La Revue des Ressources
Accueil > Création > Nouvelles > L’Opacification

L’Opacification 

mardi 1er novembre 2011, par Henri Cachau

Sachant que la mort fait partie intégrante de la vie, que n’existent ni apprentissage ni accoutumance à la douleur, chaque patient se confrontant à sa seule souffrance, variable selon son exponentielle courbe, dans ce provincial cercle d’anciens coloniaux – s’en défendant les gens sains relativisent le calvaire de leurs proches – tous furent atterrés lorsqu’ils apprirent l’imminente fin de celui surnommé, par rapport à son lieu de naissance : Ramuntcho. Un type longiligne, tout en nerfs, fibres et malice, du genre pelotari vieilli ou ceps précocement racorni par des péripéties vécues sous d’équatoriales latitudes, d’où il tirait ces truculentes anecdotes narrées avec un goût prononcé pour l’hyperbole aux adhérents de ce club d’anciens baroudeurs, l’ayant unanimement déclaré conteur hors pair, et par conséquent se désolant de sa prochaine disparition. Un pilier inébranlable de ce bar aux décorations et tentures exotiques, dont les trognes quasi momifiées par l’alcool et la syphilis des affiliés de l’amicale, presque se confondaient avec les têtes naturalisées des fauves, buffles et antilopes, y usant d’une cocasserie toujours renouvelée lorsqu’il racontait ces invraisemblables épisodes, ou plus Tartarin que Savorgnan de Brazza, il s’octroyait ce rôle de bouffon lui ayant permis dans de périlleuses circonstances, alors qu’à ses dextre et senestre sous les sagaies ou machettes tombaient ses coreligionnaires blancs, de s’en tirer sain et sauf grâce à des stratagèmes et une alacrité naturelle lui ayant permis de prendre à contre-pied leurs malheureux faux pas...

Ineffable la narration de cette chasse au rhinocéros blanc, alors que désarmé, chargé par l’animal furieux, sous le regard ébahi des traqueurs et rabatteurs indigènes, d’une feinte il réussit à esquiver l’attaque du mastodonte en se soustrayant de sa trajectoire par un écart digne des meilleurs toreros landais. Moins glorieuse celle de son ultime safari assuré en l’honneur de gogos venus depuis la capitale solliciter ses talents de Nemrod, durant lequel, déjà vieilli, atteint par la maladie, il confondit gnous et chèvres, à coups de chevrotine en réduisit à l’état de tapis de sol ; une erreur de tir déclenchant de la part d’autochtones vexés, une chasse à l’homme dont il réchappa en se réfugiant dans un massif d’épineux. Une situation délicate d’où ses compagnons de safari, soulagés et hilares, le sortirent une fois l’alerte passée, froissé, meurtri de micro déchirures, dont les multiples plaies, mal cicatrisées, révélèrent un fort taux de diabète et des problèmes sanguins nécessitant son rapatriement, puis une hospitalisation durant laquelle en salle de radiographie, inquiets sur son état, les spécialistes parlèrent d’opacification, de rayons X... Malgré l’inconfortable situation et la brûlure du liquide lithique ces termes le firent s’esbaudir, rebondir sur celui remémorant cette guerre de pacification (d’opacification !) menée envers lui-même, en réalité n’ayant jamais cessé depuis un demi-siècle et dans son esprit et de par notre vaste monde… Un type facétieux mais pragmatique ce Ramuntcho, qui lors de son passage sous les drapeaux, à l’instar de son grand-père ayant souffert mille morts aux alentours de Douaumont ou de son père à Diên Biên Phu, comme la majorité des bidasses subissant les ordres contradictoires d’une incompétente hiérarchie, ayant survécus grâce à l’ingurgitation de picrate et de petit gris, à son tour se sortirait de ce guêpier par une immodérée consommation de ces drogues légales, à la longue lui provoquant une récurrente tachycardie entortillant les médecins militaires, sans succès essayant de le requinquer afin de lui faire regagner cette Kabylie où ses copains, à peine au fait de cette guerre dite pacificatrice qu’à leur insu ils menaient, tombaient dans des embuscades avant d’être émasculés ou égorgés par le biais d’une laryngectomie barbare au nom révélateur de « sourire kabyle », pratiquée à l’aide d’un poignard et sans anesthésie locale !... Une fois le conflit Algérien terminé, convaincu des charmes de l’Afrique il y demeurerait, y mènerait non une vie d’anachorète mais de mercenaire, l’obligeant pour assurer sa survie à utiliser des tours de magie et autres ruses, à abuser les locaux en leur faisant absorber des mixtures alcoolisées de son cru troublant l’esprit des meilleurs sorciers, derechef lui octroyant des pouvoirs surnaturels ; battus sur ce terrain des subterfuges, bientôt ces griots le qualifieraient de diable en personne. Ce titre lui conféra d’avantageuses situations dont il abuserait durant ces décennies passées à hauteur du treizième parallèle, uniquement afin d’échapper à toutes sortes de troubles, de trahisons, avant que mauvais alcools, tabacs et filles n’occasionnent dans son organisme les ravages que l’on subodore…

Un type agaçant ce goguenard patient, dont l’amaigrissement laisse à l’œil exercé du praticien deviner une robuste constitution, aujourd’hui rognée par une révolution de cellules malignes s’activant à hauteur de son larynx, d’un air bravache souriant à l’énonciation du diagnostic asséné par l’homme de l’art droit sorti d’une énième intervention chirurgicale ; encore équipé de son pyjama de couleur vert d’eau, avec son étrange bonnet fiché sur l’arrière de son crâne et son masque reposant de guingois à la base de son coup. Assis de trois-quarts sur son siège ergonomique, seul luxe de lieux quasiment vides et immaculés, tout au long de sa péroraison technique, d’où ressortent les termes d’incision, d’ablation, de curage ganglionnaire, de trachéotomie, de laryngectomie – des mots ravageurs ayant fait frémir puis s’effondrer plus d’un patient – le chirurgien maintient son inexpressif regard fixé sur l’un des angles de la pièce, tache d’éviter celui ironique de son interlocuteur, se souvenant lui des parties génitales et gorges méchamment tranchées d’anciens compagnons du contingent. Mal à l’aise il se lancera dans une méticuleuse description d’un éventuel processus opératoire, insistera sur les handicaps futurs, la consécutive perte de voix, psychologiquement difficile à supporter, avant de conclure en haussant le ton, une inflexion agressive qui n’échappera pas à la perspicacité de l’aventurier, par un incontournable trait de morale en soulignant l’inconséquence de la majorité des cancéreux, tôt ou tard rattrapés par leurs excès... « En ce qui vous concerne, la taille apparente de la tumeur et les ganglions périphériques dénotent un cancer avancé de la gorge. Et bien qu’aujourd’hui nous soyons susceptibles d’en guérir la majorité, demeurent des perspectives de rémission ou de guérison aléatoires, avec des risques de récidives selon l’atteinte profonde des tissus. Je présume que les causes ne vous sont pas inconnues, presque méritez-vous ce châtiment de longue date espéré ou attendu peut-être ! L’abus d’alcool, de tabac, de filles, n’est-il pas l’apanage des coloniaux ? Dans ce cas précis, sachez que je ne m’apitoie nullement sur les souffrances que vous encourrez. A vous, si vous en êtes capable, de les offrir en rémission de vos fautes à un quelconque dieu tribal ! »...

Dès cette première entrevue, entre ces deux êtres il n’y eut pas d’entente cordiale, s’afficha une mutuelle incompréhension, car si l’un croyait à la science, aux bienfaits censés être apportés au genre humain, l’autre n’y croyait guère ; son passé de flibustier l’incitait à compter sur les occurrences heureuses ou malheureuses, celles que la vie malgré son opacité générale lui avait jusqu’ici procurées et qu’en son for intérieur il sollicitait encore... Et voilà qu’un pédant bardé d’un théorique savoir, s’apprêtait à disposer de son corps, de son avenir proche, s’octroyait le luxe de lui faire la morale en le jugeant du haut de sa déontologie : adulte mais irresponsable ! Eh bien non, même fragilisé par des cellules malignes lui bouffant larynx et pharynx Ramuntcho résisterait, ne s’en laisserait pas compter par ce pervers, avec un évident plaisir dénotant morbidité et sadisme intellectuel, se complaisant à lui décrire ce cancer de la gorge dont il se sait porteur depuis l’âge de sa première cibiche, puisque mortel, déjà en équilibre instable entre vie et trépas depuis le jour de sa naissance ! Une balle perdue, un poignard, une sagaie, une flèche, une machette ayant à tout instant pu l’atteindre depuis un quelconque recoin de savane ou de brousse, les grands prédateurs ou nettoyeurs naturels s’y repaissant des restes humains... Il y avait belle lurette qu’il était renseigné sur les risques encourus suite à ses abus, et ces années de rabiot accordées par il ne savait quels esprits ou démons de lieux successivement fréquentés, jusqu’à ce jour lui ayant permis durant les heures méridiennes de sieste obligatoire, d’anticiper sur l’arrangement de futures misères physiques qui tôt ou tard l’atteindraient. Aussi, malgré la fatale annonce et la médicamenteuse nausée opacifiant son esprit, ni l’épouvante, ni l’effroi ne prendraient sur son vieux cuir de bourlingueur, et de cette leçon doctoralement administrée, à bon escient il saurait la retourner à son contempteur qui, sans un regard d’apitoiement, lui prescrivit une série d’examens complémentaires…

Ce soir-là, veille de l’opération de leur ami Ramuntcho, le colonel Blondeau président du cercle des 3A (Amicale des Anciens d’Afrique) n’eut pas à se faire prier pour établir le silence, très peu de toux, de traînements de pieds, de bruits de chaises parmi les membres présents, tant sa communication était attendue et crainte. Le vieux militaire se frisa ses moustaches, se racla la gorge puis d’une voix rauque lança à ses compères : « Notre ami Ramuntcho, je l’ai trouvé assis au milieu d’un caravansérail de moribonds en phase terminale, en train de leur prêcher une surprenante bonne parole. Sans doute qu’au préalable avait-il chauffé l’ambiance, plutôt réfrigérée dans ces lieux faussement hospitaliers. Je pense que l’anecdote des crocodiles dont vous connaissez les péripéties : cette traversée d’un marigot exécutée en sautant d’une carapace sur l’autre de sauriens préalablement gavés, avait déjà produit son désopilant effet. Tous ces morts vivants, malgré les amicales fâcheries des infirmières les incitant à plus de modération sur le tabac et l’alcool, fraternellement partagés avant leur dernier assaut contre la camarde, se bidonnaient d’une façon que l’on pouvait juger indécente sans la connaissance de cette panique inhérente à leur imminente disparition. Il est évident que notre conteur, apparemment maître, comme brillamment il nous le démontra, et de sa parole et de son destin, lucide malgré sa connaissance de l’inéluctable, rassérénait ses misérables compagnons en leur déclarant ceci : « Mourir d’un cancer la belle affaire ! Depuis notre naissance nous sommes porteurs de gènes malveillants. Toutefois, ils nous auront permis de vivre en bonne santé jusqu’à ce jour, ainsi échapper à d’autres calamités ou morts précoces. Songez aux accidents, à la grippe espagnole, à la canicule, aux crimes, guerres, parricides, pandémies, naufrages et autres attentats dont nous sommes sortis indemnes ! Dorénavant notre seul but est de passer outre l’assurance d’une vie meilleure ici bas, de nous consacrer à l’exclusive jouissance de notre sort de condamnés. Sachez que nous ne trouverons personne pour venir nous disputer notre souffrance, jouissons-en ! »... Autour de lui, hébétées ou ahuries, sonnées par les sédatifs, l’alcool, le tabac et les lourdes thérapies, les têtes cadavériques affichaient un même rictus, une sorte de sourire kabyle figé, correspondant à leurs lèvres effilées, d’un rouge sang maladif tranchant d’une vilaine cicatrice leurs blafardes figures… Quand il m’aperçut, comme pris en faute, d’un rapide mouvement il essaya d’éteindre son havane, puis comprenant l’inutilité de son geste, le reprit en bec (commissure gauche), avidement en tira de savoureuses bouffées avant de me rejoindre d’un pas mal assuré sur le pas de porte de leur salle commune, d’où il m’invita à le suivre plus à l’écart. Là, et croyez que j’en fus surpris, en pleurs notre impayable pitre s’effondra sur mon épaule, puis se reprenant me fit part de ses dernières volontés ! »...

...« Il s’agit d’un laconique testament dont je tairai ce qui touche aux siens, uniquement vous ferai part du seul côté facétieux qui nous intéresse. Il souhaite qu’avant l’incinération, chacun de nous arrose d’un meilleur whisky sa dépouille, tout autour y dépose quelques brisures des meilleurs cigares cubains. Ainsi devrait-elle, à l’égal des bûchers indiens brûler avec moins d’âcreté, restant à savoir si les douces vapeurs d’alcools et de havane agréeront aux muqueuses d’un quelconque Très-haut, me dit-il en me remettant l’enveloppe… Ensuite, malgré l’inutilité de mes propos je l’ai rassuré, lui ai indiqué que les trachéotomies étaient monnaie courante, que l’amélioration était au bout. Il me laissa pérorer, quand à bout d’argument je fus victime d’un blanc, narquois il me sourit, de sa table de chevet sortit une ardoise et un bâtonnet de craie, y écrivit ceci : « Si j’en réchappe, muet, je ne correspondrai que par l’intermédiaire de ce matériel scolaire »... Devant mon étonnement feint, sans le relever il me déclara : « Si je m’en tire, j’en ressortirai aphone et crois-moi, pour un bavard cette mutilation est le pire des handicaps. Je vivrais une véritable opacification des sens et de l’affect si tu vois ce que je veux dire. Fini le chamanisme ! »… Je lui rétorquais qu’après son rétablissement, si par malheur il en était ainsi, il se rattraperait par l’écriture de ses invraisemblables aventures, peu de personnes pouvant se targuer d’une vie aussi riche que la sienne, peut-être qu’un manuscrit en vue d’un futur ouvrage lui permettrait d’occuper ses pensées... Goguenard, longuement il me fixa, me défia, d’un mouvement lent, décomposé, simula ce geste horrible correspondant à ce barbare égorgement... Ensuite, il me demanda de lui remettre l’objet que vous savez, après en avoir vérifié l’état de son fil à l’aide de son pouce, d’un geste d’adieu m’invita à me retirer. Voici mes amis la relation de cette dernière entrevue, j’espère que demain nous en saurons plus sur la réussite de l’intervention chirurgicale ! »… Ce soir là, la réunion des 3A, s’acheva dans la morosité, chacun des adhérents pressentait l’inévitable extinction de la ‘Voix’ de leur cercle…

Dans sa phase de réveil, à demi inconscient, Ramuntcho,vainement essaya d’interpeller les soignants passant à sa portée, tenta de répondre aux questions de l’anesthésiste vérifiant son état, jusqu’à ce qu’effrayé, comprenant qu’ils ou elles lui demandaient de répliquer à l’aide de signes, il se sut définitivement mutilé. Dès lors, les hurlements qu’il lui sembla porter afin de soulager sa rage, loin de rebondir sur les parois de la salle d’éveil, interminablement résonnèrent entre celles de son pauvre cerveau… Bien plus tard, ayant regagné sa chambre, malgré l’embarras de l’appareillage il réussirait, avant la visite du chirurgien, à s’emparer de l’objet, à le glisser sous ses draps… Peu après, accompagné d’une nuée d’internes et d’infirmières ce grand patron vint se planter au bout de son lit, d’où pontifiant, sans un regard pour le récent opéré il énuméra les séquences opératoires, vanta leur apparente réussite, avant de s’interrompre intrigué par l’ardoise posée sur la poitrine du grabataire, portant cette sibylline inscription dont sa lecture lui fit immédiatement suspendre son monologue : « Entreprise d’opacification réussie. Merci pour ce sourire kabyle ! » … Presque à le toucher, le chirurgien se rapprocha de notre ami, se pencha sous le prétexte de lui rétablir sa canule mal disposée avant de graduellement, sans un mot ni plainte s’effondrer sur le lit… Une lame effilée de sagaie venait adroitement de lui transpercer le cœur…

© la revue des ressources : Sauf mention particulière | SPIP | Contact | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0 | La Revue des Ressources sur facebook & twitter