à la santé de Laurent, tout de même !"
Heureusement que je n’étais pas au volant et que personne ne traversait la rue devant mon pare-choc parce que le temps de réflexe qu’il fallut pour que je lève mon verre à mon tour devait approcher du quart d’heure !
"A la vôtre... à tous les deux", lui répondis-je, soulagé d’avoir repris pied et trouvé une formule si bien venue pour resituer discrètement Marielle par rapport à Laurent. Elle but lentement quelques gorgées de menthe et à voir ainsi le liquide approcher ses lèvres je compris le choix raffiné de son rouge pour mettre en valeur le vert de ses yeux. Je risquais à nouveau de m’abandonner à des pensées rêveuses quand elle m’asséna un coup inattendu :
"A tous les deux..., venait-elle de dire, ce n’est plus du tout d’actualité, vous savez.
— Plus d’actualité ?
— Eh bien, oui : nous ne nous voyons plus, Laurent et moi ; il ne vous l’a pas dit ?
— Mais enfin, je rétorquai un peu vivement, me mettant instinctivement du côté de Laurent, ça fait trois semaines qu’il vient tous les jours ici vous attendre ! Si vous ne le voyez plus, c’est parce que vous ne venez pas !"
Un reste de tendresse adoucit son sourire :
"Quel idiot ! dit-elle. Il ne change pas. Il le sait très bien que je ne viendrai pas ; il le sait depuis le début !"
Je revis Laurent assis à la même table quelques jours plus tôt ; sa détresse, son espoir insensé, l’oubli de tous ses intérêts matériels et la fascination résignée avec laquelle il m’avait parlé de Marielle. L’indifférence légère, l’ironique beauté de la même Marielle, à présent devant moi, je ne pouvais les admettre. Malgré moi j’ai changé de ton :
"Écoutez, Marielle ; vous savez que Laurent a vendu sa librairie pour vous, pour venir s’installer avec vous à Bordeaux ; il vous a tout sacrifié et en ce moment il est en train de tout perdre : il ne cherche même plus de fonds de commerce, il se traîne de son hôtel jusqu’ici et d’ici à l’hôtel sans pouvoir rien faire d’autre... Vous n’allez tout de même pas prétendre qu’il a fait tout ça après que vous avez rompu, sans que vous lui ayez laissé aucun espoir !"
L’expression de Marielle s’était tendue ; elle me parut attacher davantage d’intérêt à la chaleur que je mettais à le défendre qu’à la situation réelle de Laurent ; pourtant mon réquisitoire la fit réagir :
"Ça le regarde, après tout, ce qu’il a fait ! Bien sûr que je le sais : je n’ai rien pu faire pour l’en empêcher ; pourtant je vous jure que je ne lui ai jamais laissé croire quoi que ce soit ! Mais quand vous êtes en face de quelqu’un qui ne veut rien comprendre... Je ne sais pas ce qu’il vous a raconté, mais je vous assure que je ne l’ai jamais incité à tout liquider comme ça pour me suivre ! il n’en a jamais été question ! Maintenant, vous n’êtes pas obligé de me croire...
— Vous avez raison, j’ai fait, soudain conscient de me mêler de ce qui ne me regardait pas ; vous avez raison, excusez-moi : après tout ce sont vos affaires, je ne vois pas pourquoi j’y interviendrais. Je... j’ai connu Laurent avant vous, vous comprenez ; il avait un tel besoin de se confier, il m’a parlé longuement et... nous avons sympathisé, j’y ai cru. Mais puisque vous me dites que ça ne s’est pas passé comme ça... Moi, je n’ai aucun élément pour juger... et de toute façon je ne m’y autoriserais pas."
Marielle but sa menthe à longs traits. J’en profitai pour avaler un peu de mon whisky que je faisais tourner depuis un bon moment entre mes doigts sans en avoir pris une gorgée. Je n’étais pas mécontent que nous en soyons arrivés à cette sorte de trêve armée, chacun sur ses positions, me dissimulant que c’était moi surtout qui avais cédé du terrain. Je voyais la gorge fine de Marielle palpiter régulièrement au passage du liquide et ça me suffisait.
Elle posa son verre vide ; me regarda :
"Alors il vaut mieux qu’on en reste là", fit-elle de sa voix charmeuse où perçait tout de même le sentiment de la victoire. Et elle prit son sac à main pour payer.
J’ai compris que je ne supporterais pas l’idée qu’elle s’en aille. J’ai sorti mon portefeuille et me suis emparé du ticket de caisse :
"Non, non, laissez : c’est moi... Vous croyez qu’il est vraiment possible qu’on en reste là ? Après nous être rencontrés de cette façon ? Ecoutez, non, c’est pas possible !... Je ne voudrais pas avoir l’air importun, mais si vous n’avez rien de mieux à faire nous pourrions aller déjeuner ensemble, ça s’impose, non ?"
Passé le premier moment de surprise, elle réfléchit quelques secondes et j’eus droit à l’épreuve des yeux verts scrutant intensément les miens avant de s’éclairer dans un sourire approprié à ce genre de situation :
"Eh bien c’est d’accord, dit-elle en refermant son sac ; et, tout sourire : Dites-moi, vous savez profiter de toutes les occasions, vous ; on pourrait mal interpréter votre proposition... Vous n’avez pas un peu mauvaise conscience en pensant à notre ami commun ?"
Par bonheur j’eus la répartie qu’il fallait pour désamorcer ce persiflage :
"Si ! fis-je, mais ne vous inquiétez pas pour moi, ça passera... Alors, on y va ?"
Nous nous levâmes et sortîmes en riant. Devant le comptoir, Francis, visiblement satisfait de voir se vérifier ses pronostics, m’accompagna d’un salut jovial aux sous-entendus appuyés :
"Au revoir, M’sieur Philippe... Bonne journée !
— Merci Francis, lui lançai-je en passant comme si de rien n’était ; à la prochaine !" Et je m’effaçai devant la porte pour laisser sortir Marielle.
Tu devines facilement la suite, continua Philippe : ça aurait fait un mois demain que je voyais Marielle tous les soirs. On a commencé à sortir ensemble le jour même où je l’ai rencontrée... Comme ça s’était passé pour Laurent », ajouta-t-il amèrement.
Il se tut, comme à l’écoute du prolongement de ses dernières paroles. Son regard restait fixé sur la table basse où nos deux verres vides étincelaient maintenant dans le rayon de soleil pénétrant sous le store. Je me sentis gêné, non par la confidence de Philippe — ce n’était pas la première fois qu’il me tenait au courant d’une de ses aventures — mais par le ton de sa dernière phrase et ce silence pensif qui ne lui était pas coutumier. Sans lui demander son avis, je nous resservis un whisky et partis reprendre de la glace à la cuisine. Il avait son verre à la main lorsque je revins ; il me le tendit pour que j’y mette un glaçon qu’il fit tourner dans le liquide doré. Je me rassis.
« Philippe, pourquoi dis-tu "ça aurait" fait un mois...? Ton histoire avec Marielle est terminée ? »
Il avala une rasade de whisky.
« On ne peut pas mieux dire, mon vieux... Laisse-moi deux minutes, tu veux ? Je vais te raconter ça. »
Je lui laissai deux minutes et tâtai de mon whisky à petites gorgées. Décidément j’aurais mieux fait de reprendre une bière, ou un Gin : jamais je n’avais pu apprécier le whisky, malgré les incitations de Philippe ; c’était un de ses regrets mais j’étais indécrottable. Mon travail, j’avais fait une croix dessus pour aujourd’hui ; je comprenais que Philippe ne s’était pas dérangé pour rien ; s’il était réapparu cet après-midi à l’improviste, après une éclipse de plus d’un mois, c’est qu’il avait besoin de moi. Ce n’était pas pour moi qu’il était venu raconter cette histoire, mais pour lui ; quand quelque chose n’allait pas, fallait toujours qu’il en parle et, en général, c’était à moi qu’il éprouvait le besoin d’en parler. Il ne le faisait jamais directement comme les gens qui viennent chez vous s’épancher interminablement ; avec lui ça transparaissait incidemment au cours d’une conversation, fallait le saisir au vol ; c’est ça qu’il attendait : qu’on le sente et qu’on aille le chercher. Cette fois-ci, au début, j’avais vraiment failli passer à côté ; il m’avait mis dans une telle disposition d’esprit que je n’avais pas cherché à savoir s’il y avait autre chose derrière la relation de cette fameuse histoire qui devait m’intéresser. En pensant à l’accueil que je lui avais réservé et à ma mauvaise humeur, je sentis une pointe de remords à son égard ; mais ça n’a pas d’importance, me dis-je, il aura très bien compris, nous nous connaissons trop.
Philippe reposa enfin son verre et s’alluma une de mes Bastos. Le creux de la vague était passé ; il était prêt à repartir. Il se pencha vers moi, les deux coudes appuyés sur les genoux :
« Ecoute... c’est pas croyable. Jusqu’à présent, si tu veux, c’était rien. Que j’aie rencontré Marielle, qu’elle soit devenue aussi ma maîtresse, ça peut paraître étonnant mais jusque là c’est banal ; c’est après... Il y a une chose tout d’abord qu’il faut que tu saches : Marielle, pour moi, ce n’était pas une simple aventure... J’avais beau ne la connaître que depuis à peine un mois, c’était devenu beaucoup plus sérieux que ça ; pour te dire, j’envisageais même le mariage, tu vois ? Ça te surprend, hein ? C’est pas mon genre... Eh bien pour moi c’était la seule façon de la garder, j’aurais fait n’importe quoi. Ça te paraît aberrant... c’est parce que tu ne la connais pas ; il aurait fallu que tu la voies... »
J’étais de plus en plus mal à l’aise ; je n’aurais pas imaginé que ça avait pris ces proportions-là. J’essayai maladroitement de détendre l’atmosphère, et puis la dernière remarque de Philippe m’avait fait tiquer. Je l’interrompis :
« Dis donc, ce coup-là, Laurent te l’a déjà fait : "Vous ne pouvez pas comprendre... faudrait que vous la connaissiez...". C’est une réaction en chaîne, ton histoire ; j’espère bien que je ne vais pas être le troisième !
— Justement, reprit Philippe l’air abattu, tu as raison. Tu vois, je ne m’en rends même plus compte... Je t’ai déjà dit tout à l’heure que j’avais l’impression de revivre l’histoire de Laurent, eh bien c’est çà : ça va même beaucoup plus loin que tu ne le penses. »
Le ton de Philippe me fit regretter mon incongruité ; je voyais bien qu’il y avait là quelque chose qui le préoccupait sérieusement ; ce n’était pas le moment de plaisanter, il n’allait décidément pas très bien.
« Excuse-moi, dis-je, c’était stupide ; je ne savais pas que c’était si important pour toi. »
Il esquissa un sourire difficile :
« Ça ne fait rien... De toute façon, rassure-toi, tu ne risques plus rien : il n’y aura pas de troisième. »
Dans un éclair de panique j’eus la révélation qui expliquait tout : Merde ! je me suis dit, c’est ça : Laurent a bouzillé Marielle hier ! Il a appris sa liaison avec Philippe et il l’a tuée !
« Qu’est-ce que tu veux dire ? je n’ai pu m’empêcher de demander en m’efforçant de conserver une voix normale.
— Attends, tu verras... » répondit-il tranquillement ; et j’aurais parié qu’ayant deviné ma pensée il prenait un malin plaisir, malgré tout, à se jouer de mon inquiétude. Je ne lui en voulus pas ; c’était plutôt bon signe : quoi qu’il ait souffert dans sa relation avec cette femme, il conservait son souci de conteur et cette volonté que je lui connaissais de maîtriser de bout en bout son récit. "Tant qu’on est capable de raconter correctement que ça ne va pas, c’est que ça ne va encore pas trop mal !", c’était sa formule.
Après un silence, comme absorbé déjà complètement par ce qu’il allait évoquer, il poursuivit :
« Tu verras... Pour le moment, après ce premier jour, je revoyais Marielle tous les soirs. On se donnait rendez-vous Place de la Victoire, au Plana, ou elle passait chez moi ; c’est d’ailleurs chez moi, en fait, qu’on vivait tous les deux : elle n’avait pas voulu me dire non plus où elle habitait, ni où elle travaillait, et je n’avais pas cherché à le savoir, Laurent m’avait bien expliqué. En quoi cela m’aurait-il avancé ? On était extraordinairement heureux comme ça. »
Je comprenais pourquoi Philippe ne m’avait pas donné signe de vie pendant plus d’un mois ; il avait voulu préserver jusqu’au bout cette miraculeuse parenthèse, sans intrusion d’aucun tiers, même les amis. Je lui en fis tout de même le reproche, pour la forme ; je savais ce qu’il allait me répondre :
« Je sais, tu ne m’en voudras pas, je vous ai tous un peu laissés tomber. J’avais l’intention un jour ou l’autre de te présenter Marielle ; de toute façon, il aurait bien fallu... Mais à ce moment-là je n’y tenais pas ; tu comprends cela, non ? »
Je hochai la tête en souriant tandis qu’il continuait :
« ... et puis ça n’était pratiquement pas possible : elle travaillait jusqu’à sept ou huit heures, il nous restait tout juste la soirée... ouais, la nuit aussi bien sûr ! mais tu sais, ça passait vite ; d’un jour sur l’autre, ça a duré comme ça quatre semaines... et voilà : tu ne connaîtras jamais Marielle... Tu me diras qu’il y a eu les week-ends... c’est vrai ; mais ce n’était pas possible non plus, parce que ça, les week-ends, c’était autre chose, tu ne vas pas me croire. Je me demande même après coup comment j’ai pu l’accepter. Tu sais ce qu’elle m’a proposé pour notre premier week-end ? Tiens-toi bien : son île déserte ! Jonculs ! Evidemment elle ne se doutait pas que Laurent m’en avait parlé. Elle m’a présenté cela exactement comme à lui ; ça m’a fait mal, je t’assure. Sur le coup, j’ai cru que tout allait s’écrouler. Je me suis figuré une Marielle complètement différente de celle que je connaissais, le genre mangeuse d’hommes, si tu veux. Je me souvenais de certains détails que m’avait donnés Laurent et ça collait tout à fait. Je me suis mis à trouver suspecte sa facilité à accepter mon invitation le jour où je l’avais abordée. Il lui faut un homme tous les mois, je me disais, et elle nous emmène tous au même endroit pour ses week-ends galants, elle s’en fout, c’est du travail à la chaîne ; je me suis fait avoir comme les autres, comme Laurent. J’ai failli refuser et tout envoyer promener, il en était encore temps ; et puis j’ai accepté, pour voir, en escomptant que je serais plus fort qu’elle, peut-être par faiblesse aussi, je ne sais pas, j’avais déjà peur de la perdre.
— Mais tu n’as pas essayé de la mettre au pied du mur en lui disant que tu savais qu’elle avait déjà emmené Laurent là-bas ?
— Si, évidemment ! mais plus tard. Je m’étais promis de ne rien dire pour garder un avantage sur elle et voir comment elle se comporterait. Mais ça me brûlait la langue. Tu sais, ce n’est pas facile de partir avec une femme qu’on aime en jouant ce petit jeu-là, c’est pas facile, ça gâche tout. Les Liaisons Dangereuses, qu’est-ce que tu veux, c’est pas mon truc... Je n’ai pu m’empêcher de le lui dire ; on était à peine sur l’autoroute. Ça ne l’a pas gênée du tout ; au contraire : elle m’a expliqué. Il n’y avait pas une demi-heure qu’on roulait ; je ne pouvais plus parler de quoi que ce soit avec ça entre nous ; tout sonnait faux ; alors je lui ai demandé si Jonculs c’était pas justement cette petite plage où elle était déjà allée avec Laurent. Elle a seulement paru un peu surprise parce que j’avais évité jusqu’alors la moindre allusion à Laurent.
"Ah bon ? Laurent t’en a parlé ? a-t-elle fait en me jetant un regard rapide tout en conduisant. Je ne savais pas. Hé bien, oui, c’est la même. T’aurais voulu qu’on aille autre part ?
— Non, non, j’ai menti ; c’est toi qui as choisi. De toute façon il paraît que c’est paradisiaque, on n’aurait pas trouvé mieux... C’est pour toi... Ça ne te gêne pas de m’emmener où tu allais avec lui ?
— C’est bien pour ça qu’on y va."
Sa réponse me laissa stupéfait. Elle gardait les yeux fixés sur la route : on doublait à plus de cent cinquante une file de caravanes et de poids lourds. Je ne pouvais lire aucune expression particulière sur son visage dont je n’avais qu’un profil, doré par le soleil couchant. J’attendis que nous ayons repris la voie de droite et ralenti un peu l’allure pour demander une explication :
"Je ne comprends pas, Marielle, je ne comprends pas ce que tu veux dire..."
Elle tourna vers moi dans le soleil un visage rayonnant d’un amusement à peine contenu. Elle jouait visiblement de mon désarroi, mais avec une telle tendresse dans les yeux que je ne savais plus quoi penser.
"Je préférerais que tu regardes la route", j’ai quand même dit.
Elle a regardé la route.
"Tu sais, Philippe, j’ai divorcé il y a cinq ans...
— Je ne savais pas, je lui ai répondu sans voir le rapport avec Jonculs.
— Oui, c’est vrai que je ne t’ai jamais parlé de moi... Je ne pensais pas que c’était nécessaire... Enfin, voilà, j’ai divorcé. — Sa voix au débit si vif et chantant perdait peu à peu sa couleur — J’ai divorcé d’un homme que j’aimais ; ce n’est pas moi qui ai voulu ce divorce, j’ai été... abandonnée, si tu veux. Je n’ai jamais aimé personne comme ça depuis, pardonne-moi, Philippe. Cet homme, c’est à Jonculs que je l’ai rencontré, en vacances, quand j’étais encore étudiante ; et c’est à Jonculs que nous sommes retournés pour notre voyage de noces, notre lune de miel comme on dit... Tu commences à comprendre maintenant ? C’est là que j’ai connu les plus beaux moments de ma vie, un bonheur comme on ne peut pas l’imaginer... C’est un endroit fétiche pour moi, Jonculs, le plus bel endroit au monde ; tu comprends ?
— Je comprends, je lui ai dit ; mais je pense que tu as tort : il ne faut jamais revenir dans des endroits comme ça, c’est malsain ; et de toute manière c’est voué à l’échec ; tu seras toujours déçue ; quel homme pourrait être à la hauteur d’un endroit comme ça ?
— Il y en a un..., fit-elle.
— Il y en avait un, mais il est parti... Je ne vois pas ce que tu espères en emmenant là-bas Laurent ou moi... ou d’autres.
— Tout ! lâcha-t-elle dans un éclat de voix ; j’espère tout ! J’espère retrouver ce que j’ai perdu ; c’est pour ça que j’y ai emmené Laurent, c’est pour ça que nous y allons ce soir ! J’essaye... j’essaye de reconstituer les conditions de mon premier amour..."
Je passai un bras autour de ses épaules.
"Tu es folle, Marielle..."
Dans la lumière d’un crépuscule qui tombait peu à peu, je pus voir qu’elle pleurait en silence. Nous avons continué à rouler comme ça un bon moment. Tard dans la nuit nous sommes arrivés à Jonculs.
Inutile que je te raconte comment ça s’est passé là-bas ; je l’ai déjà fait : la chambre blanchie à la chaux au-dessus du patio, les bains matinaux et les petits déjeuners sous les arbres parmi les fleurs, je t’ai déjà dit tout ça à propos de Laurent. Ça s’est passé exactement de la même façon, mais je ne m’en souciais plus ; c’était moi, maintenant, seulement moi et Marielle. Je m’étais aisément persuadé d’accepter ses explications, bien qu’elles mettent à rude épreuve ce que je croyais avoir d’amour-propre. Serai-je capable de lui donner ce qu’elle attendait ? Capable, oui, bien sûr ; le problème c’est que j’ignorais ce qu’elle attendait au juste, ou plutôt je savais que personne, pas moi plus qu’un autre, n’était susceptible de le lui donner. Mais ça n’avait pas d’importance ; je me sentais gonflé d’une confiance en moi euphorique : je lui apportais autre chose ; j’espérais le lui faire comprendre et qu’elle voudrait bien l’accepter. C’est bizarre comme on peut s’aveugler lorsque ça vous arrange ; je ne voyais pas, dans cette situation, ce qui aurait dû me paraître évident. La réflexion et le doute n’avaient plus de place dans ces journées-là, trop exceptionnelles ; on se laissait emporter par l’intensité de l’instant. Tu n’aurais pas réagi autrement toi non plus, personne n’aurait réagi autrement. D’autant moins que Marielle était extraordinaire : je ne sais pas comment elle vivait au fond d’elle-même ces sortes d’expériences amoureuses qu’elle avait provoquées, en tout cas elle y jouait son rôle avec une spontanéité et un abandon étonnants. Au retour de ce premier week-end j’avais complètement oublié son mari et Laurent ; elle avait tout fait pour que j’aie l’impression qu’elle aussi les avait oubliés.
Nous sommes retournés à Jonculs les deux week-ends suivants ; nous ne revenions que le lundi soir. Tu vois pourquoi je n’ai pas eu le temps de passer...
— Ce n’était pas un reproche, j’ai dit. Pour être franc, j’ai même préféré ça : j’ai pas mal travaillé ces temps-ci. Je t’en ressers un ? »
Je tenais déjà la bouteille au-dessus de son verre et lui versai sa dose habituelle. Ce n’était pas que je tienne à boire — de toute façon j’avais l’intention d’aller me chercher un Perrier — mais j’avais besoin d’une pause ; lui aussi sans doute. Je l’ai laissé seul avec son verre pour aller prendre mon Perrier. Il n’y avait plus de glace au frigo et celle que j’avais apportée tout à l’heure dans un bol était depuis longtemps revenue à sa nature première. J’allai relever un peu le store pour laisser entrer la lumière maintenant que le soleil était bien descendu. Je me rassis et tendis mon paquet de Bastos à Philippe avant d’en prendre une. Après ce qu’il venait de me dire et ce long silence il fallait un geste pour recommencer à parler, un de ces gestes qu’on voit dans les films. Je lui offris du feu, allumai aussi ma Bastos et en tirai une bouffée.
« Dis-moi, tu as revu Laurent après ça ? »
Philippe mit un certain temps à me répondre. Calé au fond du fauteuil, il tira deux ou trois fois sur sa cigarette.
« Je l’ai revu. » Après un silence il reprit :
« J’aurais pu l’éviter ; il suffisait de ne pas retourner au Plana ; c’est ce que j’ai fait par la suite ; mais au début j’ai cédé à la tentation d’une sorte de jeu équivoque ; j’étais curieux de le revoir en rival malheureux et qui ignorait qu’il l’était. Tu vois comme on est salaud, tout de même ! Je l’ai payé cher depuis. Je lui avais soufflé Marielle, sachant très bien ce qu’elle représentait pour lui, et je m’étais servi pour ça de tout ce qu’il m’avait confié. Il n’y avait pas de quoi être fier ! et je ne l’étais pas vraiment non plus, tu me connais. Je me suis donné bonne conscience avec l’intention vague de le mettre au courant, mais quand je l’ai revu je n’en ai pas eu le courage. Il était là, à onze heures, toujours assis à ma place évidemment, et j’ai pensé cyniquement qu’en fait, depuis huit jours, je lui avais pris la sienne. Toujours dans son veston de tweed et devant son Mandarin curaçao ; un sourire s’est élargi sur son visage mal rasé lorsqu’il m’a vu entrer. Il m’a tendu une main confiante :
"Ça me fait plaisir, Philippe ; vous commenciez à me manquer !"
Je me suis assis à sa table et j’ai tâché de me mettre à l’unisson :
"Vous aussi, Laurent... Vous n’étiez pas au rendez-vous la semaine dernière... Je suis venu mardi ou mercredi, je ne sais plus, je ne vous ai pas trouvé.
— Je sais. J’ai fait quelques entorses à la règle ces temps-ci. Ça ne vous arrive pas à vous ? J’ai l’impression que vos apparitions ne sont plus aussi régulières..."
Dans ses yeux, qu’il laissa longuement plongés dans les miens, je crus lire un soupçon d’ironie, mais c’était impossible ; ils semblaient seulement plus clairs et plus animés que je ne l’avais remarqué auparavant. Il va mieux, me dis-je avec un obscur soulagement, il commence à se faire à l’idée que Marielle l’a laissé tomber.
"J’étais très pris moi aussi, j’ai fait, mal à l’aise. Et vous, comment ça va ? Toujours pas de nouvelles de Marielle ?"
Je me rendis compte aussitôt que j’employais le nom de Marielle avec une familiarité suspecte ; après tout Laurent ne l’avait prononcé devant moi qu’une fois ou deux, j’aurais pu à la limite ne pas même le retenir ; il aurait fallu trouver une autre formule pour parler de son amie. Il fit non rapidement de la tête :
"Aucune. Je ne sais même plus pourquoi je viens ici ; ça m’occupe, je viens tous les matins sans me poser de questions. Je crois que je ne l’attends même plus. Vous savez, Philippe, je n’en peux plus..."
Il s’était penché vers moi en baissant la voix sur sa dernière phrase. Il paraissait vraiment au bout du rouleau. Je ne sais pas ce qui m’a pris, je me suis senti tout à coup très proche de lui, comme d’un vieil ami. Nous nous connaissions pourtant à peine : une heure ou deux de bavardage au café. C’est un partage, l’amitié, ai-je pensé ; peu d’amis peuvent se vanter de partager ce que nous avons en commun lui et moi. L’image de Marielle vint se présenter à mes yeux ; j’étais heureux et lui pas. Un sale rôle que j’avais là que tenter de le réconforter comme je m’entendis le faire :
"Oubliez-la, Laurent ; ça n’a pas de sens d’attendre comme ça. Vous vous gâchez la vie. Vous avez une librairie à monter, des mois de travail devant vous ! Lancez-vous là-dedans ! Vous verrez que ça ira mieux... On ne saura jamais pourquoi Marielle n’est pas venue, mais cette histoire est finie, c’est clair. Vous ne pouvez que vous faire du mal à espérer encore..."
Enfin, tu vois le genre d’argumentation ; ce qu’on dit dans ces cas-là, quoi, en sachant pertinemment que l’autre ne pourra pas l’entendre. Laurent écoutait. De temps à autre il acquiesçait en hochant la tête, comme le môme à qui on fait la leçon ; et puis soudain il m’a pris de court :
"Dites-moi franchement, Philippe, qu’est-ce que vous pensez d’une fille comme Marielle ?"
Une fraction de seconde j’ai cru qu’il savait tout ; puis j’ai compris que sa question devait être tout à fait innocente ; c’était celle qu’il n’arrêtait pas de se poser ; il souhaitait simplement avoir mon avis, un point du vue extérieur.
"Que voulez-vous que j’en pense, j’ai dit ; ni du mal ni du bien. D’après ce que vous m’avez raconté c’est une femme qui ne doit pas manquer de succès ; maintenant pour ce qui est de son attitude envers vous, je peux difficilement me faire une opinion, tout est possible...
— Oui, c’est vrai, reprit-il, excusez-moi ; je ne sais pas pourquoi je vous ai demandé ça... Je suis tellement désemparé vous comprenez... Vous êtes la seule personne ici à qui je puisse en parler."
Il dut s’interrompre : le patron était planté là, à côté de nous, pour prendre ma commande. Il s’appuyait des deux mains sur la table et m’adressa un clin d’oeil égrillard :
"Alors, M’sieur Philippe, ça va comme vous voulez ? Ce sera toujours la même chose ?
— C’est ça, Francis", fis-je un peu sèchement pour l’éloigner.
Il se rendit tout de même compte que je n’avais pas l’humeur à la gaudriole et rejoignit son comptoir visiblement déçu.
Je suis resté avec Laurent le temps de boire mon whisky et j’ai trouvé un prétexte pour le quitter plus tôt que d’habitude. Tout ce que je pouvais lui apporter, c’était la certitude que Marielle l’avait définitivement quitté, à cause de moi. Il aurait bien fallu qu’il le sache un jour, mais je ne trouvai pas le biais pour lui en parler cette fois-là. Notre tête-à-tête en devenait insupportable ; je préférai l’écourter. Laurent en était rendu au point où peu lui importait que je parte ou que je reste ; il m’avait déjà tout dit et moi je ne pouvais rien lui dire. Je me suis levé et lui ai serré la main. Je l’ai laissé seul devant son verre vide. J’ai traversé la salle en évitant le regard de Francis dont les joyeuses indiscrétions m’horripilaient. Une fois dehors j’ai entrevu malgré moi, dans l’éclair pivotant de la porte vitrée, les yeux de Laurent qui m’avaient suivi depuis la pénombre du fond. Je suis parti dans le mauvais sens, vers le Cours de l’Argonne, en pressant le pas et j’ai dû faire tout le tour de la place pour rejoindre la rue Sainte Catherine sans passer de nouveau devant Le Plana.
C’est l’avant-dernière fois que j’ai vu Laurent. Dans les quinze jours qui suivirent je ne suis pas retourné au café à cette heure-là. Après avoir un peu traîné j’ai trouvé un petit bar dans la rue Sainte Catherine pour y travailler. Comme tu l’imagines, je ne pouvais rien y faire, je n’étais pas dans mon élément, je n’avais jamais la place qui me convenait, puis je pensais à Laurent, là-bas, qui devait attendre tout seul ; et peu à peu le besoin me venait d’aller attendre avec lui ; une idée absurde puisque je savais bien, moi, que personne ne viendrait. Evidemment je n’y suis pas allé, mais ça me trottait constamment dans la tête et si cette situation avait duré plus longtemps, je ne dis pas que je n’aurais pas fini par céder. Tu vois un peu le tableau : Laurent et moi, tous les jours, attendant une Marielle qui ne viendrait jamais ! Tu vois ça ? C’est dingue, non, ce qu’on peut être amené à faire ? Et je t’assure que je n’en étais pas loin ! Ce qui me soutenait c’était que Marielle, moi, je la voyais tous les soirs. Je m’arrangeais pour arriver toujours le premier à notre café de manière à la voir entrer, svelte et élégante, et se diriger vers moi. J’attendais et elle venait ; tous les soirs. Je m’installais à ma place, généralement libre à cette heure-là. Il n’y avait que le regard narquois de Francis qui entachait chaque fois mon plaisir : depuis que je l’avais battu froid, l’autre jour avec Laurent, il s’abstenait de toute intervention déplacée mais m’accueillait avec toujours le même sourire mielleux qui en disait long, le sourire qu’il octroyait aussi maintenant à Marielle. Je me réjouissais qu’il ignore tout des relations qu’elle avait entretenues avec Laurent ; il croit tout savoir du haut de son comptoir, je me disais, en fait il ne sait rien. Je crois que j’avais fini par le haïr... Non, pour être franc, ce n’était pas réellement après Francis que j’en avais ; il faisait son boulot comme un autre après tout, et son boulot l’amenait à observer les allers et venues de ses clients. La vérité c’est que j’aurais tout simplement préféré que nous nous donnions rendez-vous ailleurs Marielle et moi. Chaque soir, lorsque j’entrais ici, j’appréhendais de voir Laurent assis au fond ; j’avais beau savoir qu’il ne venait que le matin, chaque fois que je poussais la porte, encore ébloui par la luminosité de la rue, il me semblait le reconnaître parmi les formes sombres installées sur la banquette. Et même une fois à ma place favorite, complètement rassuré, je ne pouvais m’empêcher de sentir qu’il s’était assis là lui aussi, exactement à cette place, quelques heures auparavant, pour attendre vainement Marielle qui allait venir me rejoindre d’un instant à l’autre maintenant. Dès les premiers jours j’en avais parlé à Marielle, je lui avais proposé de nous retrouver ailleurs, dans mon nouveau bar de la rue Sainte Catherine justement.
"Laurent ? m’avait-elle répondu d’un petit ton désinvolte, il n’y a aucun risque qu’il vienne ici à cette heure, tu ne le connais pas.
— Je sais bien qu’il ne viendra pas, avais-je insisté, mais ça me gêne tout de même ; j’ai toujours l’impression qu’il est là entre nous... et puis j’en ai assez de supporter les clins d’oeil entendus de ce patron de bistrot débile à chaque fois que tu arrives. Je voudrais un endroit neuf, Marielle, vraiment à nous, où personne ne nous connaisse."
Elle avait refusé sans explication :
"Moi je préfère qu’on reste ici, ça me plaît bien ici."
J’avais pris ça pour un caprice sentimental sans importance. On en était restés là. »
Philippe s’était tu. Je le sentais parvenu au point douloureux de son histoire. Je l’écoutais depuis trop longtemps et ce qu’il m’avait appris de sa vie au cours de ces dernières semaines m’avait tellement surpris que pendant un long moment je fus incapable de prendre la parole à mon tour. J’essayais de les imaginer, lui et Marielle, au café, dans la rue marchant côte à côte, ou chez lui le soir, dans l’apprentissage de leur récente intimité. Je le laissai s’enfoncer dans sa méditation silencieuse. Sans doute évoquait-il comme moi des images qui prenaient déjà pour lui la teinte douce-amère du souvenir. Sans en connaître les circonstances ni la raison, j’avais deviné que son aventure avec Marielle avait pris fin depuis peu ; en me la racontant il venait d’une certaine manière de la revivre et je n’osai hâter le récit de l’ultime épisode qu’il avait jusqu’à présent différé. Ce silence dura bien une minute ou deux. Dans les derniers rayons obliques du soleil Philippe levait de temps à autre les yeux vers moi et nous échangions un rapide regard sans signification précise.
Tout à coup, comme à l’issue d’un tortueux débat intérieur, il reprit :
« De toute façon, tu sais, je n’aurais rien pu faire ; tout était déjà joué mais je ne le savais pas. C’est cela peut-être qui a été le plus pénible : on a l’impression d’agir, on réfléchit, on se démène ; et lorsqu’on a pris enfin la décision qui s’impose, on s’aperçoit qu’elle ne sert plus à rien, que c’était perdu d’avance. Tu n’as jamais ressenti ça, toi ? Il n’y a rien de pis. »
Je devais avoir un air plutôt stupide car il a aussitôt continué avec un regain d’animation :
« C’est vrai, tu ne sais pas de quoi il s’agit ; excuse-moi. Je me laisse emporter et je fais comme si tu étais au courant de tout. En fait on n’en est pas restés là, Marielle et moi. Je t’ai dit quelles étaient mes intentions à son égard ; je ruminais ça dans ma tête depuis notre dernier week-end à Jonculs. Pendant ces deux jours-là ce fut parfait entre elle et moi. Je ne doutais plus que sa fantaisie d’adolescente romantique — revenir sur les traces de son premier amour et tout ça — soit complètement oubliée. C’était notre plage à nous maintenant Jonculs, il n’était plus question de "l’île déserte". Au retour, lundi soir, c’était moi qui conduisais. Nous avions passé toute la journée au soleil et dans l’eau. Peu après Toulouse Marielle s’était endormie sur mon épaule. Moi je prenais garde à ne pas me laisser engourdir par le ronronnement du moteur. C’est à ce moment-là que j’ai décidé de lui proposer de nous marier. Tu sais comment ça se passe sur les autoroutes : on n’a rien d’autre à faire que penser, on retourne cinquante fois la même chose dans sa tête. Le mariage, moi, t’imagines bien que je n’y tiens pas en tant que tel ; mais c’est bizarre, je me figurais qu’en l’épousant j’effacerais définitivement l’existence de ce premier mari, que je me substituerais à lui si tu veux... Et puis, à notre âge, pourquoi pas ?... Je ne me souviens même plus d’avoir conduit pendant ces deux cents derniers kilomètres. Lorsque Marielle s’est réveillée il faisait déjà nuit et ma décision était prise. Elle s’est redressée ; s’est tapoté les cheveux dans le miroir de courtoisie.
"Ouh, là, là... je crois que j’ai dormi... a-t-elle dit comme pour elle-même en se laissant aller sur son siège, on arrive ?"
Sa voix avait déjà retrouvé sa vivacité habituelle.
"Presque", lui ai-je répondu.
Je la sentais heureuse près de moi ; j’étais confiant. J’attendis quelques minutes pour lui parler. Elle regardait la nuit creusée par le faisceau des phares ; ceux que nous croisions, de plus en plus nombreux, faisaient virer son visage à intervalles réguliers d’un éclat dur à la douceur de l’ombre. Nous approchions de Bordeaux ; les panneaux verts fluorescents des sorties d’autoroute se succédaient. Je n’ai rien dit de mes projets de mariage. Je lui ai seulement demandé si nous ne pourrions pas vivre ensemble au lieu de nous retrouver tous les soirs au café. Elle ne répondait pas. Je ne parvenais à rien deviner de son expression durant les brefs coups d’oeil que m’autorisait la conduite. Je lui dis qu’il faudrait informer Laurent maintenant, qu’il n’était pas normal qu’il continue d’attendre ainsi, moi de toute façon je ne le supportais plus, il était temps de le mettre au courant. D’une voix étrangement mesurée, elle a seulement dit :
"Tu as raison, il est grand temps."
Elle n’a rien ajouté. Pour moi l’essentiel était qu’elle ne dise pas non, mais je n’éprouvai pas vraiment le soulagement que j’avais espéré ; le ton lointain de Marielle m’avait mis mal à l’aise ; pourtant je l’expliquais très bien par ce qu’avait de pénible pour elle la perspective de cette démarche auprès de Laurent et je lui proposai la meilleure solution à mes yeux, la plus honnête : on irait voir Laurent tous les deux, ensemble, puisque nous avions chacun des torts envers lui, et on lui dirait ce qu’il en était. Elle accepta sans difficulté ; je suppose qu’elle aussi préférait ne pas se trouver seule devant Laurent dans une situation pareille, et après tout nous étions tous les deux plus ou moins responsables de ce qui lui arrivait. En entrant dans Bordeaux nous étions d’accord pour aller Place de la Victoire le lendemain matin.
Cette nuit-là je l’ai ramenée chez moi ; et je n’ai rien regretté, tu sais.
— Mais le lendemain, Philippe, c’était aujourd’hui ! » me suis-je exclamé sous le coup de la brusque prise de conscience que nous étions en plein coeur de l’histoire de Philippe. « Tu veux dire que c’est ce matin que vous avez vu Laurent ?
— A onze heures, oui, reprit-il les yeux fixés sur le tapis. Tout cela n’est terminé que depuis quelques heures... C’est pour ça que je suis venu t’empêcher de bosser. Je suis rentré chez moi vers midi mais je tournais en rond, je n’ai même pas pu me faire à manger. Alors je suis ressorti me balader un peu, et ça m’a mené chez toi. Ça lui fera un bon sujet, je me suis dit, et j’ai sonné », ajouta-t-il en s’efforçant de m’adresser un de nos anciens sourires complices.
Je me suis traité d’imbécile pour la façon dont je l’avais reçu tantôt ; je n’avais rien compris ; et voilà qu’il s’excusait presque maintenant de m’avoir dérangé ! Il s’était tu de nouveau, perdu sans doute dans l’évocation de cette rencontre ou peut-être de la nuit qui l’avait précédée. C’était le moment de l’aider à sauter le dernier obstacle :
« T’as bien fait, je lui ai dit. De toute façon tu sais bien que tu ne me déranges jamais. Mais je n’arrive pas à comprendre ce qui s’est passé ce matin : tu as annoncé à Laurent que tu allais vivre avec Marielle ? Il a mal réagi ?
— Même pas ! Je n’ai même pas eu le temps ; il n’en a pas été question. C’est incroyable, tu sais, rien ne s’est passé comme prévu ; j’avais pourtant envisagé toutes les réactions possibles de Laurent, sauf ça : il n’a pas eu l’occasion de réagir, il n’y a rien eu à quoi réagir pour lui. Tu parles ! C’est moi qui ai dû réagir !... File-moi donc une autre Bastos (je lui tendis mon paquet et du feu). Marielle est venue me chercher à onze heures à la maison ; nous voulions être certains d’arriver ensemble. Tout était normal. C’est sûr qu’on n’allait pas à une partie de plaisir, elle était peut-être un peu tendue, moi aussi, je ne savais pas trop comment aborder Laurent avec Marielle au bras, tu te rends compte ? Pas besoin de faire des présentations, naturellement ! Je pensais plus ou moins lui dire que je l’avais retrouvée par hasard et qu’elle avait décidé de le quitter pour vivre avec moi ; et amener ça en douceur si possible : elle voulait déjà le quitter avant de me connaître puisqu’elle n’était jamais venue au rendez-vous... C’est à peu près comme ça que les choses auraient dû se passer jusqu’à ce que nous arrivions chez Francis. J’ai poussé la porte pour laisser entrer Marielle et, le temps de m’habituer à la pénombre, j’ai aperçu Laurent assis au fond. Lui ne nous avait pas encore vus. Marielle m’attendait en maintenant la porte et nous nous sommes approchés de sa table. C’est à ce moment-là qu’il a levé les yeux. A peine surpris il a regardé Marielle, puis moi, et s’est mis à sourire. Un peu étonné j’allais lui dire bonjour quand Marielle est intervenue la première :
"Philippe, je te présente Laurent, mon mari..."
Elle avait dit ça en faisant chanter exagérément sa voix avec un geste élégant de la main comme pour une présentation mondaine.
"Ton mari ! Tu veux dire l’homme de Jonculs, celui dont tu as divorcé ?... C’était lui ?
— On n’est pas vraiment divorcés, tu sais ; seulement un peu séparés..."
Je découvris en une seconde tout ce que pouvait receler l’éclat étrange de ses yeux verts.
"Assieds-toi, a-t-elle repris. On a tout de même pas mal de choses à se dire tous les trois, non ?"
Et je me suis assis ; sur la banquette, aux côtés de Laurent. Elle a pris place en face de nous comme si de rien n’était. Laurent m’a tendu la main de son air triste :
"Alors comme ça, c’est tombé sur vous ? Je suis désolé, Philippe..."
Je n’ai pas compris tout de suite ce qu’il avait voulu dire. Je me remettais du choc que m’avait causé la révélation de Marielle et je tentais d’adapter mes projets à cette information nouvelle ; après tout ça ne changeait pas grand-chose : que Marielle soit légalement divorcée ou pas, que Laurent soit son ancien mari et non pas son amant, ça revenait au même ; quelques complications supplémentaires et c’est tout ; il fallait tout de même faire part à Laurent de la décision que nous avions prise Marielle et moi. Je crus naïvement qu’il venait de m’en fournir l’occasion et fus d’autant plus gêné qu’il paraissait s’en excuser. Je m’entendis faire assaut de grandeur d’âme, mais je te jure que c’était vraiment sincère :
"Non, c’est moi qui suis désolé, Laurent. J’aurais dû vous prévenir plus tôt..."
Ce n’est pas allé plus loin. Je comptais que Marielle interviendrait à ce moment-là pour lui expliquer, mais elle ne disait rien ; elle se contentait de nous regarder tous les deux avec une intense vivacité. Je me suis même demandé si ça ne l’amusait pas. Laurent me fixait d’un air absent ; il semblait aussi embarrassé que moi. On est restés comme ça un bon moment.
— Mais enfin, Philippe, je lui ai dit interloqué, tu n’as pas trouvé suspecte toute l’histoire que Laurent t’avait racontée ? S’il était marié avec Marielle, leur rencontre au café, le rendez-vous, tout ça ne tient plus debout !
— Sur le coup je n’y ai pas pensé. Tu sais, lorsqu’on a une idée en tête, il arrive qu’on ne voie pas un truc énorme à côté. Moi, depuis la veille, je ne pensais qu’à la façon dont je pourrais annoncer la nouvelle à Laurent. Quand Marielle a dit qu’ils étaient mariés, je n’ai pas pu sortir de ce schéma-là. Ça changeait seulement un peu les données du problème, c’est tout. Evidemment toi, tu vois ça de l’extérieur, ça t’a tout de suite accroché. Et puis d’ailleurs c’est plus compliqué que tu ne crois ; en fait l’histoire de Laurent tenait parfaitement debout, c’est ça le plus étonnant, pas qu’ils soient mariés. »
Philippe s’interrompit pour écraser son mégot dans le cendrier de la table basse. Avant de se redresser il ajouta d’une voix plus sourde :
« J’ai pris un sacré coup, tu sais, le coup le plus dur de ma vie. »
Je l’entendis souffler fort, peut-être le reste de la fumée, puis il continua :
« C’est Laurent qui a rompu le silence le premier ; il a posé la main sur mon bras dans un geste de sollicitude discrète :
"Vous savez, Philippe, je n’ai rien à vous reprocher... Vous avez dû comprendre que j’aime Marielle ?
— Et moi j’aime Laurent, je l’ai toujours aimé, ai-je entendu dire à Marielle la voix vibrant d’une imperceptible exaltation. Excuse-moi, Philippe... Souviens-toi que je t’avais prévenu en allant à Jonculs."
Au regard qu’ils échangèrent à ce moment-là je pus mesurer combien tout cela était vrai.
"Mais je ne savais pas qu’il s’agissait de Laurent ! je me suis écrié dans la débâcle de tous mes projets.
— Qu’est-ce que ça change, maintenant ?" a fait Marielle très calme.
Effectivement ça ne changeait plus rien, pour moi du moins, Marielle avait raison. Je suis resté quelques instants abasourdi sans pouvoir répondre. Je crois que j’ai perdu complètement conscience de ce qui se passait autour de moi et de ce qu’ils pouvaient faire l’un et l’autre. C’est seulement ensuite que m’est venue la réaction que tu as eue tout à l’heure, et ils m’ont fait à peu près la même réponse que celle que je t’ai donnée. J’étais exaspéré, désespéré, enfin tout ce que tu voudras, et même bafoué dans mon amour-propre par ce retournement de la situation. J’ai pris Laurent à partie, tâchant de garder mon sang-froid, mais je sentais bien que ma voix me trahissait :
"Si je comprends bien, Laurent, vous m’avez fait marcher depuis la début : l’idylle avec Marielle, la librairie et tout ça, c’était de la foutaise ! Et moi qui vous plaignais de faire le poireau ici tous les jours ! Ca, on peut dire que vous êtes fort, tenir le rôle comme ça pendant des semaines, chapeau ! Vous êtes fort ! En revanche, je suis peut-être idiot, mais je n’en vois vraiment pas l’intérêt. Ça vous amusait de vous foutre de moi, ou quoi ?"
Il m’a laissé terminer sans sourciller, comme s’il acceptait d’avance tous mes reproches. Marielle aussi se taisait ; malgré son hâle, elle était devenue un peu plus pâle. Puis il me répondit d’une voix très calme, très lente, comme on parle à quelqu’un qu’on voudrait ménager :
"Ecoutez, Philippe, vous vous trompez complètement. Tout ce que je vous ai raconté était vrai, c’était ce que je vivais à ce moment-là ; et je ne cherchais à jouer aucun rôle, croyez-moi ! La seule chose que je vous ai cachée, je ne sais même pas pourquoi, c’est que Marielle était ma femme, mais ça n’avait aucune importance alors, pas pour vous. On était séparés depuis cinq ans ; je ne l’avais jamais revue jusqu’au jour où je l’ai retrouvée ici-même, par hasard comme je vous l’ai dit, à l’occasion de la Foire du Livre. Et ça a recommencé avec elle, exactement comme je vous l’ai dit ; je ne savais même pas où elle habitait, nous avions rendez-vous ici. Marielle est comme ça... vous la connaissez suffisamment maintenant. Et c’est vrai que j’ai vendu ma librairie pour la rejoindre et que je l’ai attendue ici tous les jours. J’en étais là quand nous nous sommes rencontrés. Mais je savais qu’elle viendrait, je savais même qu’elle était avec un autre homme, je m’en doutais. Evidemment j’ignorais que c’était vous, ça c’est la pure coïncidence, une coïncidence malheureuse que je regrette, car vous m’avez bien aidé, vous savez Philippe ; sans vous je ne serais peut-être pas là aujourd’hui ; vous nous avez sauvés..."
Que voulais-tu que je fasse ? Ses explications m’avaient complètement désarmé. Il me restait une espèce de fureur rentrée que je ne pouvais plus exercer contre lui ; non, pas même de la fureur, de la stupéfaction plutôt. Tu sais, quand on dit qu’on tombe de haut ? C’est exactement ça : il y a toute une énergie, d’un seul coup, qui se trouve sans raison d’être. Laurent me regardait avec sympathie, presque avec reconnaissance, moi qui étais venu lui prendre sa femme ! Marielle nous observait, impassible. Je me suis tourné vers elle ; je n’y comprenais plus rien :
"Mais toi, Marielle, tu étais au courant de tout ! Tu savais depuis le début que je connaissais Laurent ! Et tu nous as menés en bateau comme ça tous les deux pour le plaisir ? Parce que vous savez, Laurent, j’ai eu droit à Jonculs, à "l’île déserte" et tout ça. D’ailleurs c’était parfait, vous êtes bien placé pour le savoir !
— Je ne t’avais pas caché pourquoi nous allions à Jonculs, a dit Marielle.
— Non, mais tu m’as clairement laissé entendre que c’était une histoire ancienne !
— Et c’était une histoire ancienne... jusqu’à ce que je retrouve Laurent."
Je ne savais plus où j’en étais. Je me sentais embarqué dans une banale querelle de ménage devant Laurent qui comptait les points et je n’y pouvais rien. Quelque part en moi ça disait qu’il faudrait arrêter ça, ce règlement de comptes ridicule qui n’avait pas d’issue, et chercher un comportement plus digne pour partir en beauté. Mais j’ai continué :
"Enfin, Marielle, tu l’avais bien retrouvé, Laurent, quand on s’est connus ! Qu’est-ce que ça veut dire ? Qu’est-ce que j’ai fait là-dedans, moi ?" j’ai crié, exaspéré, sans me soucier de Laurent ou de Francis qui devait tendre l’oreille là-bas, intrigué par notre conversation à trois. Pour la première fois Marielle m’a regardé avec une vraie tendresse ; elle a dit d’une voix presque inaudible que je n’ai pas reconnue :
"J’avais besoin de toi, Philippe, ça ne peut pas s’expliquer... Je voudrais seulement te remercier pour ce que nous avons connu ensemble ; et te demander de me pardonner... Maintenant il faut oublier."
Comme je restais sans répondre je sentis la main de Laurent de nouveau sur mon bras :
"Ne vous inquiétez pas, Philippe, dit-il en tournant doucement la tête de droite et de gauche ; elle est un peu folle... Mais moi aussi, ajouta-t-il avec un sourire, alors, nous deux, ça ira... Tenez, on prend un dernier Mandarin et un dernier whisky ?"
J’acquiesçai d’un signe de tête et c’est lui qui passa la commande.
"... et une menthe à l’eau pour Madame", j’ai lancé à Francis avant qu’il ne s’éloigne.
Nous avons bu nos consommations presque sans parler. Je voyais Marielle en face de moi chaque fois que je levais mon verre ; elle ne cherchait pas à éviter mon regard. J’étais redevenu tout à fait calme. J’ai demandé à Laurent ce qu’il comptait faire et il m’a répondu que ses projets n’avaient pas changé : il allait se remettre en quête d’une librairie et s’installer avec Marielle. Elle n’a dit ni oui ni non. Il tenait absolument à ce que nous nous revoyions, mais j’ai refusé : "Je crois que Marielle a raison, je lui ai dit, faut oublier." J’ai payé et je suis sorti en laissant Francis perplexe. J’ai essayé de ne pas me retourner lorsque la porte s’est fermée. »
Il s’est tu, et le silence a duré jusqu’à ce qu’il fasse mine de se lever en posant les mains sur ses cuisses :
« Eh bien voilà ! Tu sais tout... Ça en valait la peine, non ?
— Cette fille-là est une garce », ai-je fait sans réfléchir.
Ça l’a fait bondir :
« Ah, non ! Je ne veux pas qu’on pense ça ! Tout ce que tu voudras sauf une garce !
— Je ne te comprends pas, Philippe.
— Moi non plus », a-t-il répliqué durement.
Le soleil avait fini de disparaître. C’était l’heure la plus agréable pour un apéritif dans le jardin. J’ai proposé à Philippe de rester dîner avec moi, mais il s’est levé :
« Non, je te remercie, je ne peux pas : je suis invité chez les Brady ; ça me barbe mais je vais y aller quand même.
— Ça ira ? j’ai demandé en me levant à mon tour.
— Pour ce soir, ça ira... »
Je l’ai raccompagné à la porte et on s’est serré la main sur le seuil.
« Bon, maintenant, à toi de jouer ! m’a-t-il dit. Moi je t’ai fourni toute la matière…
— Ne dis pas de bêtises, Philippe, j’ai répondu ; on ne travaille pas la chair à vif... surtout celle des copains. »
Il a souri :
« Oh, c’est ce qu’on dit... dans un premier temps... Enfin, sois tranquille : je ne te réclamerai pas de droits d’auteur... »

P.-S.

© Georges-André Quiniou.

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