À l’heure du thé en Décembre, quand l’obscurité se dresse en vague noire qui vient noyer la lumière du jour, comme un navire naufrageant dans l’Atlantique secoué par la tempête, je m’assieds pour mon repas du soir, tandis que mon téléviseur diffuse des annonces enrobées d’affects des vacances. Les Fées de Marks et Spencer bourdonnent à travers l’éther exauçant des vœux superficiels en ces jours sombres d’austérité, tandis que Sainsbury recrée une hypothétique trêve de Noël sur un champ de bataille de la Grande Guerre, trop propre pour un champ de la mort.
Peu importe comment ces magasins essayent de jouer avec les cordes de mon cœur, ils ne me séduiront pas pour acheter à un guichet électronique plutôt qu’au suivant. Mais là encore je ne suis pas tombé dans les argumentaires de vente qui promettent la satisfaction éternelle depuis 1932, quand je voyais l’affiche au gamin des sauces Bisto placardée sur le mur de brique fissuré d’une boutique à deux balles, près du taudis que j’appelais ma maison, à Bradford. Car là encore j’étais ce garçon qui allait au lit sans souper, depuis de trop de nombreuses soirées pour pouvoir les compter.
Cette saison est toujours à la fois pour vivre dans l’instant et pour se rappeler les moments lointains. Ainsi, mon esprit accède aux Noëls d’autrefois et s’en saisit à travers la giboulée des souvenirs et les images de ma mémoire. D’abord, je peux entendre mon père chanter des chants de Noël pendant que ma mère cuisine une oie, alors que je joue avec mon train miniature, me réchauffant près du feu de charbon. Mais ensuite la tourmente de la grande dépression arrive et je me rappelle les périodes noires et sinistres où la faim dérobe la joie du foyer, quand le seul rire entendu est celui de nos voisins imbibés de Gin qui noient leur chagrin dans l’hilarité amère. Mon enfance disparaît de ma vue quand je me souviens du début de ma virilité alors que la Grande-Bretagne est seule en guerre contre l’Allemagne nazie.
Ce furent des jours redoutables et menaçants où les vacances de Noël furent passées à anticiper pour m’attendre à ce qu’au cours de l’année nouvelle la mort devînt une possibilité pour moi comme pour chacun de ceux que j’aimais !
Pourtant, j’ai vécu, et en 1945 j’ai vu la paix régner de nouveau en Europe, alors je me suis senti verni d’avoir survécu à la fois à la Grande Dépression et à la Seconde Guerre mondiale.
Comme je séjournai à Hambourg pendant la saison de Noël, en tant que membre des forces d’occupation de la RAF, je trouvai parmi les décombres de cette ville hanséatique une paix dans mon cœur que je n’avais pas connue depuis que j’avais été môme.
La veille de Noël, cette année là, il neigeait. Il tombait du sucre glace saupoudré sur la ville comme d’un gâteau de Noël dont la garniture aurait été dispersée par le vent. Les receleurs, les marchands à la sauvette et les arnaqueurs de cigarettes s’arrachaient pour finir leur commerce avant que les cloches de l’église ne se missent à sonner, pour célébrer la naissance du Christ.
Le long du quartier de St. Pauli, des camions à vapeur livraient de la bière et du vin aux bordels, qui prévoyaient des affaires exceptionnelles venant des militaires nostalgiques. À travers la longue rue de Reeperbahn, les lumières brillaient avec éclat, tandis que dans les camps de réfugiés les sans-abris se blottissaient en s’accroupissant pour se protéger du froid, se réchauffant avec la soupe aqueuse et les mots bienveillants dispensés par les pasteurs luthériens qui les visitaient [3]
L’aéroport était somnolent ; les hommes de service chargés de le maintenir opérationnel étaient aussi lents qu’un chat se pelotonnant sur un oreiller devant le feu. À l’extérieur de la tour de contrôle, les militaires de la Couverture de la Zone Locale [4], drapés dans leurs grands manteaux, prenaient de longues pauses-cigarettes. Entre deux bouffées et des éclats de rire, ils échangeaient des plaisanteries obscènes ou des contes sur leurs exploits sexuels avec des femmes allemandes.
Le juchoir de la tour de contrôle resta inhabité pendant les quelques jours suivants. Les émetteurs de radio bourdonnaient sans trouble parce que le ciel au-dessus était vide et les nuages bons pour la neige. On n’attendait ni arrivée ni départ jusqu’à l’après-Noël.
Au sol, les routes autour de l’aéroport étaient calmes parce que la flotte des véhicules de la RAF était rentrée au dépôt pour la durée des vacances. Partout il en allait de même, sauf sur la piste où un peloton de jeunes recrues déneigeait la zone d’atterrissage.
Au central téléphonique, le standard était tenu par une équipe réduite qui attendait en s’ennuyant la fin de son tour de travail. Le bruit frénétique ordinaire de l’activité des centaines d’appels redirigés et expédiés entre le camp et le monde militaire en Allemagne et en Grande-Bretagne s’était calmé, car il ne restait sur place presque personne, que ce fût pour recevoir ou envoyer un appel. Quelques opérateurs rôdaient autour des téléscripteurs mutiques qui toutes les heures s’éveillaient pour imprimer furieusement la vitesse du vent, la température, et les niveaux d’altitude du plafond — « Pour le fichu Saint Nich », commenta l’un d’entre eux.
Parce que le monde était en paix pour la première fois depuis 1938, ce fut un Noël unique. Quiconque y étant prêt quitta et abandonna notre aéroport pour un congé de dix jours. Quant à ceux qui restaient, un comité de Noël fut constitué pour organiser des festivités. L’esprit de Yule [5] parmi le camp rappelait celui de l’Angleterre dans ses rangées de maisons mitoyennes ; il était construit de caisses de bière à bon marché aux papiers enseignes illustrés qui semblaient dire implicitement « À Fuhlsbüttel, on trinque pour pas cher mais chaleureusement ! » [6]. C’était l’état d’esprit de la classe ouvrière en Grande-Bretagne, où tout ne pouvait être fait que pour le moins cher, excepté le sentiment de camaraderie aussi riche qu’une veine profonde dans une mine d’or prospère.
Dans le hall du mess un arbre de Noël géant fut érigé avec le plus haut risque près du four à bois par l’équipe du Comité. Elle le festonna d’ornements brillants et disposa des faux cadeaux sous les branches. Des traîneaux et des figurines du Père Noël découpés en papier kraft furent épinglés aux murs en guise de décorations festives. Le gui qui pendait aux luminaires donnait à notre réfectoire un air de fête des congés à l’usine de tapis d’Halifax [7].
Le matin précédant Noël, je négociai avec le chef cuisinier un extra de rations pour permettre à Friede et à sa famille d’avoir un repas de fête. Le chef des cuisines était un Londonien obligeant dont la maîtrise des arts culinaires avait commencé et s’était terminée à la tartine frite du petit déjeuner. Ne jamais dire fontaine je ne boirai pas de ton eau, le cuisinier accepta à l’amiable le pot de vin de ma chemise sur mesure en échange de la nourriture. Il me laissa remplir à craquer mon sac d’équipement avec des conserves de viande, des entremets salés, et des bonbons.
« Régalez la Chérie [8] dès ce soir, » dit-il, « Emmenez donc un peu de tarte au porc avec un morceau de plum pudding. »
Quand minuit arriva, les cloches des églises qui n’avaient pas été effacées par les bombardements carillonnèrent, et les habitants de Hambourg avec des cierges allumés pour faire face à l’obscurité de l’hiver émergèrent de leurs foyers crevés. En réjouissance et en remerciement de l’espoir que la guerre fût finie, le peuple de Hambourg commença à chanter les paroles : « Douce nuit, sainte nuit ». La mélodie voyagea dans la profondeur de la ville endeuillée puis s’apaisa vers l’Elbe, dérivant vers la sombre, la froide mer Baltique.
Le texte original paru le 24 décembre 2014 en anglais sous le titre « Christmas Eve Hamburg 1945 » dans Facebook Harry’s Last Stand (le Facebook au titre de son dernier ouvrage, de combat social, qui remporte un vif succès dans tout le Royaume Uni), est une variation actualisée du récit publié en novembre 2011 dans Goodreads Harry Leslie Smith, sous le titre « Christmas 1945, Hamburg -Stille Nacht ».
Traduit par Louise Desrenards le 25 décembre 2014 et publié dans La Revue des ressources avec l’accord de l’auteur.
Remerciement : Blue Rider.
La Trilogie de Noël 2014 au 1er janvier 2015 par Harry Leslie Smith dans La RdR :
– La veille de Noël 1945 à Hambourg (28 décembre)
– Un Noël d’austérité en 1930 (26 décembre)
– Noël 1944 (22 décembre 2014)