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Le Rijksmuseum 

lundi 13 février 2012, par Henri Cachau

C’est toujours au bon sens du berger, au conducteur de la nation que l’on remet ses destinées et bagages, il en était convaincu car possédant depuis belle lurette son transport en commun... Chez lui, il s’agissait d’une lointaine vocation, issue de ces lundis où il regagnait le pensionnat en autocar, qui tel une gabare lente et lourde, vaillamment affrontait les vallons lot et garonnais. Il y voyageait ses fesses au chaud, posées sur le moteur situé à la droite du conducteur, son regard fixé au panoramique du pare-brise, s’y délectait d’intenses moments de plénitude, avec des sensations, des stimuli dans sa tête, par exemple lorsque à la sortie d’un brusque virage, soudainement un espace vierge de tout obstacle lui découvrait un possible avenir de voyages...

...Qui durant de nombreuses années se réduisirent à un parcours parisien, déroutant pour ce provincial qu’il demeurerait, bien que rapidement ses bons et loyaux états de service lui fassent octroyer une ligne convoitée par de nombreux agents de la RATP, celle des grands musées nationaux. Dès lors, pendant que certains de ses collègues (les veinards !) se tapaient les circuits du vice et de la chair pas toujours de première qualité : Pigalle-Clichy-Montmartre, véhiculaient une clientèle composée d’esthètes de la dernière heure, lui, tutoyait les innombrables périodes de l’Art, notamment celles bleues et roses, ainsi baptisées par des critiques classifiant notre époque de post-moderne ! Rapidement il constata que ces touristes, étrangers ou provinciaux, n’étaient motivés que par un maladif besoin de valoriser leurs démarches, comme si mal assurés de leurs bases, ataviques et scolaires, leurs visites dédouaneraient leurs lacunes, masqueraient leur crasse ignorance... Entre deux trajets les conduisant aux portes de ces temples dévolus à la Culture (avec un Grand ‘C’...), malgré l’interdiction formelle de ne pas parler au chauffeur, dès leur premier pas posé sur le marchepied tous étaient prompts à faire étalage de leurs récentes connaissances, ou l’abreuvaient d’oiseuses questions concernant l’énigmatique Joconde, lui demandaient s’il s’agissait de l’œuvre originale, puisque dans le cas contraire son sourire eut perdu toute valeur d’échange !... Si l’enterrement d’Ornans se déroulerait comme prévu au même jour et à la même heure ?... Si le chevalier Séguier, dévoré par la jalousie et rongé par l’ambition, exécuterait sa quotidienne sortie vespérale ?... Si Camille et Rodin eurent des enfants naturels ?... Si l’illustre Poussin, n’était qu’un vilain canard issu d’une couvée de prestigieux rapins ?... Parfois ils l’interrogeaient sur ses goûts en matière artistique, sur ses réactions face aux colonnes dudit Buren, sur l’art moderne en général, plus précisément sur ce ‘mouvement conceptuel’ mis à la mode sur sa fin de carrière... Béotien comme la majorité de ses passagers souhaitant se donner l’air de personnes averties, bien en peine pour leur répondre avec à-propos, il se défilait en invoquant les difficultés de la circulation, tout à trac leur débitait des niaiseries : « Eh bien, voyez-vous, c’est-à-dire que... ça fait plus de trente ans que je gare mon bus devant ces monuments officiels de la Culture (avec un Grand ‘C’...) française, mais je vous avoue et croyez que je n’en suis pas fier, n’avoir jusqu’à ce jour, ni ressenti votre urgence, ni votre impérieux besoin de les visiter ! Vos avis rarement partagés me laissent dubitatif quant au rôle didactique octroyé à ce genre d’approche de l’art pictural. Par contre, une fois à la retraite je ne dis pas que je me remette aux pinceaux. Quant aux installations, Paris regorge d’amoncellements de pavés, la moindre grève les fait remonter en surface sous forme de barricades, ainsi que de chantiers en cours ne facilitant guère la circulation ! »...

En attente de ces vaillants arpenteurs de musée, il se plongeait dans la lecture de magazines de charme occultés par un quotidien sportif largement déployé sur son volant, et à posteriori ne se glorifiait pas de cette disponibilité si mal employée, alors que la lecture d’un Nizan, Camus ou Sartre eût été plus digne de la part d’un subalterne, d’un mauvais serviteur de la Culture officielle. Mais jusqu’au prochain départ, en un laps de temps aussi court, peu propice à toute réflexion approfondie, qu’auriez-vous feuilleté à sa place : l’Esthétique de Hegel ? Les conversations sur l’Esthétique de Luigi Pareyson ? Il lui fallait occuper ces heures, combler cette vacuité intellectuelle l’amenant à jalouser ces collègues de la ligne Pigalle-Clichy-Montmartre, bénéficiant du roboratif spectacle d’anatomies féminines déambulant entre trottoirs et hôtels de passe, dignes des meilleurs Rubens ou Renoir !... Ces journées, ces heures d’attente finirent par chiffrer à son compteur d’agent de la RATP, bientôt elles se virent collationnées sous l’aspect d’albums regroupant des cartes postales représentant des œuvres d’art, diligemment offertes par ses occasionnels passagers en remerciement de ses services... « Pour votre gouverne, votre diligence, chauffeur ! Sachez que la Culture (avec un Grand ‘C’...) procure ce sentiment de ne pas mourir totalement idiot !... Heureux serez-vous au soir de votre retraite d’enfin vous y référer, peut-être y trouverez des arguments pour votre reprise des pinceaux ! »... D’amènes paroles ou de vilains sous-entendus proférés d’un air fat par ces nouveaux prosélytes dès qu’ils pénétraient dans son bus, des considérations ayant pu le fâcher, qu’il interrompait par le biais d’une tirade appropriée : « Si l’on s’entend sur le fait qu’une surabondance d’images altère la portée de chacune, il va de soi qu’une seule finit par valoir toute autre, restant à savoir laquelle choisir ! »... Interloqués car se sachant piégés, en maugréant ces récents convertis regagnaient leurs sièges, quant à lui, depuis belle lurette il était convaincu que chez ces faux amateurs (monnayeurs !), ce n’était pas leur indifférencié statut de touristes qui les personnalisait, mais cette inepte fantaisie ne les attachant qu’à de rares tableaux...

Aujourd’hui, point chiche en croustillantes anecdotes ce récent retraité nous narre son dernier voyage mené en direction des Pays-bas, cette terre d’autant de cyclistes que de peintres de renom, avec leurs patronymes prêtant à confusion, puisque de nombreux candidats les confondent, ce qui à l’heur de faire se désoler le présentateur, trop heureux de relever leurs erreurs, de les gourmander en leur avançant ce qu’il soustrait de fiches préétablies : « Questions pour un champion, ça se prépare, car ces Van et quelque chose que vous me proposez en guise de réponses, ces : Van Est, Van Conningsgloo, Van Springell, etc., ne sont pas des artistes flamands mais des cyclistes ! Une pratique sportive n’ayant pas empêché ce peuple d’être promoteur, non seulement de l’édam et du gouda, mais de la peinture à l’huile avec entre autre, l’apport du brun de Van Dyck et du rouge de Breughel ! »... Nous raconte que dans son rétroviseur intérieur il embrassait un groupe exclusivement masculin d’amateurs d’art, voyageant pour un prix modique obtenu grâce à l’entregent d’un associatif ; ce genre de type vous organisant un tas d’activités, se battant, becs et ongles, pour l’obtention de remises, vous obligeant à quitter vos pénates sous le prétexte d’une visite au Rijksmuseum pour cette rétrospective tant attendue. De véritables enragés, engagés ce jour-là dans un pèlerinage de courte durée, qui dès les premiers hectomètres d’un même mouvement, à la fois recueillis et béats, visionnèrent la toute dernière cassette : Vermeer en son temps  ! En tant que chauffeur il ne put s’attacher à ce défilé d’images, trop occupé par l’intense circulation, seule lui parvenait une didactique péroraison couvrant l’événement, en lieu et place des vivaldiennes quatre saisons dont il inondait l’habitacle. Cependant, si durant ses heures de conduite il se surprit à relever quelques erreurs entachant les commentaires, c’est sans déplaisir qu’il apprit que la peinture de ce batave semblait, par son minutieux traitement, proche des travaux décoratifs des porcelainiers de Delft ; que l’artiste en pinça pour une laitière, qui depuis Chambourcy, pédestrement lui rendait visite ; que dans son art si singulier, outre son obsession pour cette jeune fille qu’il peignit avec assiduité, ce contact charnel lui assura l’osmose érotique indispensable à son œuvre, quoique s’y dénote l’influence (manifeste) de Carel Fabritius : ni un fromager, ni un cycliste celui-là, mais un sien collègue conscient des pouvoirs d’une adéquate publicité ; qu’aujourd’hui, les critiques demeurent confondus pas sa maîtrise, sachant qu’à son époque ils manquaient de moyens spécifiques, vivaient dans un perpétuel clair-obscur, se nourrissaient exclusivement de gouda et de rollmops, les bataves !... De ces commentaires dignes d’une leçon inaugurale, s’il s’avoue s’être surpris les apprécier, parfois en corriger les inexactitudes, c’est surtout d’avoir, lors de cette dernière mission, compris qu’au fil des années, presque à son insu – une inconcevable résistance l’amenant à se désolidariser d’avec ses passagers – s’était effectuée une imprégnation dont tardivement il retirait les bénéfices. Alors qu’à leur place il aurait pu s’évader, fuir au travers du paysage belge, plat comme l’encéphalogramme de certains passagers endormis, bercés par la monotonie et la redondance du laïus, plutôt bénéficiant de la pénombre redevable à des rideaux tirés, nécessaire cette semi obscurité à l’appréciation des valeurs et quarts de tons disposés par le maître hollandais, qui selon la cassette, incessamment se reculait afin de mieux évaluer les proportions et attitudes (aptitudes ?) de son jeune modèle, finissant par octroyer à cette fausse laitière une touchante ressemblance avec celui qui récemment posa pour la firme Yoplait !... Bien avant qu’il ne stationne son bus, équipé de gogues et d’écrans incorporés, un véritable bijou en comparaison de ceux pilotés durant sa longue carrière, il était assuré que ses singuliers passagers connaissaient par cœur ce musée, déjà en avaient mémorisé ses travées et cimaises, à loisir et sans encombres parcouru l’ensemble de ses salles, mais qu’ils allaient être déçus...

Parmi ces voyageurs il avait repéré un gugusse qui ostensiblement s’emmerdait, à de nombreuses reprises s’était dirigé vers les W-C où il y stationnait le temps de lire son journal ou quelques chapitres d’un policier de poche. Ce type-là, vu ses années d’expérience l’ayant conduit à côtoyer toutes espèces de citoyens, un simple coup d’œil lui permettant de jauger leurs louables ou troubles intentions, il pouvait certifier qu’il ne venait à Amsterdam, ni pour les Vermeer, ni pour les Van et quelque chose, fussent-ils peintres célèbres ou champions cyclistes. Apparemment détaché des préoccupations de ses collègues, son air égrillard laissait envisager d’inavouables desseins, une attitude se confirmant sur le moment où il débarqua leurs bagages, puisque en catimini, désolidarisé du groupe qui déjà se dirigeait vers le Rijks, l’homme se rapprocha puis, l’interpella de la sorte : « Chauffeur, vous semblez connaître les lieux... il est vrai que de nos jours les parcours culturels sont parfaitement balisés ! » ... Le laissant poursuivre, il fit l’innocent avant de lui ressortir un convenu propos : « Sans doute désirez-vous savoir ce que je pense de la peinture hollandaise avant de vous fourvoyer dans ce pandémonium ? Eh bien allons-y, Rembrandt je le considère comme le roi de l’anatomie, voyez sa dite leçon et vous aurez pigé ... chez Vermeer, j’y ressens une véritable économie de matière grasse, rien de comparable avec Rubens !... Comment ? ça ne vous intéresse pas, vous ne souhaitez pas que je poursuive mon laïus ?... » ... L’homme s’emberlificota, après quelques tergiversations lui déclara : « Il ne s’agit pas de cela... j’aimerais connaître... si vous pouviez m’indiquer quelques adresses ! »... Notre retraité qui dès les premières allusions de son interlocuteur avait compris, fit la sourde oreille avant d’en remettre une couche : « Jordaens, c’est le roi des crucifixions, plus de cinq cents à son compteur !... Comment ? des renseignements sur ce fameux quartier aux présences féminines ?... Il fallait me le signaler plus tôt, ça m’aurait évité de vous balancer ma tirade, car j’y vais de ce pas voir ces dames, je connais leurs spécialités et tarifs. Par contre je vous avertis, il nous faudra faire fissa, car c’est au pas de charge que vos copains vont se taper les travées du Rijks ! Dans moins de trois heures ils réapparaîtront, à peine auront-ils pu acheter quelques souvenirs, cartes postales, posters ou catalogues de l’exposition : Vermeer en son temps ! »...

Sur le chemin du retour ce fut semblable à l’aller, réinstallés sur leurs sièges les passagers se replacèrent face à l’écran, une énième décortiquèrent la cassette, puis à l’unanimité moins une voix – l’étrange voyageur s’étant à nouveau éclipsé, soit par égard, méfiance, courtoisie ou réel besoin, de leur colloque en regagnant les gogues – convinrent que les œuvres du maître de Delft, s’avéraient sur l’écran plus convaincantes qu’entrevues lors de leur visite express, tant l’empressement des visiteurs les avait empêchés d’en jouir ; leur firent défaut et ce minimum de retrait et ce calme indispensable à toute appréciation, aucun d’eux n’ayant été capable d’apprécier, tache blanche sur fond de ruelle sombre, la petite laitière quittant au petit matin le logis de l’artiste... Dépité, leur président récupéra le coup, leur signala la modicité du prix, leur indiqua que prochainement équipés d’un ordinateur, sans nuisance extérieure ni douteuses proximités, à leurs aises ils parcourraient les meilleurs musées du monde ; que néanmoins, ils avaient pu saisir la touche, goûter l’étonnante sensibilité, etc. Cependant, depuis les travées une timide voix s’éleva, non pas porteuse de contradictions mais d’explicites regrets concernant la brièveté du périple, indiqua que l’on aurait pu, vu l’impraticabilité du Rijks, avec cette cohue générale, consacrer ces trois heures à la visite du port, de la vieille ville, et pourquoi pas du quartier chaud avec ses vitrines... Ecroulé de rire sur son volant, le maintenant retraité songeait au gugusse, assis sur son trône, au bon tour qu’il avait joué à ses compères en se défilant à leur barbe en direction de plus stimulantes et sensuelles œuvres de chair...

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