La Revue des Ressources

Oser son désir 

A propos d’Hermiston le juge pendeur de Robert Louis Stevenson

jeudi 4 mars 2004, par Gérard Guégan (Date de rédaction antérieure : 1er janvier 1970).

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Le seul maître d’un roman mémorable est son lecteur. Absolument pas l’auteur qui n’aura eu d’autre choix que de lui être asservi. Son sang nourrit personnages et péripéties. L’énergie qu’il insuffle à la page, il n’en tient pas comptabilité. Peu lui importe qu’elle lui fasse défaut lorsque la faucheuse viendra réclamer son dû. Ainsi Stevenson rend-il son dernier souffle alors qu’il est en train de dicter Hermiston le juge pendeur.
En dépit des siècles, et des modes, la loi n’a pas varié : l’auteur se tue à la tâche tandis que le lecteur en jouit sans remords. Et pour l’éternité.

Rappelez-vous Céline. Pressé de répondre sur sa manière de composer, il ne sut que conseiller de mettre sa peau sur la table. Ateliers d’écriture et colloques universitaires eurent tôt fait de réduire ce sacrifice volontaire à la dimension d’une inoffensive métaphore.

Or il fallait prendre Céline au pied de la lettre.

Noircir du papier, c’est s’ôter lentement mais sûrement la vie.

Il va de soi que sont exemptés d’une telle prise de risque les neufs dixièmes des publicateurs, terme barbare dont l’adoption ne saurait cependant souffrir contestation s’agissant de ce qui se vend aujourd’hui. Ceux-là ne mettent la main à la plume (ou au clavier) qu’après avoir souscrit la meilleure des assurances vie, l’abject naturalisme. Le deuil des illusions, ils se contentent de l’affecter, ils n’en souffrent pas sauf lorsque le fisc revoit à la hausse leur feuille d’impôts, à supposer qu’ils en remplissent une. Ils n’iront se perdre ni au Harrar, ni dans les mers du Sud. Le rêve ne les habite pas. L’audace, pas davantage.
Qu’on ne s’y trompe pas, les truqueurs n’habitent jamais leurs livres. Ils font semblant d’y être. Au rebours de Stevenson, enfoui corps et âme dans les romans qu’il signa.

Comme quoi, il arrive aussi de Prométhée s’enchaîne plutôt que de se parjurer.

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Stevenson, d’ailleurs, ne disait pas autre chose lorsqu’il écrivait à W. Craibe Angus : " J’ai la préparation lente, et je reste assis en silence pendant longtemps sur mes œufs. La réflexion inconsciente constitue l’unique méthode : laissez macérer votre sujet, faîtes-le bouillir lentement, ensuite enlevez le couvercle et regardez : bonne ou mauvaise, voilà votre drogue. "

Prompts à redonder, les biographes s’y sont laissé prendre et ont glosé à perte de vue (plus on tire à la ligne, plus on touche) sur la " méthode ", l’un calculant le nombre d’œufs, l’autre essayant d’identifier la couleur du couvercle. Foutaises ! Il était pourtant facile de devenir que le mot essentiel de cette lettre, c’était la drogue, pourvoyeuse de folie passagère et de mort certaine. Dans le cas de Stevenson, elle s’appelait mélancolie. La bile noire qui va de pair avec la lucidité des sceptiques.

Il n’empêche qu’un jour ou l’autre, l’intoxiqué se convainc de renoncer aux hallucinations que lui procure sa drogue. Mais si l’alcoolique qui cesse de boire, si le junkie qui jette sa shooteuse, peuvent espérer mener une existence moins chaotique, l’auteur qui se prive de sa substance onirique perd sa singularité. Autrement dite, ce " style " que critiques, professeurs et éditeurs assimilent au " bien écrit ". La tentation existe donc chez chaque auteur - sauf peut-être chez Antonin Artaud et, avant lui, Marcel Schwob - de couper net avec son moi profond. Ainsi Stevenson, nous y voici presque, ne s’embarqua pour l’Océanie que dans l’espoir avoué de se refaire une santé, et l’envie, inavouable même à soi, de tourner le dos à cette inspiration qui le consumait.

Comme je le comprends !

Nous sommes si faibles, si mal armés, et nous comptons si peu de complices. Alors, pourquoi ne pas fuir ? Pourquoi ne pas changer d’air ? Voire d’identité ? Mais où qu’il aille l’auteur, s’appellerait-il Stendhal ou Kerouac, ne voyage qu’à l’intérieur de lui-même. Là, l’attendent ses fantômes, là le guette la tentation de l’absolu.

Au lieu de tutoyer le soleil, que fait Stevenson sinon se rappeler l’Ecosse grise, humide, féerique ? Il ne sera pas le frère en littérature du peintre Gauguin qui trouva, justement, son style loin de la Bretagne. La joliesse des corps dénudés, l’eau translucide des lagons - tout de même quelle beauté ! - ne font qu’embrumer le cœur de Stevenson. Il n’échappera pas à la fièvre des ténèbres.

Il n’y a que les " écrivains voyageurs " pour se persuader qu’en traversant la rue jusqu’au plus proche bureau de tourisme, le talent leur viendra comme leur échoira, à force de conformisme, l’épée d’académicien. Ou le ruban de la légion d’honneur, tel un certain Le Bris, biographe, dit-on de Stevenson, et qui mériterait d’être jugé par cet Hermiston dont il va falloir dire deux mots.

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Le père est juge et condamne au gibet quiconque s’est mis en dehors de la loi. En face de lui, le fils tient de sa dévote mère que l’être humain n’a pas vocation pour décider de la vie et de la mort de son prochain. Grand lecteur de Villon, Stevenson se tient entre les deux. Le juge ne lui déplaît pas, il symbolise l’autorité sans laquelle la transgression, la révolte s’épuisent en jérémiades. Archie, le fils, a toutefois sa préférence, quoiqu’il ne soit pas dupe de son indignation devant le spectacle d’un supplicié. Déjà il pressent sous le vertueux le possible criminel. On ne méditera jamais assez ce que Stevenson lui fait penser tandis que le bourreau accomplit son œuvre : " Ce sont deux choses très différentes de tuer un tigre à la chasse, ou d’écraser un crapaud ; il y a de l’esthétique même aux abattoirs. "

Reste que le fils se repent d’avoir osé juger son père et que le père, qui l’aime comme un maître-chien sa meute, l’en récompense en l’envoyant s’occuper des terres familiales. C’est Dieu chassant Adam du Paradis, mais sans que le reconduit à la frontière ait croqué le fruit défendu. Forcément, il était sans sexe.
Où donc se cachait Eve ? Sur la terre, bien sûr, et non au ciel. Dans la lande qu’elle arpente en bas roses. Chez Stevenson, elle s’appelle Kristie. Tout à la fois tentatrice et révélatrice, elle n’a que fiche des tabous. Elle n’écoute que ce que lui dictent les sens.

De ce point de vue, elle est mieux lotie que la Madame de Chasteller de Stendhal. On se souvient que l’amoureux de l’aristocrate, Lucien Leuwen, préférera renoncer à la prendre plutôt que de venir après un concurrent prodigue de sa semence. Incapable de que la parti prêtre s’était moqué de lui en lui invitant aussi bien l’amant que l’accouchement clandestin, Leuwen se plie à la morale (mais oui !) et fuit la queue basse.

Pendant quelques pages, Archie imite Lucien. Puisque Kristie semble prendre plaisir à la compagnie d’un autre galant, Archie s’efface. Or son refus de juger n’est que la preuve de sa culpabilité, la vraie, celle de l’homme qui cède sur son plaisir.

Le roman s’achève là pour cause de décès de l’auteur. A ceci près que, si l’on se fie aux notes de sa belle-fille, Stevenson avait prévu une fin qui nous comble. Archie tue son rival, le père le condamne à mort, si bien que le père, foudroyé par la honte, n’y résiste pas et succombe.

Le meurtre du père, serait-il symbolique, précède le triomphe du sexe.

Toujours.

En théorie comme en pratique.

Février 2002, dans le Sud

P.-S.

Ce texte a été publié en postface de Robert Louis Stevenson : Hermiston le juge pendeur (éd. A Rebours, 2002). Nous remercions Gérard Guégan de nous avoir autorisé à le reprendre.

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