Vous avez tous connu ce bon Théodore, sur la tombe duquel je viens jeter des fleurs, en priant le ciel que la terre lui soit légère.
Ces deux lambeaux de phrase, qui sont aussi de votre connaissance, vous annoncent assez que je me propose de lui consacrer quelques pages de notice nécrologique ou d’oraison funèbre.
Il y a vingt ans que Théodore s’était retiré du monde pour travailler ou pour ne rien faire : lequel des deux, c’était un grand secret. Il songeait, et l’on ne savait à quoi il songeait. Il passait sa vie au milieu des livres, et ne s’occupait que de livres, ce qui avait donné lieu à quelques-uns de penser qu’il composait un livre qui rendrait tous les livres inutiles ; mais ils se trompaient évidemment. Théodore avait tiré trop bon parti de ses études pour ignorer que ce livre est fait il y a trois cents ans. C’est le treizième chapitre du livre premier de Rabelais.
Théodore ne parlait plus, ne riait plus, ne jouait plus, ne mangeait plus, n’allait plus ni au bal, ni à la comédie. Les femmes qu’il avait aimées dans sa jeunesse n’attiraient plus ses regards, ou tout au plus il ne les regardait qu’au pied ; et quand une chaussure élégante de quelque brillante couleur avait frappé son attention : - Hélas ! disait-il en tirant un gémissement profond de sa poitrine, voilà bien du maroquin perdu !
Il avait autrefois sacrifié à la mode : les mémoires du temps nous apprennent qu’il est le premier qui ait noué la cravate à gauche, malgré l’autorité de Garat qui la nouait à droite, et en dépit du vulgaire qui s’obstine encore aujourd’hui à la nouer au milieu.
Théodore ne se souciait plus de la mode. Il n’a eu pendant vingt ans qu’une dispute avec son tailleur : - Monsieur, lui dit-il un jour, cet habit est le dernier que je reçois de vous, si l’on oublie encore une fois de me faire des poches in-quarto.
La politique, dont les chances ridicules ont créé la fortune de tant de sots, ne parvint jamais à le distraire plus d’un moment de ses méditations. Elle le mettait de mauvaise humeur, depuis les folles entreprises de Napoléon dans le Nord, qui avaient fait enchérir le cuir de Russie. Il approuva cependant l’intervention française dans les révolutions d’Espagne. - C’est, dit-il, une belle occasion pour rapporter de la Péninsule des romans de chevalerie et des Cancioneros. - Mais l’armée expéditionnaire ne s’en avisa nullement, et il en fut piqué. Quand on lui parlait Trocadero, il répondait ironiquement Romancero, ce qui le fit passer pour libéral.
La mémorable campagne de M. de Bourmont sur les côtes d’Afrique le transporta de joie. - Grâce au ciel, dit-il en se frottant les mains, nous aurons les maroquins du Levant à bon marché ; - ce qui le fit passer pour carliste.
Il se promenait l’été dernier dans une rue populeuse, en collationnant un livre. D’honnêtes citoyens, qui sortaient du cabaret d’un pied titubant, vinrent le prier, le couteau sur la gorge, au nom de la liberté des opinions, de crier : Vivent les Polonais ! - Je ne demande pas mieux, répondit Théodore, dont la pensée était un cri éternel en faveur du genre humain, mais pourrais-je vous demander à quel propos ? - Parce que nous déclarons la guerre à la Hollande qui opprime les Polonais, sous prétexte qu’ils n’aiment pas les jésuites, repartit l’ami des lumières, qui était un rude géographe et un intrépide logicien. - Dieu nous pardonne ! murmura notre ami, en croisant piteusement les mains. Serons-nous donc réduits au prétendu papier de Hollande de M. Montgolfier ?
L’homme éminemment civilisé lui cassa la jambe d’un coup de bâton.
Théodore passa trois mois au lit à compulser des catalogues de livres. Disposé comme il l’a toujours été à prendre les émotions à l’extrême, cette lecture lui enflamma le sang.
Dans sa convalescence même son sommeil était horriblement agité. Sa femme le réveilla une nuit au milieu des angoisses du cauchemar. - Vous arrivez à propos, lui dit-il en l’embrassant, pour m’empêcher de mourir d’effroi et de douleur. J’étais entouré de monstres qui ne m’auraient point fait de quartier.
– Et quels monstres pouvez-vous redouter, mon bon ami, vous qui n’avez jamais fait le mal à personne ?
– C’était, s’il m’en souvient, l’ombre de Purgold dont les funestes ciseaux mordaient d’un pouce et demi sur les marges de mes aldes brochés, tandis que celle d’Heudier plongeait impitoyablement dans un acide dévorant mon plus beau volume d’édition princeps, et l’en retirait tout blanc ; mais j’ai de bonnes raisons de penser qu’ils sont au moins en purgatoire.
Sa femme crut qu’il parlait grec, car il savait un peu le grec, à telles enseignes que trois tablettes de sa bibliothèque étaient chargées de livres grecs dont les feuilles n’étaient pas fendues. Aussi ne les ouvrait-il jamais, se contentant de les montrer à ses plus privées connaissances, par le plat et par le dos, mais en indiquant le lieu de l’impression, le nom de l’imprimeur et la date, avec une imperturbable assurance. Les simples en concluaient qu’il était sorcier. Je ne le crois pas.
Comme il dépérissait à vue d’oeil, on appela son médecin, qui était, par hasard, homme d’esprit et philosophe. Vous le trouverez si vous pouvez. Le docteur reconnut que la congestion cérébrale était imminente, et il fit un beau rapport sur cette maladie dans le Journal des Sciences médicales, où elle est désignée sous le nom de monomanie du maroquin, ou de tiphus des bibliomanes ; mais il n’en fut pas question à l’Académie des sciences, parce qu’elle se trouva en concurrence avec le choléra-morbus.
On lui conseilla l’exercice, et comme cette idée lui souriait, il se mit en route l’autre jour de bonne heure. J’étais trop peu rassuré pour le quitter d’un pas. Nous nous dirigeâmes du côté des quais, et je m’en réjouis, parce que j’imaginai que la vue de la rivière le récréerait ; mais il ne détourna pas ses regards du niveau des parapets. Les parapets étaient aussi lisses d’étalages que s’ils avaient été visités dès le matin par les défenseurs de la presse, qui ont noyé en février la bibliothèque de l’Archevêché. Nous fûmes plus heureux au quai aux Fleurs. Il y avait profusion de bouquins ; mais quels bouquins ! Tous les ouvrages dont les journaux ont dit du bien depuis un mois, et qui tombent là infailliblement dans la case à cinquante centimes, du bureau de rédaction ou du fonds de libraire. Philosophes, historiens, poètes, romanciers, auteurs de tous les genres et de tous les formats, pour qui les annonces les plus pompeuses ne sont que les limbes infranchissables de l’immortalité, et qui passent, dédaignés, des tablettes du magasin aux margelles de la Seine, Léthé profond d’où ils contemplent, en moisissant, le terme assuré de leur présomptueux essor. Je déployais là les pages satinées de mes in-octavo, entre cinq ou six de mes amis.
Théodore soupira, mais ce n’était pas de voir les oeuvres de mon esprit exposées à la pluie, dont les garantit mal l’officieux balandran de toile cirée.
– Qu’est devenu, dit-il, l’âge d’or des bouquinistes en plein vent ? C’est ici pourtant que mon illustre ami Barbier avait colligé tant de trésors, qu’il était parvenu à en composer une bibliographie spéciale de quelques milliers d’articles. C’est ici que prolongeaient, pendant des heures entières, leurs doctes et fructueuses promenades, le sage Monmerqué en allant au Palais, et le sage Labouderie en sortant de la métropole. C’est d’ici que le vénérable Boulard enlevait tous les jours un mètre de raretés, toisé à sa canne de mesure, pour lequel ses six maisons pléthoriques de volumes n’avaient pas de place en réserve. Oh ! qu’il a de fois désiré, en pareille occasion, le modeste angulus d’Horace ou la capsule élastique de ce pavillon de fées qui aurait couvert au besoin l’armée de Xerxès, et se portait aussi commodément à la ceinture que la gaine aux couteaux du grand-père de Jeannot ! Maintenant, quelle pitié ! vous n’y voyez plus que les ineptes rogatons de cette littérature moderne qui ne sera jamais de la littérature ancienne, et dont la vie s’évapore en vingt-quatre heures, comme celle des mouches du fleuve Hypanis : littérature bien digne en effet de l’encre de charbon et du papier de bouillie que lui livrent à regret quelques typographes honteux, presque aussi sots que leurs livres ! Et c’est profaner le nom des livres que de le donner à ces guenilles barbouillées de noir qui n’ont presque pas changé de destinée en quittant la hotte aux haillons du chiffonnier ! Les quais ne sont désormais que la Morgue des célébrités contemporaines !
Il soupira encore, et je soupirai aussi, mais ce n’était pas pour la même raison.
J’étais pressé de l’entraîner, car son exaltation qui croissait à chaque pas semblait le menacer d’un accès mortel. Il fallait que ce fût un jour néfaste, puisque tout contribuait à aigrir sa mélancolie.
– Voilà, dit-il en passant, la pompeuse façade de Ladvocat, le Galiot du Pré des lettres abâtardies du dix-neuvième siècle, libraire industrieux et libéral, qui aurait mérité de naître dans un meilleur âge, mais dont l’activité déplorable a cruellement multiplié les livres nouveaux au préjudice éternel des vieux livres ; fauteur impardonnable à jamais de la papeterie de coton, de l’orthographe ignorante et de la vignette maniérée, tuteur fatal de la prose académique et de la poésie à la mode ; comme si la France avait eu de la poésie depuis Ronsard et de la prose depuis Montaigne ! Ce palais de bibliopole est le cheval de Troie qui a porté tous les ravisseurs du palladium, la boîte de Pandore qui a donné passage à tous mes maux de la terre ! J’aime encore le cannibale, et je ferai un chapitre dans son livre, mais je ne le verrai plus !
Voilà, continua-t-il, le magasin aux vertes parois du digne Crozet, le plus aimable de nos jeunes libraires, l’homme de Paris qui distingue le mieux une reliure de Derome l’aîné d’une reliure de Derome le jeune, et la dernière espérance de la dernière génération d’amateurs, si elle s’élève encore au milieu de notre barbarie ; mais je ne jouirai pas aujourd’hui de son entretien, dans lequel j’apprends toujours quelque chose ! Il est en Angleterre où il dispute, par juste droit de représailles, à nos avides envahisseurs de Soho-Square et de Fleet-Street les précieux débris des monuments de notre belle langue, oubliés depuis deux siècles sur la terre ingrate qui les a produits ! Macte animo, generoso puer !...
Voilà, reprit-il en revenant sur ses pas, voilà le Pont-des-Arts, dont l’inutile balcon ne supportera jamais, sur son garde-fou ridicule de quelques centimètres de largeur, le noble dépôt de l’in-folio tri-séculaire qui a flatté les yeux de dix générations de l’aspect de sa couverture en peau de truie et de ses fermoirs de bronze ; passage profondément emblématique, à la vérité, qui conduit du château à l’Institut par un chemin qui n’est pas celui de la science. Je ne sais si je me trompe, mais l’invention de cette espèce de pont devait être pour l’érudit une révélation flagrante de la décadence des bonnes lettres.
Voilà, dit toujours Théodore en passant sur la place du Louvre, la blanche enseigne d’un autre libraire actif et ingénieux ; elle a longtemps fait palpiter mon coeur, mais je ne l’aperçois plus sans une émotion pénible, depuis que Techener s’est avisé de faire réimprimer avec les caractères de Tastu, sur un papier éblouissant et sous un cartonnage coquet, les gothiques merveilles de Jehan Bonfons de Paris, de Jehan Mareschal de Lyon, et de Jehan de Chaney d’Avignon, bagatelles introuvables qu’il a multipliées en délicieuses contrefaçons. Le papier d’un blanc neigeux me fait horreur, mon ami, et il n’est rien que je ne lui préfère, si ce n’est ce qu’il devient quand il a reçu, sous le coup de barre d’un bourreau de pressier, l’empreinte déplorable des rêveries et des sottises de ce siècle de fer.
Théodore soupirait de plus belle ; il allait de mal en pis.
Nous arrivâmes ainsi dans la rue des Bons-Enfants, au riche bazar littéraire des ventes publiques de Silvestre, local honoré des savants, où se sont succédé en un quart de siècle plus d’inappréciables curiosités que n’en renferma jamais la bibliothèque des Ptolémées, qui n’a peut être pas été brûlée par Omar, quoi qu’en disent nos radoteurs d’historiens. Jamais je n’avais vu étaler tant de splendides volumes.
– Malheureux ceux qui les vendent ! dis-je à Théodore.
– Ils sont morts, répondit-il, ou ils en mourront.
Mais la salle était vide. On n’y remarquait plus que l’infatigable M. Thour, facsimilant avec une patiente exactitude, sur des cartes soigneusement préparées, les titres des ouvrages qui avaient échappé la veille à son investigation quotidienne. Homme heureux entre tous les hommes, qui possède, dans ses cartons, par ordre de matières, l’image fidèle du frontispice de tous les livres connus ! C’est en vain, pour celui-là, que toutes les productions de l’imprimerie périront dans la première et prochaine révolution que les progrès de la perfectibilité nous assurent. Il pourra léguer à l’avenir le catalogue complet de la bibliothèque universelle. Il y avait certainement un tact admirable de prescience à prévoir de si loin le moment où il serait temps de compiler l’inventaire de la civilisation. Quelques années encore, et l’on n’en parlera plus.
– Dieu me pardonne ! brave Théodore, dit l’honnête M. Silvestre, vous vous êtes trompé d’un jour. C’était hier la dernière vacation. Les livres que vous voyez sont vendus et attendent les porteurs.
Théodore chancela et blêmit. Son front prit la teinte d’un maroquin-citron un peu usé. Le coup qui le frappa retentit au fond de mon coeur.
– Voilà qui est bien, dit-il d’un air atterré. Je reconnais mon malheur accoutumé à cette affreuse nouvelle ! Mais encore, à qui appartiennent ces perles, ces diamants, ces richesses fantastiques dont la bibliothèque des de Thou et des Grolier se serait fait gloire ?
– Comme à l’ordinaire, monsieur, répliqua M. Silvestre. Ces excellents classiques d’édition originale, ces vieux et parfaits exemplaires autographiés par des érudits célèbres, ces piquantes raretés philologiques dont l’Académie et l’Université n’ont pas entendu parler, revenaient de droit à sir Richard Heber. C’est la part du lion anglais, auquel nous cédons de bonne grâce le grec et le latin que nous ne savons plus. - Ces belles collections d’histoire naturelle, ces chefs-d’oeuvre de méthode et d’iconographie sont au prince de..., dont les goûts studieux ennoblissent encore, par son emploi, une noble et immense fortune. - Ces mystères du moyen âge, ces moralités phénix dont le ménechme n’existe nulle part, ces curieux essais dramatiques de nos aïeux vont augmenter la bibliothèque modèle de M. de Soleine. - Ces facéties anciennes, si sveltes, si élégantes, si mignonnes, si bien conservées, composent le lot de votre aimable et ingénieux ami, M. Aimé-Martin. - Je n’ai pas besoin de vous dire à qui appartiennent ces maroquins frais et brillants, à triples filets, à larges dentelles, à fastueux compartiments. C’est le Shakespeare de la petite propriété, le Corneille du mélodrame, l’interprète habile et souvent éloquent des passions et des vertus du peuple, qui, après les avoir un peu déprisés le matin, en a fait le soir emplette au poids de l’or, non sans gronder entre ses dents, comme un sanglier blessé à mort, et sans tourner sur ses compétiteurs son oeil tragique ombragé de noirs sourcils.
Théodore avait cessé d’écouter. Il venait de mettre la main sur un volume d’assez bonne apparence, auquel il s’était empressé d’appliquer son elzéviriomètre, c’est-à-dire le demi-pied divisé presque à l’infini, sur lequel il réglait le prix, hélas ! et le mérite intrinsèque de ses livres. Il le rapprocha dix fois du livre maudit, vérifia dix fois l’accablant calcul, murmura quelques mots que je n’entendis pas, changea de couleur encore une fois, et défaillit dans mes bras. J’eus beaucoup de peine à le conduire au premier fiacre venu.
Mes instances pour lui arracher le secret de sa subite douleur furent longtemps inutiles. Il ne parlait pas. Mes paroles ne lui parvenaient pas. C’est le typhus, pensai-je, et le paroxysme du typhus.
Je le pressais dans mes bras. Je continuais à l’interroger. Il parut céder à un mouvement d’expansion.
– Voyez en moi, me dit-il, le plus malheureux des hommes ! Ce volume, c’est le Virgile de 1676, en grand papier, dont je pensais avoir l’exemplaire géant, et il l’emporte sur le mien d’un tiers de ligne de hauteur. Des esprits ennemis ou prévenus pourraient même y trouver la demi-ligne. Un tiers de ligne, grand Dieu !
Je fus foudroyé. Je compris que le délire le gagnait.
– Un tiers de ligne ! répéta-t-il en menaçant le ciel d’un point furieux, comme Ajax ou Capanée.
Je tremblais de tous mes membres.
Il tomba peu à peu dans le plus profond abattement. Le pauvre homme ne vivait plus que pour souffrir. Il reprenait seulement de temps à autre : - Un tiers de ligne ! en se rongeant les mains. - Et je redisais tout bas : - Foin des livres et du typhus !
– Tranquillisez-vous, mon ami, soufflais-je tendrement à son oreille, chaque fois que la crise se renouvelait. Un tiers de ligne n’est pas grand’chose dans les affaires les plus délicates de ce monde !
– Pas grand’chose, s’écriait-il, un tiers de ligne au Virgile de 1676 ! C’est un tiers de ligne qui a augmenté de cent louis le prix de l’Homère de Nerli chez M. de Cotte. Un tiers de ligne ! Ah ! compteriez-vous pour rien un tiers de ligne du poinçon qui vous perce le coeur ?
Sa figure se renversa tout à fait, ses bras se roidirent, ses jambes furent saisies d’une crampe aux ongles de fer. Le typhus gagnait visiblement les extrémités. Je n’aurais pas voulu être obligé d’allonger d’un tiers de ligne le court chemin qui nous séparait de sa maison.
Nous arrivâmes enfin.
– Un tiers de ligne ! dit-il au portier.
– Un tiers de ligne ! dit-il à la cuisinière qui vint ouvrir.
– Un tiers de ligne ! dit-il à sa femme, en la mouillant de ses pleurs.
– Ma perruche s’est envolée ! dit sa petite fille, qui pleurait comme lui.
– Pourquoi laissait-on la cage ouverte ? répondit Théodore. - Un tiers de ligne !
– Le peuple se soulève dans le Midi, et à la rue du Cadran, dit la vieille tante qui lisait le journal du soir.
– De quoi diable se mêle le peuple ? répondit Théodore. - Un tiers de ligne !
– Votre ferme de la Beauce a été incendiée, lui dit son domestique en le couchant.
– Il faudra la rebâtir, répondit Théodore, si le domaine en vaut la peine. - Un tiers de ligne !
– Pensez-vous que cela soit sérieux ? me dit la nourrice.
– Vous n’avez donc pas lu, ma bonne, le Journal des Sciences médicales ? Qu’attendez-vous d’aller chercher un prêtre ?
Heureusement le curé entrait au même instant pour venir causer, suivant l’usage, de mille jolies broutilles littéraires et bibliographiques, dont son bréviaire ne l’avait jamais complètement distrait, mais il n’y pensa plus quand il eut tâté le pouls de Théodore.
– Hélas ! mon enfant, lui dit-il, la vie de l’homme n’est qu’un passage, et le monde lui-même n’est pas affermi sur des fondements éternels. Il doit finir comme tout ce qui a commencé.
– Avez-vous lu, sur ce sujet, répondit Théodore, le Traité de son origine et de son antiquité ?
– J’ai appris ce que j’en sais dans la Genèse, reprit le respectable pasteur ; mais j’ai ouï dire qu’un sophiste du siècle dernier, nommé M. de Mirabeau, a fait un livre à ce sujet.
– Sub judice lis est, interrompit brusquement Théodore. J’ai prouvé dans mes Stromates que les deux premières parties du monde étaient de ce triste pédant de Mirabeau, et la troisième de l’abbé le Mascrier. - Eh ! mon Dieu, reprit la vieille tante en soulevant ses lunettes, qui est-ce donc qui a fait l’Amérique ?
– Ce n’est pas de cela qu’il est question, continua l’abbé. Croyez-vous à la Trinité ?
– Comment ne croirais-je pas au fameux volume de Trinitate de Servet, dit Théodore en se relevant à mi-corps sur son oreiller, puisque j’en ai vu céder, ipsissimis oculis, pour la modique somme de deux cent quinze francs, chez M. de Mac Carthy, un exemplaire que celui-ci avait payé sept cents livres à la vente de La Vallière ?
– Nous n’y sommes pas, exclama l’apôtre un peu déconcerté. Je vous demande, mon fils, ce que vous pensez de la divinité de Jésus-Christ.
– Bien, bien, dit Théodore. Il ne s’agit que de s’entendre. Je soutiendrai envers et contre tous que le Toldos-jeschu, où cet ignorant pasquin de Voltaire a puisé tant de sottes fables, dignes des Mille et une Nuits, n’est qu’une méchante ineptie rabbinique, indigne de figurer dans la bibliothèque d’un savant !
– A la bonne heure ! soupira le digne ecclésiastique.
– A moins qu’on n’en retrouve un jour, continua Théodore, l’exemplaire in chartâ maximâ dont il est question, si j’ai bonne mémoire, dans le fatras inédit de David Clément.
Le curé gémit, cette fois, fort intelligiblement, se leva tout ému de sa chaise, et se pencha sur Théodore pour lui faire nettement comprendre, sans ambages et sans équivoques, qu’il était atteint au dernier degré du typhus des bibliomanes, dont il est parlé dans le Journal des Sciences médicales, et qu’il n’avait plus à s’occuper d’autre chose que de son salut.
Théodore ne s’était retranché de sa vie sous cette impertinente négative des incrédules qui est la science des sots ; mais le cher homme avait poussé trop loin dans les livres la vaine étude de la lettre, pour prendre le temps de s’attacher l’esprit. En plein état de santé une doctrine lui aurait donné la fièvre, et un dogme le tétanos. Il aurait baissé pavillon en morale théologique devant un saint-simonien. Il se retourna vers la muraille.
Au long temps qu’il passa sans parler, nous l’aurions cru mort, si, en me rapprochant de lui, je ne l’avais entendu sourdement murmurer : - Un tiers de ligne ! Dieu de justice et de bonté ! mais où me rendrez-vous ce tiers de ligne, et jusqu’à quel point votre omnipotence peut-elle réparer la bévue irréparable de ce relieur ?
Un bibliophile de ses amis arriva un instant après. On lui dit que Théodore était agonisant, qu’il délirait au point de croire que l’abbé le Mascrier avait fait la troisième partie du monde, et que depuis un quart d’heure il avait perdu la parole.
– Je vais m’en assurer, répliqua l’amateur. - A quelle faute de pagination reconnaît-on la bonne édition du César elzévir de 1635 ? demanda-t-il à Théodore.
– 153 pour 149.
– Très bien. Et du Térence de la même année ?
– 108 pour 104.
– Diable ! dis-je, les Elzévirs jouaient de malheur cette année-là sur le chiffre. Ils ont bien fait de ne pas la prendre pour imprimer leurs logarithmes !
– A merveille ! continua l’ami de Théodore. Si j’avais voulu écouter ces gens-ci, je t’aurais cru à un doigt de la mort.
– A un tiers de ligne, répondit Théodore, dont la voix s’éteignait par degrés.
– Je connais ton histoire, mais elle n’est rien auprès de la mienne. Imagine-toi que j’ai manqué, il y a huit jours, dans une de ces ventes bâtardes et anonymes dont on n’est averti que par l’affiche de la porte, un Boccace de 1527, aussi magnifique que le tien, avec la reliure en vélin de Venise, les a pointus, des témoins partout, et pas un feuillet renouvelé.
Toutes les facultés de Théodore se concentraient dans une seule pensée :
– Es-tu bien sûr au moins que les a étaient pointus ?
– Comme le fer qui arme la hallebarde d’un lancier.
– C’était donc, à n’en pas douter, la vintisettine elle-même !
– Elle-même. Nous avions ce jour-là un joli dîner, des femmes charmantes, des huîtres vertes, des gens d’esprit, du vin de Champagne. Je suis arrivé trois minutes après l’adjudication.
– Monsieur, cria Théodore furieux, quand la vintisettine est à vendre, on ne dîne pas !
Ce dernier effort épuisa le reste de vie qui l’animait encore, et que le mouvement de cette conversation avait soutenu comme le soufflet qui joue sur une étincelle expirante. Ses lèvres balbutièrent cependant encore : - Un tiers de ligne ! mais ce fut sa dernière parole.
Depuis le moment où nous avions renoncé à l’espoir de le conserver, on avait roulé son lit près de sa bibliothèque, d’où nous descendions un à un chaque volume qui paraissait appelé par ses yeux, en tenant plus longtemps exposés à sa vue ceux que nous jugions les plus propres à la flatter.
Il mourut à minuit, entre un Du Seuil et un Padeloup, les deux mains amoureusement pressées sur un Thouvenin.
Le lendemain nous escortâmes son convoi, à la tête d’un nombreux concours de maroquiniers éplorés, et nous fîmes sceller sur sa tombe une pierre chargée de l’inscription suivante, qu’il avait parodiée pour lui-même de l’épitaphe de Franklin :
CI-GIT
SOUS SA RELIURE DE
BOIS, UN EXEMPLAIRE IN-
FOLIO DE LA MEILLEURE ÉDITION
DE L’HOMME, ÉCRITE DANS UNE
LANGUE DE L’AGE D’OR QUE LE
MONDE NE COMPREND PLUS.
C’EST AUJOURD’HUI UN
BOUQUIN GATÉ, MA-
CULÉ DÉPAREILLÉ.
IMPARFAIT DU FRONTIS-
PICE, PIQUÉ DES VERS ET
FORT ENDOMMAGÉ DE POUR-
RITURE. ON N’OSE ATTEN-
DRE POUR LUI LES HON-
NEURS TARDIFS ET
INUTILES DE LA
RÉIMPRESSION.