Cette histoire est réelle puisqu’elle m’est arrivée. Soyez assuré que toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé a été brouillée systématiquement par le truchement de mon imagination.
Je fréquentais alors un lycée technique célèbre depuis lors pour sa dose d’amiante hors norme ayant envoyé quelques-uns de ses anciens élèves au plus profond des méandres de la mort… Bref, des victimes du camarade Asbestose, un triste individu qui n’a pour les personnes qu’il touche aucune reconnaissance. Avec lui, on ne peut jamais parler de maladie professionnelle. C’est un sujet tabou. D’ailleurs, qui pourrait sérieusement lui opposer qu’être élève d’un lycée constitue une profession ?
J’ai toujours eu conscience que ma fâcheuse tendance à faire l’école buissonnière était un atout majeur me permettant de rester libre de choisir ma propre éducation. J’ai ainsi durant toute ma scolarité sélectionné les enseignants les mieux adaptés à mon développement intellectuel. Si mes parents étaient encore en vie, je pourrais leur dire que c’est un instinct de survie sans doute atavique qui me guidait chaque fois que je séchais les cours. Oui, n’ai-je pas, en me rendant au lycée avec parcimonie, limité mon exposition à l’amiante ?
A cette époque donc, je n’étais pas très assidue, exception faite pour les cours de Monsieur Ovidé. Ah Monsieur Ovidé ! Un mètre soixante-cinq de nerfs en pelotes, cinquante kilogrammes de muscles tétanisés chaque fois que nous le soumettions à l’épreuve de la flûte.
Monsieur Ovidé était le professeur de musique d’une classe dissipée dont la plupart des membres n’entendaient pas devenir mélomanes. En ce qui me concerne, j’étais assidue. La musique me parlait comme un ami de qui on peut tout entendre. C’était le seul cours où je n’avais pas un chronomètre qui trottinait dans la tête ni la petite voix de la paresse qui me disait « Quand est-ce qu’on sort de là ? ».
Chaque vendredi de 14 heures à 15 heures, je me rendais le cœur léger dans le préfabriqué surchauffé et exigu où nous étions installés pour entendre Monsieur le professeur de musique nous faire sa leçon.
Je dois tout d’abord remercier Monsieur Ovidé car grâce à ses cours, j’ai pu dresser mon chiot Sotha, un basset fauve de Bretagne plus fauve que breton. En effet, un jeudi de novembre, j’entendis pour la première fois la valse en ré bémol majeur, opus 64, nº 1, valse pour piano composée par Frédéric Chopin et surnommée par lui-même la valse du petit chien. Monsieur Ovidé nous demanda de fermer les yeux et d’imaginer un chien courant après sa queue dans un tempo molto vivace. Cet intermède musical avait pour vocation de nous tenir tranquille pendant une minute et quelques croches. Au-delà de l’effet calmant de la mélodie, je compris tout de suite que si je réussissais à dresser mon chien, il pourrait valser à souhait et me rapporter quelques menues monnaies les jours de marché.
Sotha n’avait pas l’oreille musicale. Chaque fois que je m’essayais à fredonner la valse canine, il hurlait à la mort. Le rendre coi m’a pris au moins quinze jours. Ensuite, il m’a fallu trouver des motivations particulières pour que Sotha se prête à cet exercice de bal. Je profitais de l’absence de ma mère partie faire les emplettes du samedi matin pour lui attacher un morceau de saucisson sur la queue. Ma première déconvenue fut le choix de la fixation. Je commençais par du chatterton, qui me paraissait suffisamment souple pour ne pas l’entraver dans son pas de trois. Malheureusement, quand je tentais d’enlever le papier collant, mon chien eu droit à une épilation en bonne et due forme. Je dus dire à ma mère que le chien s’était coincé la queue dans la porte d’entrée et comme il avait eu peur de ne pas pouvoir s’échapper, les poils lui en étaient tombés. Inutile de préciser que lors des essais suivants, j’optais pour la bonne vieille ficelle de cuisine... A force de patience, je réussis à ce que l’animal coure après sa queue dans un mouvement circulaire. Malheureusement, je n’obtins jamais l’effet d’une valse à trois temps. L’idée d’une représentation publique fut donc abandonnée.
Monsieur Ovidé avait décidé de moderniser les cours de musique et à cet effet, il nous faisait répéter le refrain d’un succès du moment, « Tout va changer », chanson remarquablement interprétée par le Big Bazar de Michel Fugain.
Chacun sait que le destin d’un homme peut être bouleversé en fonction de ses choix et parfois, il ne faut pas grand-chose pour faire basculer ledit destin. En effet, Monsieur Ovidé avait décidé, non pas de nous faire chanter « Tout va changer » mais de nous le faire interpréter à la flûte ! Mal lui en a pris car pour les novices joueurs de flûte que nous étions, les dièses et les bémols imaginées par Michel Fugain se révélèrent de véritables tortures pour les oreilles de notre professeur, mélomane averti.
Le vendredi après-midi nous allions donc subir de plein gré notre séance de torture et ressortions avec la ferme conviction que nous étions des « ignares patentés dont on ne ferait jamais rien », dixit Monsieur Ovidé.
Comme j’étais d’un tempérament susceptible, me faire traiter d’ignare patenté ne me convenait pas. Je proposais à mes camarades de répéter le morceau chaque jour à l’interclasse, et j’ajoutais « jusqu’à ce que mort s’en suive ! »
Mes camarades se prêtèrent au jeu et c’est ainsi que la fin de l’année scolaire arrivant, nous fîmes à Monsieur Ovidé la démonstration que des ignares patentés pouvaient, à force de travail, réussir à placer des notes altérées dans une mélodie. Le jour de la représentation, en présence de tous les professeurs et de nos familles, alors que nous jouions avec brio le célèbre passage qui nous posait problème (celui-là même où Michel Fugain affirmait « tout va changer demain, tu n’as qu’à ouvrir les mains »), Monsieur Ovidé qui battait la mesure, ouvrit effectivement sa main droite pour la porter à son cœur et tomber de toute sa hauteur sur l’estrade où nous étions réunis. Le diagnostic du médecin fut le suivant : arrêt cardiaque fatal suite à une trop grande émotion.
Monsieur Ovidé avait succombé à l’émotion de nous entendre à l’unisson réussir le passage délicat de la mélodie.
Tout au long de ma vie, j’ai souvent pensé à Monsieur Ovidé et à son arrêt cardiaque en me demandant si nous avions une part de responsabilité dans sa mort.
Aujourd’hui, je sais que plusieurs professeurs de mon ancien lycée ont été rattrapés par l’amiante et que leur pronostic vital est engagé. Alors, finalement, si nous avons eu une part de responsabilité dans le trépas de notre professeur, au moins, nous l’aurons accompagné en musique… sans fausse note.
Illustration : Le Fifre, Edouard Manet, 1866.