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Le Monstre vert 

mardi 28 décembre 2010, par Gérard de Nerval (1808-1855)

 

I - LE CHÂTEAU DU DIABLE.

Je vais parler d’un des plus anciens habitants de Paris ; on l’appelait autrefois le diable Vauvert.

D’où est résulté le proverbe : « C’est au diable Vauvert ! Allez au diable Vauvert ! »

C’est-à-dire : Allez vous… promener aux Champs-Elysées.

Les portiers disent généralement :

« C’est au diable aux vers ! » pour exprimer un lieu qui est fort loin.

Cela signifie qu’il faut payer très-cher la commission dont on les charge. — Mais c’est là, en outre, une locution vicieuse et corrompue, comme plusieurs autres familières au peuple parisien.

Le diable Vauvert est essentiellement un habitant de Paris, où il demeure depuis bien des siècles, si l’on en croit les historiens. Sauval, Félibien, Sainte-Foix et Dulaure ont raconté longuement ses escapades.

Il semble d’abord avoir habité le château de Vauvert, qui était situé au lieu occupé aujourd’hui par le joyeux bal de la Chartreuse, à l’extrémité du Luxembourg et en face des allées de l’Observatoire, dans la rue d’Enfer.

Ce château, d’une triste renommée, fut démoli en partie, et les ruines devinrent une dépendance d’un couvent de Chartreux, dans lequel mourut, en 1414, Jean de la Lune, neveu de l’anti-pape Benoît XIII. Jean de la Lune avait été soupçonné d’avoir des relations avec un certain diable, qui peut-être était l’esprit familier de l’ancien château de Vauvert, chacun de ces édifices féodaux ayant le sien, comme on le sait.

Les historiens ne nous ont rien laissé de précis sur cette phase intéressante.

Le diable Vauvert fit de nouveau parler de lui à l’époque de Louis XIII. Pendant fort longtemps on avait entendu, tous les soirs, un grand bruit dans une maison faite des débris de l’ancien couvent, et dont les propriétaires étaient absents depuis plusieurs années.

Ce qui effrayait beaucoup les voisins.

Ils allèrent prévenir le lieutenant de police, qui envoya quelques archers.

Quel fut l’étonnement de ces militaires, en entendant un cliquetis de verres, mêlé de rires stridents !

On crut, d’abord que c’étaient des faux monnayeurs qui se livraient à une orgie, et jugeant de leur nombre d’après l’intensité du bruit, on alla chercher du renfort.

Mais on jugea encore que l’escouade n’était pas suffisante : aucun sergent ne se souciait de guider ses hommes dans ce repaire, où il semblait qu’on entendît le fracas de toute une armée.

Il arriva enfin, vers le matin, un corps de troupes suffisant ; on pénétra dans la maison. On n’y trouva rien.

Le soleil dissipa les ombres.

Toute la journée l’on fit des recherches, puis l’on conjectura que le bruit venait des catacombes, situées, comme on sait, sous ce quartier.

On s’apprêtait à y pénétrer ; mais pendant que la police prenait ses dispositions, le soir était venu de nouveau, et le bruit recommençait plus fort que jamais.

Cette fois personne n’osa plus redescendre, parce qu’il était évident qu’il n’y avait rien dans la cave que des bouteilles, et qu’alors il fallait bien que ce fût le diable qui les mit en danse.

On se contenta d’occuper les abords de la rue et de demander des prières au clergé.

Le clergé fit une foule d’oraisons, et l’on envoya même de l’eau bénite avec des seringues par le soupirail de la cave.

Le bruit persistait toujours.

II - LE SERGENT.

Pendant toule une semaine, la foule des Parisiens ne cessait d’obstruer les abords du faubourg, en s’effrayant et demandant des nouvelles.

Enfin, un sergent de la prévoie, plus hardi que les autres, offrit de pénétrer dans la cave maudite, moyennant une pension reversible, en cas de décès, sur une couturière nommée Margot.

C’était un homme brave et plus amoureux que crédule. Il adorait cette couturière, qui était une personne bien nippée et très-économe, on pourrait même dire un peu avare, et qui n’avait point voulu épouser un simple sergent, privé de toute fortune.

Mais en gagnant la pension, le sergent devenait un autre homme.

Encouragé par cette perspective, il s’écria : « qu’il ne croyait ni à Dieu ni à diable, et qu’il aurait raison de ce bruit. »

— A quoi donc croyez-vous ? lui dit un de ses compagnons.

— Je crois, répondit-il, a M. le lieutenant criminel et à M. le prévôt de Paris.

C’était trop dire en peu de mots.

Il prit son sabre dans ses dents, un pistolet à chaque main, et s’aventura dans l’escalier.

Le spectacle le plus extraordinaire l’attendait en touchant le sol de la cave. Toutes les bouteilles se livraient à une sarabande éperdue, et formaient les figures les plus gracieuses.

Les cachets verts représentaient les hommes, et les cachets rouges représentaient les femmes.

Il y avait même là un orchestre établi sur les planches à bouteilles.

Les bouteilles vides résonnaient comme des instruments à vent, les bouteilles cassées comme des cymbales et des triangles, et les bouteilles fêlées rendaient quelque chose de l’harmonie pénétrante des violons.

Le sergent, qui avait bu quelques chopines avant d’entreprendre l’expédition, ne voyant là que des bouteilles, se sentit fort rassuré, et se mit à danser lui-même par imitation.

Puis, de plus en plus encouragé par la gaieté et le charme du spectacle, il ramassa une aimable bouteille à long goulot, d’un bordeaux pâle, comme il paraissait, et soigneusement cachetée de rouge, et la pressa amoureusement sur son cœur.

Des rires frénétiques partirent de tous côtés ; le sergent, intrigué , laissa tomber la bouteille, qui se brisa en mille morceaux. La danse s’arrêla, des cris d’effroi se firent entendre dans tous les coins de la cave, et le sergent sentit ses cheveux se dresser en voyant que le vin répandu paraissait former une mare de sang.

Le corps d’une femme nue, dont les blonds cheveux se répandaient à terre et trempaient dans l’humidité, était étendu sous ses pieds.

Le sergent n’aurait pas eu peur du diable en personne, mais cette vue le remplit d’horreur ; songeant après tout qu’il avait à rendre compte de sa mission, il s’empara d’un cachet vert qui semblait ricaner devant lui, et s’écria :

— Au moins j’en aurai une !

Un ricanement immense lui répondit.

Cependant il avait regagné l’escalier, et montrant la bouteille à ses camarades, il s’écria :

— Voilà le farfadet !… vous êtes bien capons (Il prononça un autre mot plus vif encore), de ne pas oser descendre là-dedans !

Son ironie était amère. Les archers se précipitèrent dans la cave, où l’on ne retrouva qu’une bouteille de bordeaux cassée. Le reste était en place.

Les archers déplorèrent le sort de la bouteille cassée ; mais, braves désormais, ils tinrent tous à remonter chacun avec une bouteille à la main.

On leur permit de les boire.

Le sergent de la prévôté dit :

— Quant à moi, je garderai la mienne pour le jour de mon mariage.

On ne put lui refuser la pension promise, il épousa la couturière, et…

Vous allez croire qu’ils eurent beaucoup d’enfants ?

Ils n’en eurent qu’un.

III - CE QUI S’ENSUIVIT.

Le jour de la noce du sergent, qui eut lieu à la Râpée, il mit la fameuse bouteille au cachet vert entre lui et son épouse, et affecta de ne verser de ce vin qu’à elle et à lui.

La bouteille était verte comme ache, le vin était rouge comme sang.

Neuf mois après, la couturière accouchait d’un petit monstre entièrement vert, avec des cornes rouges sur le front. Et maintenant, allez, ô jeunes filles ! allez vous-en danser à la Chartreuse… sur l’emplacement du château de Vauvert !

Cependant l’enfant grandissait, sinon en vertu, du moins en croissance. Deux choses contrariaient ses parents : sa couleur verte, et un appendice caudal, qui semblait n’être d’abord qu’un prolongement du coccyx, mais qui peu à peu prenait les airs d’une véritable queue.

On alla consulter les savants, qui déclarèrent qu’il était impossible d’en opérer l’extirpation sans compromettre la vie de l’enfant. Ils ajoutèrent que c’était un cas assez rare, mais dont on trouvait des exemples cités dans Hérodote et dans Pline le jeune. On ne prévoyait pas alors le système de Fourier.

Pour ce qui était de la couleur, on l’attribua à une prédominance du système bilieux. Cependant on essaya de plusieurs caustiques pour atténuer la nuance trop prononcée de l’épiderme, et l’on arriva, après une foule de lotions et frictions, à l’amener tantôt au vert bouteille, puis au vert d’eau, et enfin au vert pomme. Un instant la peau sembla tout à fait blanchir, mais le soir elle reprit sa teinte.

Le sergent et la couturière ne pouvaient se consoler des chagrins que leur donnait ce petit monstre, qui devenait de plus en plus têtu, colère et malicieux.

La mélancolie qu’ils éprouvèrent les conduisit à un vice trop commun parmi les gens de leur sorte. Ils s’adonnèrent à la boisson.

Seulement le sergent ne voulait jamais boire que du vin cacheté de rouge, et sa femme que du vin cacheté de vert.

Chaque fois que le sergent était ivre-mort, il voyait dans son sommeil la femme sanglante dont l’apparition l’avait épouvanté dans la cave, après qu’il eut brisé la bouteille.

Cette femme lui disait : —Pourquoi m’as-tu pressée sur ton cœur, et ensuite immolée… moi qui t’aimais tant ?

Chaque fois que l’épouse du sergent avait trop fêlé le cachet vert, elle voyait dans son sommeil apparaître un grand diable, d’un aspect épouvantable, qui lui disait : —Pourquoi t’étonner de me voir… puisque tu as bu de la bouteille ?…

« Ne suis-je pas le père de ton enfant ?… »

O mystère !

Parvenu à l’âge de treize ans, l’enfant disparut.

Ses parents, inconsolables, continuèrent de boire, mais ils ne virent plus se renouveler les terribles apparitions qui avaient tourmenté leur sommeil.

IV - MORALITÉ.

C’est ainsi que le sergent fut puni de son impiété, — et la couturière de son avarice.

V - CE QU’ÉTAIT DEVENU LE MONSTRE VERT.

On n’a jamais pu le savoir.
 

P.-S.

Extrait de Contes et Facéties publié chez D. Giraud et J. Dagneau, 1852 (pp. 77-87).

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