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Ovipalovsky 

samedi 14 novembre 2009, par Emmanuel Steiner

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cela fait déjà plusieurs fois qu’il vient rôder autour de la place du PCF, à la recherche de cet étrange individu aux deux grosses bosses sur la tête, une sur la tempe droite et l’autre au sommet de son crâne dégarni, ce qui lui donne une dimension réellement effrayante, l’ayant d’ailleurs amené à surnommer Ovipalovsky ce type qu’il observe toujours de loin, en train de tendre la main devant la bouche de métro du Colonel F

mais Ovipalovsky ne s’y trouve pas, et il est encore venu pour rien, étrangement attiré par cet individu sur lequel il voudrait écrire quelque chose, sans savoir quoi exactement

cet Ovipalovsky, si souvent croisé place du PCF, ne s’y tient plus depuis maintenant plusieurs semaines, le temps qu’il réalise qu’il avait envie d’écrire sur lui, et celui-ci s’était évaporé dans la nature

seul, comme une réminiscence des bosses sur la tête d’Ovipalovsky, se
dresse le bulbe blanc du PCF, énorme protubérance d’une surface d’environ cinquante m2, pour une hauteur d’une dizaine de mètres


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pourquoi donc ce diable d’Ovipalovsky a-t-il choisi ce moment précis pour disparaître, alors qu’il s’était enfin décidé à écrire sur lui et ses bosses, comme s’il avait besoin de les revoir concrètement pour croire en leur existence, difformités vis-à-vis desquelles il éprouve une étrange fascination


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après avoir pris quelques photographies du bulbe du PCF, quelle n’est pas sa surprise, rue de meaux, de découvrir Ovipalovsky assis sur un banc, vêtu d’un pantalon beige et d’une chemise blanche, avec bien évidemment ses deux bosses sur la tête

curieusement penché en avant, Ovipalovsky semble se parler à lui-même, pris d’un léger tremblement d’ordre épileptique ayant pour effet de faire bouger ses deux bosses, d’ailleurs situées plus haut qu’il ne le pensait

il s’approche discrètement d’Ovipalovsky et, après avoir pris deux nouvelles photographies, réalise que la matière de ces deux bosses est très étrange, légèrement flasque, et qu’elles rebondissent sur sa tête comme deux poches emplies d’eau

il n’en croit tout simplement pas ses yeux, par quel hasard extraordinaire Ovipalovsky se tient-il actuellement devant lui, précisément le jour où il est parti à sa recherche, alors qu’il ne l’a plus vu depuis des mois, et qu’il avait même abandonné l’idée de jamais le revoir ?

il en était arrivé à la conclusion qu’Ovipalovsky devait très certainement avoir été hospitalisé d’urgence, ou bien avoir succombé des suites de l’infection provoquée par ses deux bosses

non, il ne rêve pas, Ovipalovsky est bien assis devant lui, sur ce banc, mais il n’a malheureusement pas le temps de l’examiner plus longtemps, ayant rendez-vous à quelques rues de là


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dans la ville, il se surprend à observer diverses tares physiques, telle celle de cette vieille femme rousse dans le métro, dont les jambes sont couvertes de fines tâches étirées dans le sens de la longueur, que tout individu censé dissimulerait à la vue des autres, mais qu’elle semble ici exhiber volontairement, elle sent d’ailleurs qu’il l’a remarquée et lui lance, tout le temps du trajet, une série de brefs regards, comme si elle voulait faire de lui le complice de sa difformité

et il en est de même de cette femme, forte touriste italienne aux taches couvertes de petits poils drus, croisée devant un hôtel, avec laquelle il a là
aussi partagé une certaine complicité, il l’a bien senti, du simple fait de l’avoir regardée


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le lendemain, il reprend la rue de meaux où il a croisé Ovipalovsky la veille, et sa curiosité augmente à mesure qu’il s’approche du banc où celui-ci était assis, mais sur lequel un autre individu se tient aujourd’hui, une bouteille de vin en plastique à ses pieds, il porte quasiment le même pantalon beige, et possède la même silhouette longiligne, courbée en avant, il se surprend à observer sa tête, ses cheveux, et cherche rapidement du regard s’il y a des bosses, mais non, à première vue, celle-ci semble normale, le type se tourne d’ailleurs vers lui à ce moment précis, et il ne s’agit évidemment pas d’Ovipalovsky

pris par la même curiosité, il continue de remonter la rue de meaux, scrutant du regard tous les individus plus ou moins louches qu’il y croise, souvent par deux, d’ailleurs, une bouteille ou une canette de bière à la main, mais aucun ne ressemble à Ovipalovsky

il passe devant une ruelle sombre, avec d’énormes arceaux en bois servant à retenir des murs sur le point de s’effondrer, et se dit qu’il faudra qu’il aille y rôder quand il aura plus de temps, ainsi que dans la rue suivante, terminée par une voûte, oui, voilà des lieux susceptibles d’abriter un individu tel qu’Ovipalovsky, il le verrait bien y traîner, peut-être même s’y allonger et dormir dans un coin, sur des cartons entassés là, ou sur une bouche d’aération du métro, à côté des ordures


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aujourd’hui, il s’est installé à l’intérieur d’un café, nouveau lieu d’observation stratégique de la place du PCF, là où Ovipalovsky se tient habituellement, mais où il ne se trouve évidemment pas, seul face à lui, de l’autre côté du boulevard, se dresse le bulbe blanc qui brille d’un éclat insoutenable, sous le soleil, gros œuf posé sur le gazon

mais il a encore une fois rendez-vous, dans ce même café, et la personne arrivée, il a beau essayer de jeter un œil de temps à autre par-dessus son épaule, dans l’embrasure de la porte, il ne voit pas d’Ovipalovsky pointer à l’horizon, du coup, ne pouvant se consacrer pleinement à cette tâche, il préfère cesser d’y penser


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aujourd’hui, il choisit un nouvel angle d’attaque, la bibliothèque, au premier étage de laquelle se trouve une salle de lecture réservée aux quotidiens, juste derrière les portes-fenêtres qui donnent très exactement sur la place du PCF où, une fois de plus, ne se tient pas Ovipalovsky

seul le gros œuf blanc, étincelant de soleil, est posé sur le gazon comme pour souligner son absence

il feuillette au hasard les ouvrages présents dans la bibliothèque, et découvre ainsi l’existence d’une maladie du nom d’hydrocéphalie, qui consisterait en un gonflement anormal du périmètre crânien

si tel est le cas, cela signifierait qu’il y aurait une hypersécrétion de liquide dans les ventricules latéraux, entre les os du crâne et les méninges, provoquant un écartement des sutures, et donnant notamment naissance à des bosses souvent frontales

mais il lit dans un autre article que l’hydrocéphalie serait propre aux nourrissons, et consisterait en un gonflement de tout le crâne, plutôt qu’en
l’émergence de telles protubérances

dans un dernier ouvrage, il découvre que ces bosses pourraient n’être que de simples boules de graisse, hypothèse d’autant plus plausible qu’elles auraient la particularité d’entraîner la disparition de toute capillarité

ainsi, les bosses d’Ovipalovsky pourraient n’être que des boules degraisse que l’on devrait se faire régulièrement retirer par un dermatologue, du fait de leurs fréquentes apparitions sur la tête

ce qui expliquerait qu’Ovipalovsky, en proie à une telle difformité physique depuis probablement plusieurs années, soit encore en vie, peut-être ces bosses sont-elles sans réel danger pour la santé du sujet, n’entraînant qu’un désagrément esthétique évident


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sur le quai du métro, à la station LP, il remarque des sièges bleus dont la forme étrange l’interpelle vivement, avant de comprendre pourquoi : ne seraient-ils pas en effet designés en forme de gros œufs ?


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il examine longuement les deux photographies qu’il a réussi à prendre d’Ovipalovsky : la première le montre assis sur un banc, de dos, vêtu d’un pantalon beige et d’une chemise blanche, une bouteille de coca-cola à la main

ce qui le frappe surtout dans la position d’Ovipalovsky, c’est la profonde solitude se dégageant de cet homme qui, ainsi penché en avant, ne cherche pas à exhiber la présence de ses deux bosses

la seconde photographie le présente de profil : sous cet angle, il distingue très nettement une partie du visage d’Ovipalovsky qui, à sa grande surprise, porte des lunettes marrons, ainsi qu’une épaisse tignasse grise où apparaissent deux grosses bosses, l’une sur le côté et l’autre à l’arrière du crâne, striées d’étranges veinules bleues


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il remonte la rue de meaux en direction de la place du PCF où, surprise, Ovipalovsky se trouve adossé au mur du bar-tabac, dans un rayon de soleil, il est vêtu de la même chemise blanche que la dernière fois, et tient une brochure à la main

ainsi positionné, ses bosses ne sont pas immédiatement visibles, légèrement dissimulées par la position de sa tête, mais il réalise que c’est la première fois qu’il voit entièrement le visage d’Ovipalovsky, dont le calme apparent le saisit, au point de se demander s’il s’agit bien du même individu que celui assis l’autre jour sur un banc, en train de se parler à lui-même comme un épileptique, aurait-il un frère jumeau, ou bien y aurait-il un centre, rue de meaux, à l’intérieur duquel évoluerait toute une colonie de petits Ovipalovsky, à des stades plus ou moins avancés de la maladie ?

aujourd’hui, Ovipalovsky semblerait presque normal, s’il n’avait bien évidemment ces deux bosses sur la tête, pour lui, il ne peut s’agir que d’un individu en perdition, dont l’état de dégénérescence serait lié de façon intrinsèque à la présence de ces deux bosses

devant se rendre à un nouveau rendez-vous, il n’a pas le temps de s’attarder et file vers la place du PCF, où il passe devant l’énorme bulbe du même nom, qui semble se rappeler à lui, chaque fois, comme une métaphore de la difformité physiologique d’Ovipalovsky


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il remonte une fois de plus la rue de meaux et arrive place du PCF, où il réalise à quel point Ovipalovsky lui est devenu complètement indifférent, comme si le fait d’avoir vu son visage avait tué en lui toute velléité d’écriture : devenu normal, celui-ci ne l’intéresserait plus, d’une certaine façon, quelque soit la grosseur de ses bosses

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