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Les larmes du désir 

lundi 16 juillet 2007, par Lalie Walker

Serai-je un jour assez belle pour me refléter dans les larmes du désir ?

Les doigts valsaient dans les cheveux, étreignaient les mèches auburn. Le mouvement se faisait plus présent, et le geste plus appuyé. L’invitait à s’immerger dans un univers sensoriel, dont elle ignorait tout. Tumulte. Ravissement. Et, à fleur de peau, le sentiment d’être à la frontière indéfinie de sa féminitude. Irrévélée.
L’impression d’être enfin belle dans le regard de l’autre.

Mais Sandro ne la voyait pas. Pas vraiment.

Demeurait concentré sur la texture.

Elle leva les yeux, chercha les siens et, ne les trouvant pas, se cogna à ses mains. Un va-et-vient voluptueux, entre danse et sculpture, destiné à faire émerger la beauté d’une matière encore brute et informe.

Des mains faites pour aimer.

Qu’elle imagina s’emparer de son corps et lui redonner vie, jusqu’à la jouissance. Un désir dont la violence la heurta. Lui coupa le souffle. À lui en faire baisser les yeux ; puis, les relever.

Soucieux.

À l’affût des autres.

De ces soupirantes et jacassantes qui, impudiques, s’admiraient et se laissaient envoûter par d’autres doigts, aussi habiles que sensuels.

Qu’est-ce que la beauté ?

Une invention des humains qui se rêvèrent des dieux, rugit-elle.

Tout en-dedans.

Dans cet intime où personne ne se rendait jamais. Où personne ne songeait à faire halte.

La beauté ? Un meurtre prémédité déguisé en sélection naturelle !

La bouche amère, elle observait une tache dans le miroir.

Monstrueuse.

Son reflet.

Insoutenable.

Ne vit plus alors que le monstre en elle, qui tentait de déborder des contours de la glace, désireux de s’échapper pour ré-incorporer l’unique corps capable de soutenir sa disgrâce.

Le mien.

Elle le savait.

À peine posés, les regards se détournaient d’elle, repartaient vers un ailleurs qu’elle devinait paradisiaque. Tandis que la mémoire du miroir, elle, conserverait son souvenir. Un instant pourtant d’ores et déjà révolu.

La réfléchissait à nouveau.

Obscène.

Difforme.

Et, néanmoins, transparente aux yeux des hommes.

Inexistante.

Elle se sentit mourir.

S’écraser à l’intérieur de cette chair qui, bien que sienne, n’en était pas moins perçue comme étrangère.

Battant des cils, elle s’écarta de la surface polie où s’étaient contemplées tant de figures de femmes, qui l’amoindrissaient encore. Toujours plus. Un besoin irrépressible de leur refaire le portrait de la pointe d’un couteau la submergea. Tout aussi impérieux fut le désir de les effacer une à une et, si possible, d’en profiter pour leur dérober ce qu’elle ne possédait pas.

Elle intercepta l’image d’un jeune homme. En pleine mutation. Docilement radieux sous les doigts experts d’une brune, avenante et rieuse.

Libre dans son corps.

Indécente !

Irritante, l’envie lui assécha la bouche.

Fielleuse, elle se propagea à tout le derme. S’interdisant de se gratter les bras, jalouse, elle se figea ; meurtrie, elle s’enfonça dans son siège.

Pourquoi n’avait-elle pas reçu, en guise de cadeau de bienvenue, une jolie silhouette dotée d’un visage rayonnant ? Mais avait hérité de la lourdeur paternelle, des plis et replis adipeux de l’obèse, et de ce ridicule faciès poupin qui ne seyait pas à une femme de trente ans ?

Qui, la faisant brutalement régresser aux premières loges de sa maudite vie de fille, la renvoyait dans les jupes soyeuses de sa mère. Durant toute son enfance, cette dernière n’avait eu de cesse de lui vanter la générosité des fées-marraines. À se demander ce que ces garces fabriquaient à l’heure de sa naissance ! Sans doute avaient-elle eu mieux à faire ce jour-là. Avec une plus belle qu’elle.

Qui croire, après ça ?

Et qu’elle soit brillante, et ce bien plus que la somme des cerveaux féminins réunis en ce lieu, ne lui remontait guère le moral. Elle savait que les hommes ne s’affolaient jamais autant que pour le galbe d’une jambe, rêvant d’en atteindre le sommet ; ou pour une poitrine tendue par le désir, s’imaginant en être la cause.

Entr’apercevant le volume flasque de son buste, elle retint un frisson de dégoût.

Et l’envie lui étrécit le regard.

Qui se fit agressif et brûlant.

Des mots cruels lui vinrent à l’esprit, s’épanchèrent jusqu’aux commissures de ses lèvres. Une plaie suppurant serpents et crapauds, prêts à surgir pour répandre bave et venin sur ce monde qui la jugeait repoussante.

Elle ravala fureur et désespoir. Nettoya son regard de tout ressentiment. De toute présence muette, mais malveillante.

Et, d’un œil timide, essaya d’attirer l’attention de Sandro.

Qui ne voyait toujours d’elle que la masse acajou, chaude et mouvante.

En creux et reliefs, apparaissant, disparaissant, mais se faisant plus nets à chaque instant, des mouvements se dessinaient dans l’esprit de Sandro. Que sa main d’artiste n’avait plus dès lors qu’à exécuter. Souples, les doigts faisaient voltiger les boucles, coiffant et décoiffant, taillant ou ciselant.

Avec cette charnellité qui donnait aux femmes l’illusion qu’il était tombé en amour pour elles. Alors, qu’en réalité, il ne se passionnait que pour un type ou une couleur de cheveu, et l’idée qu’en son sein résidait l’essence d’une beauté insoupçonnée. Où s’originait la source de la métamorphose.
Trônant sur leurs sièges, reines-chrysalides,
toutes interprétaient gestes et paroles à l’aune de leur nécessaire désir à se sentir exister ; à se révéler belle d’un jour.
Se méprenant à son tour sur ses intentions, elle se laissa porter par cette caresse, qui paraissait ne devoir jamais finir. Se laissa transporter, au gré des humeurs de son être-corps bouleversé. Perdue dans les brumes d’un rêve, elle se projeta blottie nue entre ses bras. À l’orée d’une révélation.

D’un index court et épais, elle essuya discrètement une larme.
Accrocha une blonde dans le miroir, dont la vitalité lui donna envie de disparaître.
Suffocante, elle sentit la honte l’envahir - qu’est-ce que cette intruse avait pu saisir du bonheur, fugace et clandestin, qui la ravageait encore quelques secondes auparavant ?

Voleuse...

Elle ressentit l’envie la mordre.

Fouineuse...
Revint alors la pulsion assassine.

Stupide et inconsciente femelle...

Et revint, aussi, le plaisir anticipé d’entendre l’autre supplier ; puis, celui de la voir trembler de terreur. La blonde serait-elle plus courageuse que les précédentes ? Plus audacieuse, avec son aisance et sa nonchalance naturelles ?

Elle qui aspirait Sandro de ses prunelles cendrées.

Se berçant à l’ombre d’une gestuelle d’où jaillissait, renouvelée, l’épaisse et somptueuse crinière.

La mienne !

Sous le charme, la blonde s’épanouissait. Son énergie, palpable à distance, annulait cette sensation de vie qui n’avait fait qu’affleurer en elle. Et, la réduisant au néant, elle la renvoyait à son vide.

Ne peut-elle donc attendre son tour !

Car viendrait le temps où les mains de Sandro courtiseraient les fines pointes décolorées par le soleil.

Devrais-je toutes les tuer ? se demanda-t-elle, les mâchoires serrées.
Indécise, elle harponna son reflet dans la glace.

S’engouffra jusqu’au plus lointain de ses bruns iris, où elle se noya dans un tourbillon charbonneux. Un face à face qui remua souvenirs et visions.
Exhibant blessures et déchirures, un défilé de mortes-vivantes se mêla aux fantômes qui, de l’autre côté du tain, mugissaient et griffaient la surface. À s’en briser leurs ongles durcis par la mort.

Comme cette rousse...

Qui la dévisageait, lèvres et joues béantes. Les yeux vitreux de détresse. Le décolleté rougi et balafré.

Comme cette brune...

Qui agitait devant elle ses mains, autrefois longues et fines, aux phalanges déchiquetées. Et qui, éventrée d’un flanc à l’autre, luttait pour empêcher le sang de maculer ses minces cuisses.

Et cette autre blonde, et cette autre brune, et cette autre...

Cheveux, membres et visages en désordre, sanguinolente, une horde se rua à l’assaut du miroir. S’amassa de l’autre côté. Aussi haineuses qu’impuissantes, du fond de leur mortelle prison, vociférant, des bouches se pressèrent contre la froidure du verre. Qui se fissura sous le poids de l’attaque. Prêt à éclater.

Entre ivresse et épouvante, paupières mi-closes, elle se raidit. Inspira lentement. La cohorte de monstres recula. S’éclipsa.

Tendue, elle se risqua à entrer en contact avec Sandro. Dont les doigts, distants maintenant, époussetaient les cheveux épars sur ses épaules.

Un geste à la limite du sec.

Du rejet.

La vie n’animant plus ses mains, elle fuyait yeux et corps simultanément. Brisant net l’enchantement.

Réduite à l’état capillaire.

Se levant, elle coula un regard à la blonde. Se tassa, et partit tête basse.

... trop abjecte pour te refléter dans les larmes du désir.

Au milieu du brouhaha de la rue, elle entendit résonner le rire de sa génitrice ; puis une voix d’outre-tombe lui susurrer que, effectivement, elle ne serait jamais belle. Du moins, jamais autant que l’avait été celle qui, mutilée, l’avait portée ; puis, enfantée dans la douleur et la déchéance du corps.

Serais-je toute ma vie condamnée à la laideur ? gémit-elle.

Éperdue.

Mais pourquoi ? Pourquoi donc ?

Le crissement des pneus et le choc métallique contre son crâne étouffèrent l’ultime réplique de sa défunte mère.

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