Au Japon comme en Occident, nous rappelle P-F. Souyri [1], l’histoire japonaise a été interprétée à partir d’une opposition tradition/modernité, avec l’année 1868 comme rupture entre l’ancien et le nouveau. Avant 1868, l’époque Edo (1603-1867) se caractérise par un système féodal dominé par les shôguns et les seigneurs avec leurs fiefs, bref l’ancien régime. Et puis à partir de 1868 et la restauration impériale, les réformes politiques du nouveau régime, l’ouverture aux lumières et aux sciences occidentales faisaient entrer le pays dans l’ère de la modernité. Dans l’historiographie japonaise, l’un des discours dominants, qui a longtemps structuré les représentations de la période, définissait une époque féodale obscurantiste, fermée sur elle-même suivie par l’ouverture de Meiji (1868-1912) qui a permis au pays de se mettre à l’heure de la modernisation occidentale. On transposait au Japon la vision occidentale de l’évolution de l’histoire et de ses jugements de valeur. Comme au XIXe siècle le Moyen-Age était synonyme en Occident de période sombre, pour les Japonais de Meiji et de bien après encore, le régime des Tokugawa faisait figure de repoussoir.
Cette représentation historique commence cependant à être battue en brèche dans les années 1970-1980 lorsque le Japon s’impose comme une puissance économique, industrielle, commerciale concurrente des États-Unis. Une « décomplexion » va se faire jour qui s’accompagne, transposée dans l’histoire, de l’idée que l’arrivée des Occidentaux n’a fait qu’accélérer un processus de modernisation largement endogène. Une nouvelle vison replace désormais la période Edo dans un lent processus non de stagnation, mais de croissance économique, technique, culturelle longue et ce malgré les crises, formant le creuset d’une modernité, qui expliquerait au demeurant la rapide transformation du pays à partir de Meiji. Autrement dit, la pax Tokugawa, ces deux siècles et demi de paix, ont permis une prémodernisation de la société avec un phénomène d’urbanisation sans précédent sous la forme des jôkamachi, ces villes seigneuriales au pied du château, création du pouvoir Tokugawa, où allaient se développer peu à peu une économie fortement différenciée ainsi qu’une culture urbaine de masse. Mouvement démographique à la hausse, défrichement, nouvelles techniques agricoles, nouvelles cultures commercialisables tournées vers les marchés urbains, notamment Osaka et Edo avec leurs cours de bourse du riz ; culture urbaine, avec une alphabétisation de masse, le succès des kibyôshi, « livres jaunes » que les colporteurs introduisaient jusque dans les campagnes, et puis le théâtre Nô, le Kabuki, les quartiers de plaisir et les estampes, etc.
Cette relecture historique nécessaire s’est accompagnée d’une nouvelle image qui s’est répandue dans les médias. On a commencé à insister sur l’âpreté de la vie lors de l’industrialisation du XIXe s., qui se serait traduite par une société violente, avec il est vrai un exode rural massif, un encadrement rigide, un contrôle social oppressif, une régression juridique pour les femmes, etc. Le tout débouchant finalement sur l’impérialisme, la guerre de conquête et l’atomisation finale de Hiroshima et Nagasaki. A contrario, Edo serait synonyme de paix, de nouvelles sociabilités, de fêtes, en résumé une période heureuse. La multiplication des études sur Edo qui vont toutes dans ce sens se traduira au milieu des années 80 par ce qu’on appelle l’« Edo boom ».
Que faut-il comprendre dans cette vision paradisiaque d’Edo ? Sans doute comme dans toute Nation, la recherche, à travers le « mythe d’Edo », d’une sorte de paradis terrestre préindustriel, telle en son temps l’évocation outre-Manche de l’ère victorienne, et aussi préoccidentale. Quelques nostalgiques précurseurs regrettaient déjà l’ancien régime et sa prétendue douceur de vivre. Ce fut le cas de Lafcadio Hearn (1850-1904) qui, amoureux du Japon, se fit naturaliser sous le nom de Yakumo Koizumi, préférant le monde des fantômes de la période Edo qu’il popularisa dans son recueil de nouvelles Kwaidan (“Histoire et études de choses étranges”) publié peu de temps avant sa mort, à celui des chemins de fer, de l’industrialisation. Ou encore de l’écrivain Kafû Nagai (1879-1959) qui dans sa célèbre nouvelle Sumidagawa (“la rivière de la Sumida”) publié en 1911, évoque tout un art de vivre qui avait fleuri sur les rives de ce fleuve de Tokyo, tout un monde fait de bateliers, d’artisans, de geisha dans leur maison de thé, de festivités qu’il voyait disparaître sous ses yeux : une critique en règle de Meiji (1868-1912) à partir de la nostalgie d’un Edo qui s’évanouit. Plus tard Robert Guillain arrivé en 1938 pour l’agence Havas, puis correspondant du Monde après la Seconde Guerre mondiale, retrouvera au fil de la rivière les berges illuminées du temps d’Edo, avant d’assister à leur disparition définitive devant l’édification dans les années 1960 d’un gigantesque mur de béton qui allait corseter le fleuve et le rejeter hors de la cité, éradiquant toute vie sur ses berges.
Mais c’est au milieu des années 80 que romans, feuilletons historiques télévisés, mangas alimentent cette fièvre d’Edo. Figure emblématique de ce boom, la dessinatrice de mangas Hinako Sugiura (décédée en 2005), qui a débuté sa carrière en 1980 avec une oeuvre Tsûgen Muro no Ume dont l’intrigue se déroule dans le quartier des plaisirs de Yoshiwara à Edo (nom aussi de l’ancien Tokyo).
À partir de 1993, elle cesse de dessiner et se consacre à l’étude de la culture et des moeurs de l’époque d’Edo dans des ouvrages à succès et dans des émissions de télévision. Dans un de ces livres célèbres publiés en 1998 Toshi ni totte shizen towa nanika (“Qu’est-ce la nature pour la ville ?”), elle opposait à une société industrielle assoiffée de matérialisme une nouvelle pauvreté qu’elle pensait avoir trouvé dans les quartiers populaires de la ville d’Edo, une vie avec moins de bien, moins de carrière mais surtout moins de souci, de pression. L’actuel retour d’Edo s’inscrit donc en ces temps de rude compétition dans une vision de calme, de bien-être, mais aborde aussi les questions actuelles de l’environnement, de l’énergie par exemple. Ainsi, l’écrivain Eisuke Ishikawa, dans Oo-Edo enerugi jijo, (“La situation énergétique dans la grande Edo”) paru en 1993, compare cette période à la nôtre sur le plan de l’énergie, du recyclage. Même s’il se félicite du progrès dans lequel nous vivons, il nous explique qu’à Edo on ne gaspillait pas, utilisant les seules sources d’énergie qu’étaient le soleil et la force humaine. Peut-être pas très pratique, mais les problèmes d’environnement n’existait pas précise-t-il dans son livre, et d’encenser le système de distribution d’eau qui grâce à d’ingénieuses techniques permettait selon l’auteur d’alimenter en eau potable plus d’un million d’habitants alors qu’à la même époque Paris avec ses 600 000 habitants ne connaissait aucun système de ce genre. Eisuke Ishikawa avait aussi été l’auteur en 1983 d’une série de science-fiction Oo-Edo Shinsenden (“Aventures fantastiques dans le Grand Edo”) dans laquelle il raconte à travers une histoire d’amour, les allers-retours d’un homme du Tokyo actuel vers Edo, d’un univers dur à la vie paisible.
Autre prêtresse du boom d’Edo, Yuko Tanaka, professeur à l’université Hosei qui pour son ouvrage Edo no sozoryoku : 18 seiki no media to hyoshi ("la force de l’imagination sous Edo : les médias et leurs symboles au XVIIIe siècle") publié en 1992 a obtenu le prix des arts et lettres et a par ailleurs animé une émission télévisée très populaire sur Edo. Nos deux passionnés de l’époque ne se contentent d’ailleurs pas d’écrire, mais cherchent à transposer certaines pratiques, par exemple en lisant à la lueur d’une lampe à huile ou encore en allumant le feu au silex. Une autre de leur expérience consiste à revenir à un horaire fondé sur deux moments importants de la journée, à savoir une demi-heure avant le lever du soleil (ake matsu) et une demi-heure après son coucher (kure matsu) utilisant à cette fin une horloge spéciale mise au point par M. Ishikawa lui-même. [2] Bref la recherche d’une simplicité, d’une frugalité que les hommes de l’époque savaient au mieux utiliser. Les Japonais ne sont pas les seuls à encenser Edo, à preuve le récent livre (2009) de Azby Brown Just Enough : Lessons in Living Green From Traditional Japan. Là aussi on plonge dans la vie de tous les jours d’Edo, avec à chaque fois des leçons que l’auteur voudrait nous voir tirer pour aujourd’hui. Fasciné par une période qui selon lui a su s’adapter à la dégradation de l’environnement et survivre, grâce à la combinaison d’une technologie ingénieuse et d’une morale du “juste assez”, l’auteur écrit en substance que « Edo est comme un bateau qui n’a aucune possibilité de toucher terre afin de se réapprovisionner et qui doit donc sans cesse tout refaire par soi-même afin de pouvoir continuer indéfiniment ». Et de fustiger notre société qui traite des questions isolément et non dans leur ensemble contrairement à Edo. L’auteur est convaincu que la manière de vivre sous Edo pourrait nous donner des leçons afin d’éviter de tomber dans un désastre écologique.
Il n’est pas interdit, pour en comprendre les enjeux, de rapprocher cette réévaluation de celles d’un réalisateur comme Pier Paolo Pasolini (toutes proportions gardées). En effet, comme le note Guy Scarpetta dans le Monde diplomatique [3] , « […] Ce [que Pasolini] allait chercher dans la nostalgie du Frioul, du monde rural, d’une diversité culturelle et dialectale menacée par le « progrès », ou dans celle des cultures prébourgeoises (Boccace, Chaucer) et extra-occidentales (Les Mille et Une Nuits), n’était pas très différent de ce qui l’attirait dans le tiers-monde, ou dans le sous-prolétariat des borgate romaines : une manière de s’appuyer sur les « forces du passé » pour mieux combattre le présent lorsque celui-ci devient destructeur ». (nous soulignons). Ainsi, si ces réhabilitations d’Edo pèchent parfois par idyllisme, elles pointent certains des maux de l’époque et montrent qu’une autre façon de vivre a été possible, qu’elle peut l’être encore : cette nostalgie, nous le voyons, est aussi militante que sentimentale. Elle postule explicitement pour un autre langage commun ; pour une société d’équilibre et de “décence commune” (pour reprendre l’expression de George Orwell). Résonances donc de cette nostalgie d’Edo avec le thème en vogue de la décroissance, de l’autosuffisance, mais aussi, en ces temps de globalisation, d’un Japon plus replié sur lui-même, pas trop dépendant de l’étranger (par exemple dans le domaine alimentaire). Un certain appauvrissement des “classes moyennes”, une précarisation, une dureté de la vie, l’augmentation d’une grande pauvreté longtemps ignorée, pourraient par ailleurs favoriser encore les visions nostalgiques d’Edo, et la réévaluation un peu fantasmatique, mais opérante sur le plan critique, d’une période qui ne cesse de fasciner.