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L’allée de la paix 

jeudi 27 septembre 2012, par Raymond Penblanc

Azra ne s’était pas contentée d’examiner la hauteur et la grosseur des troncs, leur écorce luisante et lisse. Elle avait vérifié également que les branches portaient un assez grand nombre de fleurs en boutons, dont elle avait testé la vigueur en tirant dessus. Puis, satisfaite de son choix, elle avait empoigné le pot en plastique noir qu’elle avait traîné derrière elle sur quelques mètres, jusqu’à l’allée centrale. Les premières branches lui caressaient le visage, et c’était d’un heureux effet. Vraiment il n’y avait rien à redire. Elle vérifia encore la hauteur avant de revenir sur ses pas et de recommencer sa sélection. Le tronc, les branches, les toutes premières fleurs en boutons. Elle tira ensuite chacun des six petits arbres qu’elle disposa côte à côte le long de l’allée centrale, en s’arrangeant pour ne pas gêner, mais sans se préoccuper de savoir si on la regardait. Puis quand elle eut fini elle appela un vendeur. Il se présenta assez vite et comprit tout de suite qu’il s’agissait d’une femme seule et qu’il allait donc falloir l’aider. Qu’elle s’occupe de régler à la caisse, il se chargerait de transporter les arbres jusqu’au parking. Elle n’osa lui confier les clés du véhicule et s’en voulut de cette méfiance. Ses six arbres l’attendaient sagement à l’arrière de la fourgonnette. Serrés les uns contre les autres, ils lui semblèrent constituer une petite oasis entre les habitacles métalliques. L’homme qui les avait charriés attendait lui aussi. Elle ouvrit les portières arrière et ils couchèrent les six arbres, trois dessous, trois dessus, dont l’extrémité des branches viendrait gentiment lui chatouiller l’épaule ou la nuque quand elle se serait installée au volant. Elle fouilla dans sa poche et sortit la pièce qu’elle avait préparée. L’homme s’inclina et sourit, lui demanda si elle n’avait besoin de rien d’autre. Elle remercia à son tour et répondit qu’elle avait quelqu’un, ce qui était vrai. Elle ne le disait donc pas pour décourager le vendeur, qui caressait déjà la perspective d’abandonner son travail pendant le reste de la matinée et de l’accompagner jusqu’à chez elle pour y creuser les trous. Lesquels devaient être larges et profonds d’au moins soixante-dix centimètres. Elle savait cela, c’est pourquoi elle avait dépêché quelqu’un.

Banja l’attendait au portail du jardin avec sa pioche, dont le tranchant métallique lui parut d’une taille et d’une dureté remarquables. Elle avait pris ses marques, et les six emplacements figuraient déjà, à droite de l’entrée, matérialisés par six petites pierres disposées tous les trois mètres. La matinée était douce, pas trop chaude, un peu nuageuse. On allait pouvoir commencer. Banja sourit (grimace). Il aimait ça, livrer son corps à l’effort physique, frapper avec la pioche, se heurter au barrage des cailloux, à l’obstacle des racines, frapper encore et plus fort, être le plus fort, avoir le dernier mot. La nature n’avait qu’à bien se tenir. Les hommes aussi, les foutriquets, les pleurnichards, les intellos, les salauds et les traîtres, les moins-que-rien, les mous de la bite, les emmerdeurs. Il n’hésiterait pas à ôter sa chemise, puis son tee-shirt, pour leur montrer. Non, ça ne la choquait pas. La peau très brune, les poils surtout, très abondants, sur la poitrine, le long des bras, autour du nombril et sur le ventre, sur les épaules et le dos, de longs poils d’ours qui corrigeaient mal l’embonpoint, le gras des seins, les bourrelets, les plis du ventre. A un peu plus de quarante ans, Banja s’estimait plutôt bien conservé. Et après ce qui s’était passé, il se disait qu’il avait la chance d’être encore vivant. Elle aussi. Aujourd’hui ils étaient un certain nombre à pouvoir se le dire. Mais si Banja était gras, c’est qu’il n’avait dû manquer de rien. Il n’aurait pas dépensé une telle énergie sinon. Il cognait pour cogner, oubliant les arbres, oubliant ce qui l’entourait, impatient d’en découdre avec la terre, avec la roche, et Azra s’était donc éloignée, sans réussir à s’isoler tout à fait. Fermant les yeux, c’était la nuque de Prejdor qu’elle voyait. Elle la connaissait si bien. A près de douze ans, Prejdor se faisait encore laver les cheveux par sa mère, et toutes deux adoraient ça. Elle imagina la gerbe blonde se déversant par-dessus la tête de sa fille comme s’il s’agissait d’une tunique ou d’une petite robe. Elle aurait dû les garder, en prélever au moins une mèche. Quelqu’un lui avait dit que non seulement les femmes, mais même les fillettes avaient été tondues. D’autres images affluaient, découvertes depuis, dans des journaux, dans des livres qu’elle n’arrivait plus à ouvrir. D’autres corps que celui de Prejdor. Mais toujours les mêmes gestes se succédaient, dont elle aurait pu reproduire l’enchaînement sinistre. Creuser la fosse à la pelle, utiliser les mains pour finir, descendre et s’agenouiller sans pouvoir tourner la tête, sous l’œil implacable des fusils. On avait dû commencer par les rassurer, on avait dû leur dire qu’il s’agissait de planter des fleurs, ou de chercher des pierres, et pourquoi pas de l’or, les vestiges d’un trésor. Pas d’affolement, pas de pagaille surtout. A cet âge les enfants avaient cessé d’obéir, et il fallait souvent leur faire peur. Ensuite ce serait au tour de la maîtresse, on avait des principes et on s’y tenait. Après quoi on jetterait la terre par lourdes pelletées silencieuses, sans lever les yeux, comme offensé par ce qu’on venait de voir, qu’on s’empresserait de cacher déjà.

Banja pouvait gonfler les bras et bomber le torse, elle n’était pas impressionnable, elle était ailleurs. Les coups du fer contre la roche auraient dû l’alerter. Seulement elle ne voulait pas descendre trop tôt. Elle se demandait si elle lui montrerait une photographie de Prejdor. Banja la connaissait sûrement, il ne pouvait pas ne pas l’avoir remarquée. Des cheveux si blonds, des yeux si bleus, presque une légende pour un homme tel que lui. Mais pourquoi ne pas se contenter de nommer, pourquoi montrer en plus ? Azra aussi avait ses principes. Pas un mot plus haut que l’autre. Juste ce qu’il fallait. Le temps s’écoulait lentement, trop lentement. Elle entendait toujours les coups. Parfois ils s’interrompaient, comme si Banja avait fini par comprendre, qu’il avait choisi de déguerpir. Impossible. Elle lui avait bien spécifié, le travail d’abord, l’argent ensuite, un peu plus que le tarif habituel, ils s’étaient mis d’accord, sans que Banja se soit douté des raisons qui l’avaient pousser à se montrer aussi généreuse. Il avait cru qu’elle récompensait ses mérites. Ensemble ils avaient imaginé la suite, les trous rebouchés autour des arbres, les troncs bien lisses, bien droits, les feuillages bien verts, les fleurs bien blanches. De la neige, exactement, on avait bien raison de parler ainsi. Les cerisiers seraient couverts de neige. Les cerisiers de la paix, l’allée de la paix. Ah ! Si nos enfants pouvaient nous entendre et en tenir compte pour plus tard. Oui, avait-elle repris, murmuré plutôt, nos enfants, s’ils savaient, s’ils avaient su. Mais c’est qu’ils avaient su, ils ne pouvaient pas ne pas savoir. On ne vous fait pas descendre dans une fosse pour y chercher un trésor, pas à cet âge. Les plus petits peut-être, mais pas à dix ans, pas à douze ans. Et pas les filles surtout. Les garçons peut-être, si naïfs, si redoutablement naïfs qu’ils seraient capables plus tard de reprendre les fusils et de recommencer. Banja avait posé la pioche contre un tronc. Elle aurait pu lui donner à boire, la bouteille était prête, elle n’avait qu’à puiser l’eau au robinet du jardin. Mais voilà que le tuyau avait émis quelques gargouillis sans céder la moindre goutte, et elle avait souri. L’eau avait dû geler dans les canalisations pendant l’hiver, et maintenant le robinet était grippé. Il allait encore falloir appeler quelqu’un. Banja se doutait-il de tout cela ? Savait-il que la nature s’était arrangée pour l’abandonner en bas du jardin avec sa soif ? Un filet de salive blanchâtre ourlait ses lèvres, sur lesquelles il ne cessait de passer et de repasser la langue. En d’autres temps elle aurait pu avoir pitié de lui. Mais voilà. Il était là à exhiber ses muscles, son gras, son poitrail velu d’ours des montagnes. Peut-être la désirait-il, elle aussi ? Peut-être croyait-il que sa générosité la conduirait à accepter ses avances ? C’est qu’il avait dû en violer quelques-unes là-bas, et pas les plus moches, pas les plus vieilles. L’ours avait dû en coucher plusieurs entre ses pattes sales et les prendre sans avoir besoin de rien faire d’autre qu’ouvrir sa braguette et écarter les pans de sa chemise.

Il allait lui falloir tenir compte de cela aussi, si elle voulait se donner la force qui commençait déjà à lui manquer. Azra voyait les bourrelets de gras, le dos ruisselant de sueur, la nuque où les mèches dessinaient de petites dents pointues, très espacées. S’il existait une similitude entre les hommes et les femmes, entre les jeunes et les vieux, c’était sûrement là qu’elle se situait, dans ce carré de peau tendre sur la nuque. Plusieurs fois déjà elle avait répété le geste, et chaque fois avec succès. Mais qu’est-ce que ça prouvait ? Car si le geste semblait facile, la décision à prendre l’était beaucoup moins. Elle ne devait plus y penser. Y penser la conduirait droit à la paralysie et à l’échec. Elle remonta à la cuisine, en redescendit avec une bouteille d’eau. Banja se préparait à achever le quatrième trou lorsqu’elle lui tendit la bouteille. Qu’il boive, bon Dieu qu’il boive, l’eau amollirait le chapelet des vertèbres sous la peau rendue plus tendre de son cou. La pioche avait été posée par terre, en toute innocence, et pendant ce temps Banja désignait la roche sous ses pieds, tapant dessus avec sa botte. Etait-ce aussi de ce genre de bottes qu’il était chaussé là-bas ? Les avait-il gardées en souvenir ? Ou parce que le cuir lui avait semblé d’excellente qualité ? Ou parce qu’il n’avait rien d’autre pour se chausser ? Pauvre, Banja ? Une chevalière à chaque main, une gourmette en argent au poignet gauche, deux dents en or, bien visibles quand il riait (grimace), une mâchoire refaite, Banja portait sur lui toutes ses richesses. Pour le reste elle ne savait pas, elle ne le connaissait pas plus que cela. Elle s’était contentée de répondre à l’annonce dans le journal. Sur le coup son nom ne lui avait d’ailleurs rien dit, et ça n’est qu’après qu’elle avait opéré le recoupement. Lorsqu’elle lui avait à nouveau téléphoné elle lui avait parlé des trous. Il lui avait répondu que c’était sa spécialité, qu’il avait ce qu’il fallait pour ça. En matière d’outillage Banja ne possédait pourtant que sa pioche et ses muscles, pas de quoi se prendre pour un spécialiste. Là-bas, il devait faire faire le sale boulot à d’autres. Sans être un gradé de haut rang, Banja n’était pas non plus qu’un simple exécutant. Ses bottes témoignaient pour lui. Du cuir, du vrai cuir, qui avaient dû fouler une terre plus grasse et plus arrosée que celle-ci, moins rocailleuse. Pourtant ça n’était pas sur la pierre qu’il s’acharnait ainsi, mais sur une grosse racine qu’il s’efforçait de dégager avec la pointe de sa botte. Est-ce qu’elle n’avait pas une scie par hasard ? Une scie ? Azra avait repris la question, éberluée, comme si on lui demandait de restituer une arme cachée. Elle courut lui rechercher une petite égoïne à manche orange dont Banja se saisit à la manière d’un pistolet avant de lui tourner le dos et de tomber à genoux. Sous ses yeux alors un voile se déchira. Non seulement il fallait se décider, mais il allait falloir le faire tout de suite et sans réfléchir. C’est donc sans réfléchir qu’Azra marcha en direction de la pioche toujours posée par terre.

Devant elle ça n’était plus le jardin qui se déployait en une succession de petites terrasses plantées d’iris, mais les très hautes marches d’un tribunal, au sommet desquelles des silhouettes figées en robes rouges et noires semblaient l’attendre. D’un signe de tête on lui commandait de prendre la pioche encore toute maculée de sang et de la manier. C’était beaucoup trop lourd pour une femme comme Azra, chacun en était parfaitement conscient. Comment aurait-elle pu ? Quelqu’un avait dû se placer derrière elle, quelqu’un de très fort avait dû actionner ses bras à sa place, c’était évident. L’affaire apparaissait donc simple à juger. Tous inclinèrent le front dans sa direction comme s’ils attendaient la confirmation de cette hypothèse. Azra haussa les épaules et reprit la pioche pour bien leur montrer. Il suffisait de fixer le carré de peau sur lequel le tranchant allait s’abattre, et de chasser de sa tête tout ce qui avait tendance à brouiller l’esprit. Clarté et fermeté. Clarté étant mère de fermeté. D’où la nécessité de ne frapper qu’une seule fois, sans se laisser impressionner par le sang qui ne manquerait pas de gicler. Ils se regardèrent en silence. La démonstration ne leur semblait guère concluante, la victime leur apparaissant trop visiblement consentante pour ne pas s’être condamnée à mort elle-même. Cet agenouillement devant le trou, cette façon de pencher la tête et de courber l’échine en signe de soumission, n’étaient-elles pas destinées à attirer sur elles toute la colère divine ? On la condamnerait quand même, pour l’exemple. Mais c’était leur impuissance à juger qu’ils sanctionneraient ainsi. Ils descendirent les marches et se dépouillèrent de leurs robes, qu’ils déposèrent en tas devant elle. Elle en attrapa une au hasard, dont elle tâta l’étoffe, et qu’elle reposa tout de suite, sans insister, tant elle se sentait la tête vide et des membres de plomb. Tenant à peine sur ses jambes, elle s’éloigna en titubant, piétinant les iris. Autour d’elle les marches avaient disparu, et avec elles les robes rouges et les noires. A présent c’était une sensation de froid qui prévalait, tandis qu’une rosée sanglante lui brouillait la vue qu’elle s’efforcerait de chasser en marchant plus vite.

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