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L’homme de fer 

lundi 13 juin 2011, par Nicolas Boldych

Le visage informe du destin

Gabriel avait l’impression d’avoir vécu la moitié de sa vie dans les halls des aéroports ; il ne savait plus où était l’ombre et où était la lumière, à quel air se vouer, ni à quoi servait ses fines narines de lièvre à force d’être sous les flamboyances factices de ces villes en dehors de la ville, campement de plastique, verre, métal, où s’affairait une société parallèle, idéalement abstraite, dans un espace à la fois insonorisé par les parois de plexiglass et mis en musique par des hauts parleurs s’actionnant avec une régularité qui donnait au temps sa mesure ; un espace à la fois parfumé et sans odeur, où courait un peuple de nomades aux couleurs changeantes des modes. Il était là, à intervalles réguliers, corps appelé par la sonnerie du réveil ou des téléphones, tiré du vaisseau de son lit par cet instinct de survie trop abstrait qui est celui de l’homo sapiens. Balader son corps amolli par l’attente dans la bruyance des halls, avec ces panaches de parfum noir, nuages de kérosène qui pendaient au-dessus de verrières, c’était là le visage informe de son destin.

Aéroports

Il en connaissait des douzaines de ces corps exotiques tous plus modernes les uns que les autres, tellement séduisants, inconsistants et souples, qu’ils deviendraient sans doute un jour le cœur de villes nouvelles ; ainsi organisés en grisants parcours d’ escalators, tapis roulants ou ascenseurs qui ébauchaient un mouvement perpétuel, ils étaient un spectacle, à la fois technologique et érotique, de mécanismes dénudés par les ingénieurs et artistes afin de mieux faire ressortir leurs entrailles et habits de lumière.
L’usage du verre avait été en effet très bien pensé.
Il y avait là une obscénité technologique qui le maintenait dans un état d’hypnose si bien qu’il oubliait même quelques courts instants ce qu’il était venu faire ici. Boyaux des passages souterrains, cages thoraciques des grandes verrières qui ouvraient sur un ciel vide et qui à certains endroits avaient des resserrements de hanches, cous tendus des tours de contrôle. Et cette foule atomisée mécaniquement en milliers de destins hermétiques les uns aux autres.

Le monde

Cela devait être cela le monde, cette errance gamine de milliers d’individus dans les transparences des architectures et des machines, d’apprentis nouveaux nés en l’attente d’une réalité toujours repoussée, avortée, au-delà des verrières. Le vrai monde viendrait plus tard en bout de course, comme un ultime et superficiel présent, avec ces ciels pastel, ses fruits, ses notes uniques, ses visages étonnants, mais en attendant rien ne donnait à penser qu’il pouvait exister, car tout était ouateux, sans plaisir ni douleur, muet et anonyme, dans ces architectures tubulaires dont les avions étaient le prolongement. Il attendait là les transportations qui le mèneraient sur des îles précaires, qui certes avaient une certaine beauté mais qui n’existaient que pour de courts instants, avant de replonger dans un océan d’indistinction, une ténèbre cosmique qui se confondait dans son esprit avec ce globe terrestre dont il sentait grandir l’implacable et tournant mystère. Le monde précaire et illisible, formé à la va vite en archipels couverts de métropoles modernes, plus interchangeables que répondant les unes aux autres, était dilué dans l’immensité des contingences professionnelles, administratives, politiques. Combien de possibilité de mondes, de géographies esquissées maladroitement au hasard de ses pérégrinations, avaient-ils vu se dissoudre avant de réaliser que l’informe était la forme même de ce monde qui était le sien comme celui des milliers de corps lancés par le destin dans les halls des aéroports ! Attendant le passage, Il errait parfois des heures, des après midi entières, dans ces lieux qui du fait même qu’ils rendaient possibles les désirs en soulignait la vanité, voire l’aspect inopérant ; car il enlevait au voyage ce mystère que seul l’artisan-voyageur a su conservé ; et pensait qu’ « aéroport » était un nom bien mal choisi tant le mot « port » lui évoquait naturellement, et même avec une certaine violence sensible, d’autres horizons et espérances. « Port », l‘iode de cette simple syllabe lui faisait frémir les narines. « Port » lieu de terre ferme où les trajectoires erratiques des marins sont remises à plat, où la fin du voyage devient sensible, ce seul mot est un spectacle reposant : crique, jetée, baie qui avec ses palmiers, pins, agaves, cyprès, vous accueille comme des vieilles mères heureuses de revoir leurs enfants. Lieu de genèses et de retours où la terre ouvre ses bras en un geste enfin hospitalier.
Aérogare tout au plus, ou « ère de téléportation des corps contemporains ».
Et Il voyait au-delà des verrières, dans l’éther d’un après-midi de juin ou de septembre, ses pleines saisons d’errance, se tramer en un ballet de machines silencieuses, les esquisses de fuite auxquelles il prenait part malgré lui. Non, les aéroplanes ne permettaient pas de se déplacer réellement, c’était des machines qui nous projetaient dans de nouveaux espace-temps, lesquels dépassaient tellement nos limites naturelles qu’ils finissaient pour nous rendre dérisoires aux yeux de cet univers extérieur dont on avait soudain la creuse révélation ; les voyageurs étaient ainsi baladés de place en place, de pays en pays, continent en continent, avant d’être rattrapés par les mêmes architectures qui se répondaient les unes aux autres, d’un bout à l’autre de la planète.

Téléportation

Il s’agissait plutôt de téléportations, lesquelles se réalisaient d’étape en étape, et pour lesquelles la technique se mettait inconsciemment au service d’une psychologie obscure, dès ces halls d’aéroports qui avec leurs foules liquides infligeaient ce premier choc bientôt amorti par des lumières ouateuses, des sons, des images ; ensuite il y avait les bagageries, l’opium des bars et des boutiques, et puis encore les images, l’attente parmi les images qui sont des plasmes, et enfin les portiques et leurs gardiens. Chaque fois qu’il devait attendre de passer au travers de ces machines il se sentait peu à peu réduit à l’état de bouillie liquide, de chair inoffensive prête à être emballée dans la soute de l’avion ; il croyait en fait, à tort ou à raison, qu’on désintégrait méthodiquement son humaine dignité. La file était interminable, les gens arrêtés dans leur effort épique, étaient cruellement immobilisés, perdant peu à peu leur maintien athlétique ; la précision de leur silhouette s’estompait, les corps suaient, et finalement leur aspect solidement humain en souffrait ; qui réduit à une pantin de chair nerveuse, qui mou et souriant comme un nourrisson ; les obtus était rabotés, les doux rendus amers, tandis que même les impassibles s’avachissaient vaincus par l’insipidité de l’épreuve ; il y avait un suspense, une menace, dans ce passage où, effet de cette psychologie obscure, on voulait lui enlever quelque chose, sans qu’il sache toutefois bien dire quoi, quelque chose de caché et d’inavouable, comme un kyste, un bubon, ou une poussée d’herpès.

Nouveaux-nés

Jamais personne n’avait été arrêté par le portique et ses gardiens, des hommes à peine inquiétants, bien qu’ils aient cet étrange pouvoir d’être immunisés contre les ondes qu’ils maniaient, non ; mais néanmoins quelque chose se passait, en ce lieu intermédiaire où les corps sont innervés par cette méduse flottante qu’est la conscience, ou dans l’univers de l’infiniment petit, en particulier les plis sombres du cœur, l’amer muscle stomacal, les intestins et bien sûr le cerveau. Ainsi sondés, ils finissaient lui et les autres comme des nouveaux-nés qui rendus mous, légers et flexibles, étaient prêts à être projetés dans un autre monde, dans cette réalité dont ils avaient été pendant quelques heures orphelins. Bien sûr on pouvait dire qu’il s’agissait seulement d’une formalité administrative mais il y avait tout de même dans ce passage du portique quelque chose qui devait être proche des origines de la vie, pensait-il. Il sentait en tous cas un raidissement instinctif s’emparer de son corps dès les abords du portique, comme si ses muscles rétifs avaient décidé de soustraire quelque chose d’eux-mêmes aux ondes. Il sentait en particulier circuler dans ses veines une chose vivante et cachée, comme un mercure qui après avoir été exsudé par ses membranes devenait amer et douloureux telle une grande colère trop longtemps réfrénée ; mais la crispation se transformait bientôt en une crampe douloureuse, une douleur qui scintillait dans le secret de son intestin, et qui lui rappelait parfois une ancienne poussée d’appendicite, si bien qu’il devait au préalable ingurgiter à la sauvette quelques comprimés. Le mercure était concentré maintenant en ce point précis où scintillait sa douleur, aggloméré en un kyste. La douleur durait encore quelques instants après le passage du portique puis s’estompait, faiblissait et finissait par disparaître tout à fait comme si elle n’avait jamais existé et il glissait dans le ciel vers la nouvelle réalité.

Un jour

Ce jour-là, beau jour de juin, tout va au ralenti dans ce monde, même l’avion qui plane immobile dans les airs. Seules les images défilent dans son esprit ; l’intérieur de la carlingue lui fait penser à une salle de cinéma où le film commencera quand tous les passagers monde sortiront, où on a tout le temps d’anticiper l’univers qui va être le nôtre. Mais cette fois — est-ce du au fait que son voisin a sur les genoux son guide ouvert, couvert de belles images colorées ?— cet univers promis se dessine avec une netteté exceptionnelle, parfait dans son intangibilité : promesse de parfums, d’éclats de voix, de regards vifs et perçants ; c’est un lagon bordé de collines rougeâtres où s’étagent de petits maisons blanches aux toits de tôles brûlés par un puissant soleil. Il y a de l’ombre sous les grands arbres aux feuillages liquides qui abritent des parterres de bougainvilliers et des orchidées. Une île en appelle une autre jusqu’ à ce que l’archipel fasse mine de rejoindre la terre où prend forme depuis le large de la grande ville. Une harmonie exceptionnelle se dégage de l’ensemble, et c’est avec une inhabituelle nervosité qu’il attend d’être rendu. Il devra s’y attarder quelques semaines, pour affaires, négocier durement ses marchandises, et le soir quand il rentrera à l’hôtel il y aura des temples, des mosquées et quelques églises perdues dans la verdure des collines qui lui feront oublier la dure réalité du monde des affaires ; le long des avenues, sur les grandes places chaotiques et sonores, se pressera une foule bigarrée parlant une autre langue faite de claquement de langues, d’explosions vocales, de mastications. Et partout sur les visages ces sourires muets qui l’attendrissent déjà.
Mais pour la première il sent que la douleur ne se résorbe pas parfaitement, qu’elle persiste, presque légère, développant d’angoissantes fluctuations, parallèlement à la montée de ces visions qui prennent peu à peu forme dans on esprit autrement très vide, et qui le rendent guilleret, un rien ivre. Les heures passent et voilà qu’il aperçoit déjà la mer, un grand tapis jaunâtre à l’oblicité parsemée d’écume. Les passagers sentant que la fin du voyage arrive ont redoublé leur murmure ; cela a quelque chose de doux et de lointain qui l’incite à plonger encore plus profondément dans cet état où la réalité entre dans le rêve, sans le briser.

Moiteur

Il est accueilli, un peu violemment soit, par une moiteur, une chaleur épaisse et sucrée, quasi sirupeuse, par un nuage de vapeur qui ne se disperse qu’à l’horizon, au-dessus de la mer, laquelle a perdu sa teinte jaunâtre, dévoilant au contraire un beau bleu farouche et fécond, sillonné par des barques de pêcheurs, des jonques qui vont entre les îles. Le réel tout en couleurs, frémissant, profond, et lui mi-sommeilleux titubant sur le tarmac du grand aéroport qui surplombe la ville, son errance transpercée par des vrais rayons de soleil. Dans le ciel le même bleu qu’il avait imaginé dans l’avion parmi les murmures des passagers, ciel spongieux, irisé, où des voiles d’humidité en se superposant à l’infini donnent plus de profondeur à l’espace. L’aéroport, lui fait penser à un scarabée entouré de ses petits, quatre coupoles de part et d’autres d’une grande nef de verre veinée d’un métal noir, et qui indique généreusement de ses pattes de devant le chemin à suivre. Il passe dans le hall silencieux de l’aéroport sous les verrières teintées, droit jusqu’aux taxis, non sans s’étonner en chemin de ne rien entendre, ni bruits, ni musique ; observe quelques femmes en habits traditionnels de soie blanche, des messieurs athlétiques aux souliers vernis semblables aux siens, rien d’autre. Il est monté dans le premier taxi venu, pressé d’aller vers l’extérieur, non pas vers la ville qui l’intéresse peu mais la baie, les bateaux, les îles, l’eau ; il a seulement indiqué qu’il voulait aller aux ferry et puis n’a plus écouté le chauffeur qui lui a raconté la ville, ces places, statues, centres commerciaux fort modernes et qui le laissent parfaitement indifférents, car il n’a d’intérêt que pour l’ensemble, le paysage, les contours d’une ville enfoncée dans la moiteur des tropiques, une ville sortie de l’eau, et le port. Le taxi descend vers la baie, traversant de longues avenues en pentes où s’engouffrent parfois des rafales de vent assez violentes ; cela fait voler des sacs de plastiques ainsi que les branches sèches de palmiers qui jonchent les trottoirs, et sont parfois arrêtées dans leur folle course par des poteaux de fer légèrement rouillés. Et en plus il fait chaud là-dedans et poussiéreux, d’une poussière rouge qui semble enlevée aux collines. Il pense alors au ferry qui l’emmènera à l’hôtel, loin de la ville et se sa chaleur. Une bien bonne idée il avait eu là, et il s’en félicite en accélérant le pas en direction du ferry qui s’apprête déjà à partir.

Ferry

Sur le ferry, où il réussit à trouver déjà un peu de fraîcheur il voit bientôt des collines rouges écrasées, un peu pelées par endroits certes mais de généreuses taches vertes viennent vite combler ces angoissants interstices. Ce sont aussi les maisons blanches dont on lui avait parlé, celles du magazine, et tout s’enchaîne alors parfaitement, en accord avec sa vision préliminaire, avec l’ordre pressenti. Et pourtant à bien écouter il y a encore ce bruit lancinant dans le ciel, ce tremblement très stable, monocorde, des carlingues, qui descend jusqu’en ce lieu qui lui fait mal, réveille la douleur qui se remet à onduler légèrement, qu’il module lui-même par sa respiration. Le soleil se couche et le brouhaha des touristes est tempéré par le fracas des vagues s’écrasant contre la coque du bateau. Le ferry va librement entre les îles, et il pense qu’il se sentirait totalement bien sans ce lierre qui remonte en lui par moment pour chatouiller sa conscience, sans l’oscillation de la douleur, la piqûre menaçante d’un métal, sans ce lambeau de chair vibrante qui scintille en lui sans saigner. Il suit maintenant les passagers qui débarquent, encombrés des lourdes valises alors que lui n’a qu’un petit sac qui contient le strict nécessaire.
L’hôtel, une grande pagode à étages, quatre ou cinq au moins, et aux terrasses spacieuses, avec les flamboiements de ses pignons de bois et les dentelles dorées, garde un air occidental très coquet. Le confort avant tout. La réceptionniste a eu des attentions pour lui, le souper est copieux et rafraîchissant, avec de nombreux poissons et fruits de mer, et puis des mangues, papayes, et les tables en bois exotique sont couvertes de pétales de magnolia. Titubant de bonheur il regagne sa chambre aux fenêtres grandes ouvertes sur la nuit tropicale.

Le rêve

C’est pourtant ce même soir qu’il a le rêve. Il est immobile sous une verrière teintée par laquelle entre une lumière tamisée, presque lunaire ; les voûtes de métal de très grande portée donnent au hall une allure de nef de cathédrale. Autour de lui va une foule blanche, qui murmure ; il tente d’avancer mais est bientôt arrêté par une soudaine révélation, incapable de sentir quoique que ce soit hormis cela : une accumulation de lymphe près de l’estomac, puis un kyste qui l’empêche presque de respirer, une pépite maintenant bien formée et qui murit encore, fortement innervée et battant comme un cœur amer et douloureux d’où part un lierre qui pousse à très grande vitesse ; lierre protecteur ou destructeur, il sent monter maintenant ses minces filets veineux qui après avoir innervé les poumon, le cœur, les muscles du torse traverse les épaules, les bras, les mains, gagnent encore en force, faisant mine de l’étouffer ; cependant ses muscles et organes, dans un mouvement de survie se contractent et pour survivre à cette attaque se mettent à leur tour à durcir imitant la pépite. Et alors qu’il est peu à peu condamné à l’immobilité il voit passer devant lui les gens, de plus en plus liquides et indistincts, blancs, passer en file devant lui avant de disparaître totalement ; puis, à sa grande surprise, il se remet à bouger, mais très lentement, tandis que la douleur qui a atteint son sommet le fait basculer dans une paradoxale insensibilité qui parcourt son corps digne, son corps glorieux, devenu tout entier de fer.
Au matin, en se réveillant, il croit en se tâtant le ventre sentir que la pépite a encore gagné en en volume quelque part dans les plis de ses intestins. Oui, elle murit peu à peu telle une patate amère, une pépite d’un métal lourd qui est donc du fer. Il aurait donc tout ce temps senti croître en lui du fer, selon un réseau de minces filets innervant peu à peu tout son corps et il appuie là où ça fait mal comme pour mieux circonscrire sa douleur. C’est ainsi, se tâtant le ventre avec angoisse qu’il est surpris par un employé de l’hôtel dont le sourire de surprise et de compassion le désarme et met fin à ces cogitations dont il a tout à coup honte.

Un beau mois

La douce monotonie des gens de l’hôtel, qui vont et viennent dans de simples tuniques de soie blanche, leur peau cuivrée, leur cils noirs incurvées, les gestes lents et maternels des femmes, la vision de la mer, transparente, et les innombrables îles qu’il voit pour la première fois dans la grande lumière du matin, chassent ces mauvaises sensations d’une nuit traversée par les tremblements d’un métal, et où ses nerfs ont été étirés en longs fils de douleur. Depuis le vieux ferry qui trace un sillon laiteux parmi les vagues apaisées il voit se dessiner peu à peu dans le lointain la ville, fort étendue mais sans orgueil, qui en sortant de l’eau s’organise tout-à-coup en clairs étages que son œil perçoit pour la première fois, évidence à la fois sensible et mathématique : pagodes rougeâtres et maisons sur pilotis, vieux immeubles de guingois un rien pourrissant, puis grandes bâtisses modernes aux éblouissants emplâtres parcourus de bougainvilliers, et aux terrasses encore vides, et enfin là-haut sur les crêtes les imposantes villas, entourées de palmerais où vivent les gens auxquels il va rendre visite. Autour le rouge menaçant, un peu boueux, des collines est toujours adouci par les grandes taches vertes des tamariniers, banyans, micocouliers. Arrivé au port il flâne même un moment parmi les larges étals des marchands de poisson, dont le sourire laisse apparaître des dents d’or ou d’argent. Il inspecte longuement les chairs molles, des poissons enlevés aux eaux, leurs écailles argentés, leur sang déjà fané, et ces yeux de martyrs qui attendent le bouillon ou la friture. Il respire tout cela de ses narines palpitantes, heureux de se réveiller enfin.
Puis Il va d’un pas alerte vers les étages supérieurs de la ville.
Une fois n’est pas coutume ses interlocuteurs en affaires ne sont pas aussi sournois qu’il en avait l’habitude, et l’obséquiosité de certains d’entre eux est tempérée par un goût inné pour la plaisanterie, un bavardage en apparence inutile mais dont il retire finalement de précieuses informations. Les choses vont lentement mais selon un cours naturel, une molle inclinaison qu’il n’a pas l’intention de contrarier. On l’invite dès les premiers jours, pour « respirer », à se promener dans la ville et ses alentours dans de pittoresques pousse-pousse arrêtés de temps en temps par des bandes de gamins maigrelets, peu effarouchés par les invectives du conducteur qui les menacent de ses bras luisants de sueur. Lui qui se croyait arrivé à destination se rend compte tout-coup que le voyage reprend, et qu’il rentre alors vraiment, par ces longs détours, dans un vaste pays qui s’étend bien au-delà de la ville. Il les apprécie même de plus en plus ces moments où à l’arrière d’un pousse-pousse il écoute avec dévotion les autochtones qui l’aident, au hasard des rues et des chemins de terre, jusqu’en haut des collines, jusqu’aux crêtes, à déchiffrer la ville, les bouquets de verdure où il commence à distinguer les différentes essences, le relief complexe des collines sidérales au loin, le port, les va-et-vient de bateaux, de pêche, plaisance, guerre, aux pavillons multicolores, et puis les vieilles architectures qui disent la tension unanime d’un peuple vers un idéal, toujours rattrapé par la pourriture marine, la nature, le temps.

Pousse-pousse

Ils lui disent aussi les différents clergés et leurs disputes, les crues des rivières et les rythmes des moissons, la laborieuse vie des pêcheurs, paysans, manoeuvres, et puis les lettres et les sons de la langue, les chants et les danses, les routes et les lignes de démarcation, jusqu’au pays voisin, moins riche et donc envieux, qui continue à cacher sous les dehors d’une diplomatie emplie de bonnes intentions un sourd désir de revanche ; ils disent enfin les anciennes guerres qui ont donné son visage moderne au pays et dont les blessures qu’elles lui ont infligées sont l’objet d’une véritable dévotion. Le pays grandit, prend forme, s’extirpe d’un manteau d’indistinction. Il voit les frontières, les trains qui partent dans le lointain et seront fouillés par quelques douaniers ennemis à la recherche d’une prise légitime, les drapeaux qui flottent au-dessus des administrations, il entend les trompettes des casernes, les cris des vendeurs de journaux annonçant de nouveaux pourparlers qui mettraient définitivement fin à un conflit toujours latent. De plus le fait de passer dans un mouvement de pendule d’un étage à l’autre de la ville, des demeures de ses interlocuteurs en affaire aux pêcheurs du port auquel il achète quelques poissons pour le seul plaisir de marchander, le fait d’alterner les îles à la terre ferme lui permet peu à peu d’embrasser ce monde dont la cohérence se confond pour lui avec celles des paysages qu‘il a sous les yeux. Ce monde prend forme dans son esprit comme un arbre qui croîtrait à vue d’oeil avec des branches étagées allant se complexifiant et puis couvert pudiquement d’un feuillage luxuriant pareil à celui des arbres de la colline.
Il le sent vivre en lui le soir, à la tombée de la nuit avec sa poussière rouge, son sable, ses forêts. Les images qui se démultiplient au fil du jour, l’abreuvent, le comblent. L’arbre a les pieds dans les eaux, les vagues vont et viennent sur la grève où il se promène en sandale de cuir avant de rentrer dans sa chambre d’hôtel. Et la nuit il sent la pépite qui peu à peu se résorbe, se calme, le lierre qui recule, s’étiole, s’amollit sous la pression des heures passées sur cette terre, sous la pression d’un autre temps. Oui, elle se flétrit puis se gorge d’eau, flotte comme une patate pourrie sur l’eau d’un grand fleuve qui coule à l’intérieur de lui-même. Il se rend même compte que son estomac a gagné en élasticité et qu’il a même bon appétit.

Les semaines passent. Il a appris à se frayer un passage dans la foule, effrayante aux premiers abords mais docile ensuite, à obéir à son rythme, à ses humeurs ; d’instinct il met de l’ordre dans les sons qui l’assaillent dès l’instant où il débarque depuis le ferry sur la terre ferme. Il finit par percevoir les accents, les inflexions de la voix qui disent des sentiments dont il croit même avoir percé la logique, la régulière alternance. Il se laisse ainsi guider par des intonations, des murmures, des prières ou des insultes. Il peut alors passer à des choses très pratiques comme marchander, répondre avec aplomb aux gamins des rues, céder ou forcer un passage. Cela dure des semaines où il va heureux chaque soir dans la poussière rouge des chemins qui sillonnent les collines de leurs lacis complexes, se perdant pour mieux apprécier ensuite du haut d’une crête la forme de la ville.
Ce monde aurait un sens, une carte, une langue, un drapeau flottant au-dessus du lagon.
Et puis ce sont les derniers jours, et la dernière nuit. Du ciel sont venus les bruits qui l’ont maintenu éveillé et alors sa chair, son corps, qui gît à nouveau sur le lit défait, à nouveau paquet abandonné sous une lointaine latitude, s’est souvenu que peu de temps auparavant, lors d’une époque où il était encore entre deux mondes, ses propres nerfs, étirés par l’angoisse, s’étaient enroulés en une pelote douloureuse, qu’il avait eu là cette pépite de fer, ce mauvais cœur résonnant à l’unisson de tout ce qui en ce monde est poussé par un magnétisme de fuite quasi unanime à disparaître et s’effacer. Fermant à nouveau ses paupières après avoir essayé de suivre du regard le long d’une ligne imaginaire, tremblante trainée de kérosène, les avions du ciel, il perçoit plus directement les fils implacables qui les relient aux aéroports du vaste monde, la prégnance du filet, et dans son esprit réapparaît alors, superbe, baroque, inquiétante, la grande mappemonde aux lignes qui se brouillent, hésitent et s’effacent pour laisser place à une indistinction toute aussi grande.
Il essuie une dernière fois la poussière rougeâtre qui maculent ses sandales et rentre dans le taxi qui doit l’emmener à l’aéroport qui surplombe la ville.
Les roues crissent, la mécanique hésite une dernière fois avant que le moteur se mette à ronronner, ronron monotone tant que dure le trajet, au cours duquel il voit le paysage se vider au fur et à mesure qu’il s’approche de l’aéroport. Premier choc qu’il reçoit au creux de l’estomac : il ne s’était pas rendu compte à quel point cette zone à l’écart de la ville était pelée et aride, privée de perspective et de relief, quand on y arrivait depuis le port et la mer ; devant rien qu’une steppe de rocailles et d’herbes rougeâtres parsemée d’arbustes formant des espèces d’involucres de métal, rien avoir avec le reste du pays ; cela serait plutôt le résultat d’ une catastrophe, d’un formidable incendie qui aurait ruiné ce plateau pour lui donner ce visage sidéral. Et bientôt les coupoles magnétiques de l’aéroport apparaissent ainsi que le fascinant ballet des avions.
Arrivé à destination, une grande moiteur l’assaille qui contraste avec l’insupportable clarté des lignes de l’aéroport. Il y a les bruits de pneus qui crissent, les cris rauques des chauffeurs de taxis à la recherche de clients ; les hommes affluent de toute part vers l’aéroport, vers les verrières sous lesquels il déambule à nouveau nerveusement. A l’intérieur de l’aéroport il ne reste que les images, ces plasmes colorés qui vivent de leur vie propre, plate et verticale, images des pagodes, des collines rougeâtres et de la mer, de prêtres en habits blancs au sourire figé, et puis un peu partout les vides et les pleins voulus par les architectes. Au creux de l’estomac la pépite reprend forme, réagit à nouveau aux mouvements de la foule, des cris des hauts parleurs, des musiques. Sa croissance obéit au rythme même de l’aéroport, des allées et venues des avions, atterrissages et décollages, des apparitions des destinations sur les panneaux d’affichage, des vides et des pleins. L’avion va bientôt partir.

L’avaleur de sabre

Il a été appelé, emporté ver le portique, poussé et ses muscles, tout en se figeant, ce qui accroît la douleur, ont tout de même obéi ; il a même accéléré espérant ainsi écourter la souffrance, nécessaire selon lui, est parti derrière un couple où le mari cherchait fébrilement sans abandonner le pas de course des passeports, l’a imité ; mais plus il accélérait et plus la pépite grossissait tout comme croîssait le lierre qui atteignait maintenant sa poitrine, comprimait ses poumons et son coeur. Il se sentit même empli en s’approchant du portique d’une espèce de défiance qui le força à reculer ; il avait si peur que de grosses gouttes d’angoisse perlaient à son front et quand il franchit pour de bon le portique et que ce dernier se mit à sonner, une terrible sonnerie qui fit frissonner chacun de ses nerfs, il l’accueillit sans véritable surprise, avec un certain soulagement même car la douleur décrut tout à coup. Il était enfin découvert et on allait voir la réalité.
Les gardiens tout excités à l’idée d’avoir réalisé une prise lui ordonnèrent de faire marche arrière tandis que des passagers le scrutaient de leur regard enfantin. En repassant sous le portique, pour vérifier, selon les mots des gardiens, et que cela se remit à sonner il se rendit que la tension était déjà en effet retombée, bien qu’une petite douleur aiguë se fût précisée, concentrée en un seul point, à la manière d’une appendicite. On le déchaussa, le déshabilla, mais ce n’est qu’en sondant son ventre que le bruit réapparut, ce qui plongea les gardiens dans un immense désarroi, à en juger par les questions saugrenues qu’ils se mirent à lui poser à un rythme effréné, et le sobriquet dont ils l’affublèrent, à savoir « l’avaleur de sabre ». Le chef fut appelé auquel on confia le cas de l’avaleur de sabre, qui n’y comprit rien, voulut vérifier et pour cela l’emmena au pas de course au service d’imagerie laser.

L’image

Et puis un médecin fut aussi convié car il y avait peut-être une maladie là-dessous, selon les mots du chef. Le médecin de l’aéroport arriva essoufflé, inquiet et curieux tout à la fois. Il posa quelques questions à Gabriel, en particulier sur ses habitudes alimentaires et les maladies qu’il avait pu contracter dans le passé. Il lui demanda enfin s’il souffrait et Gabriel répondit que oui, que ça faisait mal là et il montra d’un doigt qui tremblait l’endroit où toute la douleur s’était concentrée. Là, il répéta son geste avec une grimace de comédie tandis que le docteur commençait à manipuler la machine qui allait regarder à l’intérieur de lui. Une machine avec des écrans et des capteurs, telle qu’on venait d’en installer dans les aéroports pour les examens les plus complets, et qui permettent de déceler non seulement les objets ingurgités, drogues, microfilms, diamants locaux, mais aussi des maladies indésirables dans les autres pays, qui voyait et reniflait tout à la fois en particulier les poudres, métaux, liquides. Les voyants s‘allumèrent et on passa le capteur au-dessus de son ventre tandis que le docteur avait le regard rivé sur l’écran ou les premières images commençaient à apparaître ; et puis il ordonna en un geste nerveux au gardien d’immobiliser son capteur qui avait sonné un court instant avant que le gardien ne le fasse dévier en un mouvement de crainte ; il avait trouvé ce qu’il cherchait. Il enleva nerveusement des mains du chef des gardiens le capteur de métaux et le passa sur l’endroit exact qu’il venait de repérer. Le voyant rouge s’alluma et le capteur se remit à sonner. Extraordinaire lança-t-il, complètement, ha ça oui, incroyable, jamais vu ça de ma vie, il s’était levé de son siège, penché au-dessus de l’écran comme sur un puits sans fond. Il se parlait à lui-même ayant oublié jusqu’au patient qui attendait le verdict avec une certaine anxiété, car Gabriel pensait à ce moment-là que cet examen approfondi permettrait d’amener de nouveaux éléments qui pourraient faire prendre à son affaire un tour plus habituel.

— « Extraordinaire » reprit le docteur qui ne pouvait décoller ses yeux de l’écran et après avoir enregistré l’image il tira Gabriel vers lui, le doigt collé à un point de l’écran où on voyait une excroissance d’un bon centimètre de l’intestin, formant une petite boule d’une couleur grisâtre, et aux reflets de métal, accroché à la paroi externe de l’intestin comme un coquillage à son rocher — Ce n’est pas de la chair mais du fer ! Du fer ! Vous vous rendez compte ? répétait le docteur sautillant sur son siège. C’est la machine qui le dit, mais on peut le voir de ses propres yeux n’est-ce pas ? Et il se pencha à nouveau sur le puits sans fond où sa raison contemplait impuissamment le merveilleux spectacle.

— « Voilà pourquoi cela a sonné » s’exclama le chef des gardiens avec un brin de soulagement dans la voix, s’approchant de l’écran avec prudence, sans même oser regarder la chose. Mais cela va continuer si on le repasse par le portique reprit le chef des gardiens, je ne veux pas d’ennuis et je ne peux expliquer ça à la hiérarchie, cela n’a pas de sens.

— On peut opérer reprit le docteur, avec un sourire de compassion, une question de quelques heures. Et il fit de petits mouvements gracieux de ses doigts, comme pour s’échauffer avant l’opération.
Pendant ce temps Gabriel regardait fasciné l’excroissance sur l’écran, ce bout de métal brillant, qui avait donc lentement mûri dans sa chair pendant toutes ces années, resté invisible, solitaire dans ce vaste corps, ce labyrinthe de membranes, d’eau de nerfs et de tissus auquel il était greffé depuis si longtemps. Il l’avait fait, roulé peu à peu avec ses propres nerfs, ses pensées, le temps de tous ces allers et retours dans les aéroports du monde, jusqu’à ce que cette pépite atteigne la taille critique qui l’avait rendait repérable par les machines. La voilà sa résistance, ce bout idiot qui avait fait crier un mécanisme. Et il avait comme une tendresse pour ce dernier, car cela était sa création, cela était lui-même. Il y avait là comme une secrète résistance aux mécanismes avec lesquels sa vie s’était trop longtemps confondue.
Non répondit-il d’instinct à la proposition du docteur, et répéta ce non par trois fois.
Non, il avait une meilleure idée, son idée, dure comme le métal ; ce n’était même pas une idée d’ailleurs mais un mouvement spontané de tout son corps, rendu, apaisé, vers l’extérieur vers la plaine aride qu’il faudrait ensuite fuir. Il allait descendre, lentement à pieds la haute colline qui dominait la mer, par des lacis où peu à peu apparaitraient d’imposants bouquets d’arbres aux faites frémissant sous les vents qui montaient, s’engouffrant dans les anfractuosités du relief, à la verticale, mugissant ; il y aurait l’envol soudain de oiseaux qui secoueraient les feuillages sur leur passage, et il se retrouverait enfin au lieu où il était véritablement arrivé ici, à savoir le port. Il serait sur le port attendant le bateau, il y en avait des dizaines chaque jour de ces immenses bateaux qui sont des villes flottantes, il avait bien observé leur ronde durant toutes ces semaines. Il monterait à bord parmi une foule de passagers venant de tous les pays du globe et partirait pour le long voyage. Il eut conscience alors de la distance, des innombrables milles nautiques qui le séparaient encore du port de son pays, sentit dans son corps le trajet et ses étapes, entrevit la ligne sur laquelle il parcourrait le globe, le sillon qui unirait un à un les continents jusqu’à son pays qui pour la première fois apparut clairement sur la carte, tellement lointain qu’il en eut même un frisson. Cependant au bout le port serait là qui l’accueillerait comme une mère peut accueillir son enfant revenu d’un très long voyage.

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