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L’Arbre de Noël et le Mariage 

vendredi 25 décembre 2009, par Dostoïevski

Ces jours-ci, j’ai vu un mariage… ou plutôt non ; je vous parlerai de l’arbre de Noël. La cérémonie que je viens de voir était splendide : elle m’a beaucoup plu, mais l’autre fête avait été bien plus intéressante encore ; et vous verrez pourquoi ce mariage m’a rappelé l’arbre de Noël.
Donc, il y a de cela cinq ans environ, j’assistais à une fête donnée à l’occasion de Noël. Le personnage qui m’avait invité était un homme d’affaires important, disposant de capitaux, de protections et de relations. De sorte que cette réunion de bambins n’était, au fond, qu’un prétexte choisi par les parents afin de discuter des questions d’intérêts comme par hasard et de façon inattendue.

Comme je suis étranger aux affaires, j’avais passé ma soirée un peu à l’écart de ces débats, m’occupant surtout à regarder et observer.
Aussi ne fus-je pas long à remarquer un autre invité qui, tout comme moi, semblait être tombé au milieu de cette fête d’une manière assez intempestive. C’était un individu de haute taille, maigre, très sérieux et vêtu avec élégance. Il paraissait cependant loin de toute joie, car aussitôt qu’il se fût retiré dans un coin, sa bouche cessa de sourire tandis que ses sourcils noirs et fournis se fronçaient d’une façon inquiétante.

On voyait qu’en dehors de l’hôte il ne connaissait personne dans la salle et que, tout en s’ennuyant, il avait décidé de jouer jusqu’au bout son rôle d’homme heureux.

J’appris plus tard que c’était un provincial qu’une grosse affaire avait appelé dans la capitale. Comme il était porteur d’une lettre de recommandation pour notre hôte, celui-ci le protégeait, sans aucune espèce d’exagération, et, par politesse, l’avait invité à sa soirée enfantine.

On ne jouait pas aux cartes, on ne lui avait pas offert de cigares et personne ne lui ayant parlé – on avait peut-être reconnu l’oiseau à son plumage – mon homme était obligé, pour se donner une contenance, de lisser sans cesse ses favoris, d’ailleurs vraiment beaux. Mais il le faisait avec tant d’application qu’on aurait pu croire que les favoris étaient venus au monde d’abord et qu’ensuite on avait désigné ce monsieur pour les lisser.

En dehors de ce personnage, qui prenait ainsi part à la joie familiale du brasseur d’affaires, père de cinq beaux petits garçons bien nourris, mon attention se fixa sur un autre monsieur d’un genre totalement différent.
C’était un dignitaire et on l’appelait Julian Mastakovitch. Ainsi qu’on pouvait le constater de prime abord, on le traitait en invité de marque : il se trouvait être vis-à-vis de l’hôte, dans les mêmes rapports que celui-ci avec l’homme aux favoris.

Les maîtres de la maison ne cessaient de l’accabler de mille et mille prévenances. On le soignait, on le faisait boire et on amenait vers lui nombre de gens pour les lui présenter. Je remarquai même que l’hôte eut des larmes aux yeux lorsque, à la fin de la soirée, Julian Mastakovitch daigna émettre l’affirmation qu’il n’avait, depuis longtemps, passé de moments aussi agréables.

Il me faut avouer la peur que je ressentis de me trouver face à face avec un personnage aussi important. Aussi, après avoir admiré les enfants, je me retirai dans un petit salon et je me réfugiai derrière un massif de plantes, qui occupait près de la moitié de la pièce.

Les enfants qui semblaient n’attacher aucune importance aux recommandations de leurs gouvernantes, ne voulaient certes en rien ressembler aux grandes personnes. Ils me parurent être très gentils ; en quelques minutes, à peine, ils dépouillèrent tout l’arbre de ses bonbons et de ses friandises. Puis ils s’employèrent activement à démolir les jouets, avant même d’apprendre à qui chacun de ceux-ci était destiné.

Un petit garçon aux cheveux bouclés et aux yeux noirs me parut particulièrement agréable : décidé à tout prix à me tuer avec son fusil de bois, il me poursuivit jusqu’à ma cachette. Mais, celle qui attirait le plus mon attention fut sa sœur, âgée de onze ans, belle comme un amour, silencieuse et pâle avec de grands yeux rêveurs. Elle avait sans doute été offensée par quelque bambin, car s’étant réfugiée dans le petit salon où je me trouvais, elle s’y cantonna dans un coin pour s’occuper de sa poupée. J’avais entendu des invités désigner un riche négociant comme étant son père ; un autre prétendait qu’elle aurait bien trois cent mille roubles de dot. Comme je regardais le groupe ; qui s’intéressait particulièrement à ce dernier renseignement, mon regard tomba sur Julian Mastakovitch. Celui-ci, les mains derrière le dos et la tête penchée sur le côté, écoutait attentivement le bavardage de ces messieurs.

Plus tard, je ne pus qu’admirer la sagesse des hôtes en ce qui concerne la distribution des cadeaux aux enfants. La fillette qui, déjà, avait trois cent mille roubles de dot, reçut la plus belle poupée de la collection et ainsi de suite : la valeur du jouet diminuant en proportion de la moindre importance pécuniaire des parents. Enfin le dernier des heureux fut un petit gamin de dix ans, maigre, roussâtre, la figure couverte de taches de son : il reçut un petit livre de rien du tout, dont le texte parlait de la grandeur de la nature, de larmes, de tendresse, etc., et qui ne renfermait pas même la moindre image.
Je ne fus pas long à apprendre que le petit était fils de l’institutrice des enfants de mon hôte, pauvre veuve qui n’avait que ce garçonnet craintif et hébété.

Il était vêtu d’une malheureuse petite blouse de nankin et, quand il eut pris possession de son cadeau, il erra longuement autour des autres jouets ; on voyait son envie de s’amuser avec les autres enfants, mais il n’osait le faire, se rendant sans doute compte de sa situation inférieure.
J’aime beaucoup observer les enfants et je trouve que ce qu’il y a de plus curieux en eux ce sont justement ces premières manifestations de leur vie indépendante. Je remarquai donc que le petit garçon roussâtre, enthousiasmé par la vue des jouets destinés aux autres enfants et particulièrement par le théâtre où il voulait peut-être jouer un rôle, était parfaitement décidé à accomplir quelques petites platitudes. Souriant, interpellant les autres enfants, il donna sa pomme à un petit gros qui portait déjà un mouchoir rempli de friandises. Plus tard il ne se refusa même pas de servir de monture à l’un de ses camarades à seule fin de ne pas se voir éloigné du théâtre. Mais malgré toutes ces concessions, il reçut bientôt une tripotée d’un garçon plus grand que lui. Cependant n’osant point pleurer, car sa mère, l’institutrice, arrivait et lui ordonnait de ne pas empêcher les enfants de jouer. Après une longue pose vers la porte, il rejoignit la petite fille qui, très bonne sans doute, ne le chassa point et tous deux s’appliquèrent activement à vêtir la belle poupée.

Cantonné depuis une demi-heure dans mon réduit, derrière le massif de plantes, j’étais occupé à écouter la conversation du petit garçon et de la fillette à trois cent mille roubles de dot, quand, soudain, je vis entrer Julian Mastakovitch. Celui-ci, profitant de la bataille qui venait d’éclater entre les enfants dans le grand salon, s’était, lui aussi, réfugié dans le petit. Je venais de l’apercevoir causant longuement avec le papa du futur riche parti et il restait songeur, ayant l’air de compter sur ses doigts.

– Trois cents… trois cents, murmurait-il. Onze… douze… treize… etc.… Seize ! cela fait cinq ans. Admettons quatre du cent… cinq fois douze cela ferait soixante… de ces soixante, admettons que dans cinq ans tout cela fasse quatre cent mille, oui… mais cette canaille ne prête certainement pas à quatre du cent ! Huit et même dix, s’il vous plaît ! Donc, cinq cent mille au bas mot… le restant en chiffons.

Ayant terminé ses comptes, le dignitaire se moucha et voulut déjà quitter la pièce quand soudain son regard tomba sur la petite fille. J’étais sans doute bien dissimulé par les plantes car il ne me vit point, mais je vis aussitôt une singulière agitation se peindre sur ses traits. Était-ce le calcul qui agissait ou bien autre chose ? mais il se frotta les mains avec satisfaction et au moment où il lançait un regard décisif sur la future fiancée, son agitation grandit encore.

Avant de se diriger vers l’endroit où se trouvaient les deux enfants, il inspecta les alentours d’un rapide coup d’œil. Puis, marchant sur la pointe des pieds, comme s’il s’était senti en faute, Julian Mastakovitch s’approcha du petit couple. Un sourire doucereux fleurissant sa figure ronde, il se baissa pour déposer un tendre baiser sur la tête de la fillette.

Celle-ci, qui ne s’attendait pas à cette attaque brusquée, poussa un cri de surprise.

– Et que faites-vous donc ici, charmante enfant ? chuchota-t-il.

Tout en se retournant encore une fois il tapota la joue de l’enfant.

– Nous jouons…

Julian Mastakovitch lança au garçonnet un coup d’œil dépourvu d’aménité.

– Avec lui ?

Puis s’adressant au petit chevalier servant :

– Tu devrais aller au salon, mon petit, dit-il d’un ton sévère.

Voyant que, silencieux, le garçonnet ne le quittait pas des yeux, de guerre lasse, Julian Mastakovitch inspecta à nouveau les alentours et s’inclinant vers la petite fille :

– C’est une poupée que vous avez là, n’est-ce pas, chère petite enfant ?

– Une poupée, répondit la fillette qui, visiblement se sentait mal à son aise.

– Et savez-vous, chère enfant, avec quoi est faite votre poupée ?

– Non, je ne sais pas, répondit-elle la tête baissée.

– Avec des chiffons, petite chérie…

Ici, Julian Mastakovitch lança de nouveau au petit garçon un dur regard.

– Tu devrais aller voir tes camarades, dit-il.

Les deux enfants se serrèrent l’un contre l’autre : ils ne voulaient certes pas se séparer.

– Et savez-vous pourquoi on vous a fait cadeau de cette poupée ? questionna Julian Mastakovitch d’une voix plus basse.

– Je ne sais pas.

– C’est parce que vous êtes une enfant très gentille.

Ce disant, le dignitaire, dont l’émoi n’était plus à dissimuler, regarda tout autour de lui et, baissant de plus en plus la voix qui maintenant tremblait :
– M’aimerez-vous, chère petite fille, si je viens rendre visite à vos parents ?
Julian Mastakovitch voulut encore une fois embrasser la fillette, mais le petit garçon roussâtre, voyant que celle-ci était sur le point de pleurer, la prit par le bras et se mit lui-même à sangloter comme par compassion.

Mon personnage devint rouge de colère.

– Va-t’en d’ici, garnement, cria-t-il. Va-t’en rejoindre tes camarades.

– Non, il ne faut pas qu’il s’en aille ! Partez vous-même, s’écria la petite à travers ses larmes. Laissez-le, laissez-le.

Un bruit à la porte l’ayant fait tressaillir, Julian Mastakovitch se redressa, mais, plus effrayé encore que lui, le petit garçon cherchait déjà à gagner la porte. Il s’en allait doucement, en frôlant les murs. Pour ne pas éveiller de soupçons le dignitaire jugea bon de quitter, lui aussi, le petit salon. Il était rouge comme une écrevisse et s’étant, en passant, regardé dans la glace, il parut tout confus. Avait-il honte de sa précipitation ? Il se pouvait que, le calcul sur les doigts l’ayant séduit, il eût agi comme un gamin en voulant aborder l’objet de ses rêves qui ne pouvaient devenir réalité que dans cinq ans seulement.

Je suivis l’homme respectable dans la salle à manger où je vis un spectacle étrange : pourpre de colère, Julian Mastakovitch cherchait à effrayer le garçonnet, qui ne savait plus où se cacher.

– Que fais-tu ici, garnement ? Va-t-en, va-t’en, indigne, tu voles des fruits ? Va-t’en, va-t’en, miteux, va-t’en, je te dis !

Terrorisé, le petit se décida à une action désespérée : il tenta de se dissimuler sous la table. Mais son persécuteur ayant sorti de sa poche un long mouchoir de batiste, le secouait sous la table en essayant d’atteindre le délinquant.
Il nous faut remarquer ici que Julian Mastakovitch était un homme bien nourri, tout rouge de figure, petit, avec un ventre rond sur des cuisses très grasses.

Transpirant, suffoquant, il se démenait sans résultat. Enfin, possédé par un sentiment de colère et – qui sait ? – de jalousie peut-être, il était devenu autant dire enragé.

N’en pouvant plus, j’éclatai d’un rire homérique. C’est alors que Julian Mastakovitch, qui venait seulement de m’apercevoir, se sentit visiblement très gêné, malgré sa dignité, d’autant plus que l’hôte apparaissait dans la porte d’en face. Le gamin, sorti de dessous la table, essuyait ses genoux. Quant à Julian Mastakovitch il s’empressait de porter à son nez le mouchoir qu’il tenait par un coin.

Étonné de nous avoir rencontrés tous les trois dans une situation aussi étrange, l’amphitryon nous regarda d’un œil inquiet ; mais aussitôt en homme qui connaît la vie, il profita de l’occasion qui le rapprochait du dignitaire.

– Et voici le petit garçonnet, dit-il en désignant le petit rouquin ; c’est de lui que j’ai eu l’honneur de vous entretenir…

– Ah, ah ! fit Julian Mastakovitch, qui n’était pas encore revenu de son émotion.

– C’est le fils de notre institutrice, continua l’autre, en employant un ton de solliciteur, pauvre veuve d’un fonctionnaire honnête ; et voilà pourquoi Julian Mastakovitch, s’il était en votre pouvoir…

– Ah !… non, non, interrompit vivement le petit homme rond ; non, non, excusez-moi, Philippe Alexiéivitch, c’est impossible. Je me suis déjà renseigné. Il n’y a pas de place, et s’il y en avait une, il y a déjà dix candidats ayant plus de droits que lui. Très navré, très navré…

– C’est dommage, dit l’hôte. C’est un petit garçon très gentil, silencieux, obéissant…

– Un petit polisson, je crois, répondit Julian Mastakovitch la bouche tordue dans un rictus mauvais ; va-t’en, qu’est-ce que tu as à rester là ? Va-t en retrouver tes camarades.

Ne pouvant plus se retenir, le dignitaire me lança un coup d’œil inquiet.
Quant à moi, sentant qu’il m’était impossible de paraître indifférent, j’éclatai de rire dans la figure de l’homme rondelet, ce que voyant celui-ci se retourna pour demander à l’hôte quel était cet étrange jeune homme.

Ils murmurèrent quelques mots entre eux et sortirent.

À mon tour, je retournai au salon. Le grand homme, flanqué de l’hôte et de l’hôtesse, entouré des pères et des mères de famille, parlait avec emphase à une dame devant laquelle on l’avait amené. Celle-ci tenait par la main la petite fille avec qui, dix minutes auparavant, Julian Mastakovitch avait eu la scène décrite ci-dessus.

Maintenant il se répandait en compliments sur la beauté, les talents et la bonne éducation de l’enfant. La mère écoutait tout cela les larmes aux yeux. Je vis aussi que les lèvres du père tremblaient dans un sourire ému, tandis que notre amphitryon ne pouvait pas cacher la joie que lui causaient ces épanchements. Les invités eux-mêmes se joignaient à cet enthousiasme et les jeux des enfants avaient cessé pour ne pas déranger la conversation. Jusqu’à l’air de la salle qui paraissait saturé de respect.

J’entendis que la mère de l’enfant, émue jusqu’au fond de l’âme par les compliments qui lui avaient été prodigués, invitait en termes choisis le grand homme à bien vouloir honorer leur maison de sa précieuse amitié. Julian Mastakovitch répondit avec une émotion sincère et les invités se répandirent aussitôt en d’infinis éloges de l’hôte, de l’hôtesse, du négociant, de sa femme, de leur petite fille et surtout de Julian Mastakovitch.

– Ce monsieur est-il marié ? demandai-je aussitôt à l’un des convives qui se trouvait le plus près de Julian Mastakovitch.

L’homme rondelet qui avait sans doute entendu ma question, me mesura d’un regard mauvais.

– Non, répondit mon voisin, très vexé de cette question qu’il estimait indélicate, et que j’avais lancée avec intention.

Or, il y a quelques jours, je passais devant l’église, quand mon attention fut attirée par un grand rassemblement de voitures. Une foule stationnait sur la place. On parlait d’un grand mariage. La journée était sombre, la neige tombait imperceptiblement. Pris de curiosité je pénétrai dans le temple et du regard je recherchai le fiancé : c’était un petit homme rond ? bien nourri, pourvu d’un ventre proéminent et portant de nombreuses décorations. Il courait, se démenait, donnait des ordres. Enfin, un murmure s’éleva parmi l’assistance : on venait d’introduire la fiancée.

Jouant des coudes, je pris place au premier rang et mon regard tomba sur une beauté splendide, à l’aurore de son printemps. Elle était cependant pâle et triste. Son regard distrait errait sur l’entourage et il me sembla que ses yeux étaient rouges de pleurs. La pureté antique de ses traits donnait à sa beauté un aspect indiciblement solennel. Mais perçant à travers cette sévérité et cette tristesse, quelque chose d’enfantin et d’infiniment naïf semblait demander grâce. On disait qu’elle avait à peine atteint sa seizième année.
Ayant regardé le fiancé, je reconnus en lui le brave Julian Mastakovitch que je n’avais pas revu depuis cinq ans. Puis mon regard retourna vers la jeune fille et…

Mon Dieu !… sans chercher à voir davantage je me précipitai vers la sortie, poursuivi par le vague murmure de la foule entassée.

– La fiancée a bien cinq cent mille roubles de dot… sans compter les chiffons !… entendis-je.

Une fois dans la rue je songeai :

– Le calcul avait été juste !…

P.-S.

1848

Traduction Georges d’Ostoya

L’Arbre de Noël et le Mariage (Iolka i svadba), écrit en 1848, a paru dans « Les Annales de la Patrie » en septembre 1848, t. LX, sous le titre : L’Arbre de Noël et le Mariage.

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