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Zuccotti Park, Une psychogéographie
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Les affrontements avec la police convoquent généralement la plus grande attention, mais ce n’est pas la seule chose qui se passe à Occuper Wall Street. Je suis descendu jusqu’à Zuccotti Park à environ 21 heures, le mercredi 5 Octobre, après avoir mis les enfants au lit. J’étais alarmé par des trucs du fil d’info sur Twitter, qui détaillaient des incidents de contact avec la police, mais qui n’étaient pas clairs sur la situation. J’ai voulu m’assurer que notre parc était toujours là.
Juste sorti du métro, descendant Church Street, j’ai entr’aperçu vers l’est, en haut de la rue parallèle, une manifestation allant vers le nord. J’ai vu une masse de corps serrés de près et des bannières et j’ai entendu quelques slogans scandés avec vigueur. Je n’étais pas assuré de l’endroit où ils pouvaient bien se rendre, comme Wall Street est au sud, j’ai décidé de continuer à descendre Church Street vers Zuccotti Park et peut-être de rattraper ce groupe plus tard.
Avant de parvenir à voir le parc je l’ai entendu. À la pointe occidentale une centaine de personnes environ scandaient, chantaient, dansaient, tapant sur des tambours. Je traînai par là un moment. Cette foule était jeune, fun, un peu rude. Le quartier financier est tellement mort après les horaires de travail, habituellement : ne serait-ce que la simple idée d’une fête ici pendant la nuit, ce n’est pas rien.
Frayer ma voie dans le Parc fut difficile. Des tas de choses étaient disposées autour des lits installés. Surtout des tentes démontées. La police avait été relativement claire, ils ne toléreraient pas « de structures » sans permis. Et de toute évidence, une tente est « une structure ».
Un jeune homme était étendu à plat sur le dos dans un sac de couchage. En passant j’ai raté de peu de lui donner un coup de pied dans la tête. Il avait l’air épuisé, tout comme quelques autres dans des sacs de couchage, sur lesquels je tombai à la bordure ouest, juste après le cercle au tambour, à la pointe.
Sous le son du tambour c’était le ronflement d’un générateur. Un petit noyau de jeunes gens s’accroupissait autour, pour alimenter les unités. La plupart des signes d’activité organisée se trouvaient à l’est des toiles de tentes fripées et des dormeurs perdus. Noyaux de personnes regroupées autour de tables attribuées à une tâche ou à une autre de maintenir le parc en fonctionnement.
C’est ici que j’ai trouvé des personnes qui pourraient être considérées comme des « anarchistes », si l’on s’en tient à l’acception vestimentaire. Des gens qui ont une certaine expérience de l’auto-organisation. Sinon la foule était surtout habillée comme toute autre foule de jeunes à l’âge du collège ou du lycée à New York, bien qu’ici et là vous trouviez aussi des personnes âgées.
Une jeune femme expliquait à deux amis ce qui était « problématique » à propos de l’occupation, elle m’a permis d’écouter leur conversation pendant un moment. Il y avait beaucoup de petits groupes parlant entre eux. Une personne en costume d’homme d’affaires souleva un drapeau rouge et noir, tout en parlant à un autre homme en survêtement avec capuche.
Une femme souriait à un homme assis sur un des bancs en pierre. Écartant les cuisses elle s’installa à califourchon sur ses genoux. Il l’embrassa et elle l’embrassa en retour. Elle avait les mains dans les cheveux de l’homme. J’ai pensé à la phrase de Raoul Vaneigem sur ceux qui n’arrêtent pas avec la lutte des classes et ne parlent pas d’amour. Il dit qu’ils parlent avec un cadavre dans la bouche. [8]
Un groupe plus âgé, sérieux, éprouvé, tenait des pancartes sur la lutte des classes de façon à ce que l’équipe de télévision du côté sud pût les voir. Ils n’avaient pas les regards hésitants, curieux, en attente de quelque chose, des plus jeunes. Tout le monde ne trouve pas cela si surprenant. Comme un autre écrivain situationniste, René Viénet, l’a fameusement exprimé : nos idées sont dans toutes les têtes.
[9]
À la limite est du parc se trouvait un groupe, à peu près de même importance que le cercle au tambour, qui préférait scander des mots d’ordres. Ils se tenaient debout serrés en ovale, scandant en canon les appels et les réponses de slogans populaires de circonstance.
Il m’a semblé curieux de voir comment le parc était polarisé par ces deux ambiances : le cercle au tambour à une extrémité et les choristes des slogans de l’autre. Le cercle au tambour interprétait l’endroit en quelque sorte comme un festival. Ils n’étaient ni pour ni contre quoique ce soit, ils existaient tout simplement. Ici, dans cet improbable, si peu probable endroit.
Les choristes se sentaient davantage en besoin d’un protocole contraignant qui réglât au moins pour l’instant ce que nous étions, et ce que nous n’étions pas. Ils semblaient plus intéressés par le fait de rendre explicites les termes de la rencontre et des clivages qui en résultaient.
La rive nord était étrangement nue. Supposée être un espace pour l’art et les pancartes, mais quelque chose dans cette partie du parc ne semblait pas attirant, bien que des gens aient été étroitement rassemblés au milieu. Le long de la rive nord se trouvaient des affiches faites à la main, ordonnées, donc elles pouvaient être vues plus bas de ce côté. Ma favorite était « Le medium est le message » [10], réalisée pourrait-on dire patiemment, en plusieurs couleurs.
Quelqu’un s’est avancé avec une pile de pizzas. De toute façon les chariots alimentaires qui sont toujours ici étaient encore ouverts. J’aurais aimé savoir ce qu’ils firent de tout ça, mais ils se livraient à une activité assez soutenue et je n’ai pas voulu retenir l’un d’eux. Les flics autant que des occupants ont pris leur place dans la file pour le café et peut-être aussi quelques employés de bureau retenus tard.
Un camion de police est arrivé et des barrières en ont glissé pour être érigées du côté sud. Quelques personnes se sont levées pour observer. Une hausse du niveau de tension était palpable. Qui peut savoir lequel a donné l’ordre de ces nouvelles barrières ou pourquoi ? Il se pourrait que ce soit pour rendre les gens quelque peu tendus.
Cependant, la police semblait détendue. Un policier s’accouda contre les barricades sur le côté nord et bavarda sur son téléphone cellulaire. Une grappe d’environ une dizaine d’officiers aux chemises bleu étaient adossée contre le mur extérieur du magasin Brooks Brothers de l’autre côté de la rue. Une chemise blanche posa son mégaphone sur les barricades pendant un moment. Bien entendu, ce n’est pas toujours comme ça. Quelques jours auparavant, j’ai vu la police en plein jour arrêter trois personnes. Maintenant tout était calme. Rien n’est durable dans ces sortes de situations.
En flânant autour du parc, j’ai brièvement parlé avec quelques personnes. J’ai piloté plus loin des gens qui avaient l’air de vieux briscards. J’étais intéressé par ces personnes qui, d’une certaine manière, semblaient en état de fugue. En outre, ils ne pouvaient pas vraiment trouver les mots pour dire leur sentiment. Cependant, il y avait quelque chose de précis dans l’espace et le temps qu’il était difficile de décrire.
Ce qui était à faire n’était pas évident... Ce n’est pas du travail ; ce n’est pas du loisir. Il n’y a rien à acheter. Les manifestants des syndicats organisés étaient partis depuis longtemps quand je suis arrivé là, il ne restait plus vraiment de protestation à faire. Il n’y avait plus de police à laquelle se confronter dans le parc à ce moment là. Si vous vouliez rendre ce moment cohérent avec vous-même, il vous revenait de trouver votre propre voie pour le faire.
Les choristes et les batteurs c’était deux façons de le faire. Ou peut-être que le bon moment pour essayer de dormir était venu. Il y a toujours quelque chose à organiser. Il y a toujours des points à débattre. Ou alors, vous pourriez vous contenter d’être là. D’une certaine façon c’est la partie la plus difficile, juste être là, l’instant d’une échancrure dans la division de la vie quotidienne entre le temps de travail et le temps de loisirs. Dans un espace supposé exister à l’endroit où les employés de bureau viennent prendre un café et fumer une cigarette pendant leur pause.
Dans le parc il y a une division de l’espace par usages et en principe cela donne une sorte de fonction. La nuit, avec une telle grande foule en elle, la place avait commencé à se redéfinir un peu. Mais davantage par l’ambiance que par l’usage. Les gens s’en arrangeaient eux-mêmes. Mais davantage selon ce qu’ils en ressentaient. Il y avait dans l’air une question sans réponse ou, ce qu’il me semblait, sur quelles formes de vie sont possibles. Dans les différentes parties du parc les gens gravitaient vers des réponses différentes. C’est là ce qu’on pourrait qualifier de psychogéographie du lieu.
Quand il n’y a vraiment personne qui regarde, quand il n’y a rien à quoi faire face, quand il n’y a rien à débattre — c’est ce qui reste : comment est-il possible de créer des formes de vie pour nous-mêmes, même si c’est dans la grande ombre des immeubles de grande hauteur qui répandent longtemps leur ombre le jour ?
J’ai quitté le Parc et me dirigeai de nouveau vers le métro. Je devais me lever le matin suivant pour mettre les enfants à l’école. Des gens s’éloignaient, bien qu’il fut clair qu’un assez grand groupe resterait pendant la plus grande partie de la nuit. Et que d’autres seraient de retour au matin.
Peu de personnes peuvent habiter cet endroit en dehors de leur temps de travail, mais beaucoup de monde vient visiter, pour entrevoir quelque chose d’une autre manière dont la ville pourrait fonctionner. D’autres vies sont possibles. Parfois même, elles existent réellement.
Je voulais juste enregistrer les faits qui se passent actuellement, indépendamment de ce qui se passera ici le jour suivant ou la semaine suivante, peu importe.
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Le 6 octobre 2011
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Présentation Traduction et notes par Louise Desrenards pour la RdR, mis en ligne le 15 octobre 2011.
La version française de ce texte et/ou ses annexes rédactionnelles sont librement reproductibles avec la citation du lien source de la revue :
http://www.larevuedesressources.org/spip.php?article2141
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McKenzie Wark : ’Zuccotti Park, a psychogeography’
By McKenzie Wark / 06 October 2011
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The confrontations with the police usually get the most attention, but they’re not the only thing going on at Occupy Wall Street. I went down to Zuccotti Park at about 9PM on Wednesday, 5th October after putting the kids to bed. I was alarmed by stuff on the twitter feed that detailed incidents of contact with the police but which were not clear about the location. I wanted to make sure our Park was still there.
Just off the subway, and heading down Church Street, I caught a glimpse of a march going North, up the street parallel to the east. I saw a mass of closely ranked bodies and banners and heard some vigorous chants. I wasn’t sure where they’d be going, as Wall street is to the south. I decided to keep going down Church to Zuccotti Park and maybe catch up with that group later.
I could hear the Park before I saw it. At the western end, about a hundred people were chanting, singing, dancing, banging on drums. I hung out with the for a while. This crowd was young, fun, and a bit crusty. The financial district is usually so dead after working hours. Even the idea of a party at night here is something.
It was hard to work my way into the Park. Piles of stuff were arranged around the planting beds. Mostly disassembled tents. The police have been pretty clear that they will not tolerate “structures” without a permit, and apparently a tent is a “structure.”
A young man lay flat on his back in a sleeping bag. I narrowly missed kicking him in the head on my way by. He looked exhausted, as did a few others in sleeping bags that I found in the west end of the Park just past the drum circle at its westerly end.
Under the sound of the drumming was the thrumb of a generator. A small knot of young men crouched around it, powering up devices. Most of the signs of organized activity were east of the crumpled tents and random sleepers. Knots of people clustered around tables dedicated to one function or other of keeping the Park running.
Here was where I found people you might think of as “anarchists,” if only in the sartorial sense. People who have some experience at self-organization. Otherwise the crowd was mostly dressed like any other crowd of college or post college age young people in New York City, although here and there you would find older people as well.
A young woman explained what was “problematic” about the occupation to two friends, and allowed me to listen in to their conversation for a while. There were a lot of small groups talking amongst themselves A man in a business suit raised a red and black flag, while talking to another man in a track suit and hoodie.
A woman smiled at a man sitting on one of the stone benches. She parted her thighs and planted herself on his lap. He kissed her ; she kissed him back. Her hands were in his hair. I thought of that line in Raoul Vaneigem about those who go on and on about class struggle without speaking of love. They speak with a corpse in their mouth, he says.
An older group, earnest, weathered, held up signs about class struggle so that the TV crew on the southern side could see them. They did not have the curious, expectant, hesitant look of some of the younger people. Not everybody finds all this so surprising. As another Situationist writer, René Viénet famously put it : our ideas are on everybody’s minds.
At the eastern end of the Park was a group, about the same size as the drum circle, who preferred to chant slogans. They were standing tightly packed in an oval, doing call and response chants of the popular slogans of the occasion.
It struck me as curious how the Park was polarized between these two ambiences : the drum circle at one end and the chanters at the other. The drum circle understood the place as something like a festival. They weren’t for or against anything, they just were. Here, in this improbable, unlikely place.
The chanters felt more in need of a binding ritual that would settle at least for the moment who we are and who we aren’t. They seemed more interested in making explicit the terms of the coming together and the cleaving from.
The northern side was strangely bare. It is supposed to be an area for art and signs, but something about that part of the Park didn’t seem appealing, even though people were tightly packed into the middle. Along the northern edge were hand made posters, arranged so they could be seen in a stroll down that side. My favorite was “the medium is the message.” Done rather patiently in several colors.
Someone waded in with a stack of pizzas. The food carts that are usually here anyway were still open. I would have liked to know what they made of it all, but they were doing a fairly brisk business and I didn’t want to hold anyone up. Both cops and occupiers lined up for coffee, and perhaps a few office workers held back late.
A police truck arrived and barriers were slid off and erected down the southern side. Quite a few people got up to watch. A rise in the level of tension was palpable. Who knows who ordered the new barriers or why ? It could just have been to make people a little tense.
The police seemed relaxed, however. A policewoman leant against the barriers on north side and chatted on her cellphone. A cluster of maybe ten blue shirted officers leant against the wall outside the Brooks Brothers store on the other side of the street. A white shirt rested his bullhorn on the barriers for a moment. It isn’t always like this, of course. I saw police arrest three people in broad daylight just a few days ago. At this moment all was calm. Nothing is forever in these kinds of situations.
Wandering around the Park, I talked briefly to a few people. I steered away from people who looked like old hands. I was interested in those people who seemed in a sort of a fugue state. Mostly, they could not quite find words to describe the sensation. There was just something about this moment in space and time that was hard to describe.
It wasn’t obvious what one should be doing. It isn’t work ; it isn’t leisure. There’s nothing to buy. The union-organized marchers were long gone by the time I got there, so there wasn’t really any protesting to be done. In the Park at that moment there were no police to confront. If you wanted to make the moment intelligible to yourself, you had to find your own way to do it.
The chanters and the drummers were two ways to go about it. Or perhaps it was a good moment just to try and sleep. There’s always something to organize. There’s always points to debate. Or, you could just be there. In some ways that’s the hardest part. To just be there, in a moment carved out of the division of daily life between the time of work and the time of leisure. In a space that is suppose to be where office workers go for coffee and a cigarette on their breaks.
There’s a division of the space of the Park into functions, and usually this does sort of function. At night, with such a big crowd in it, the space had started to redefine itself a bit, and more by ambience than function. People arranged themselves in it more according to how they felt about it. There was an unanswerable question in the air, or so it seemed to me, about what forms of life are possible. In different parts of the Park people gravitated toward different answers. This is what you might call the psychogeography of the place.
When there’s nobody really watching, when there’s nothing to confront, when there’s nothing to debate—this is what’s left : How is it possible to create forms of life for ourselves, even if its in the shadow of tall buildings that cast long shadows ?
I left the Park and headed back to the subway. I had to get up the next morning to get the kids off the school. People were drifting away, although it was clear that a fairly large group would stay on for most of the night. And others would be back in the morning.
Not many people can inhabit this place outside of work time, but a lot of people come to visit, and to glimpse something of another way in which the city might function. Other lives are possible ; sometimes they even actually exist.
No matter what happens here next day or next week, I just wanted to record the fact that this actually happened.
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Source Verso Blog @ Verso Books
http://www.versobooks.com/blogs/735-mckenzie-wark-zuccotti-park-a-psychogeography
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