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Pour l’Europe à venir et sa nécessaire transformation 

jeudi 25 janvier 2007, par Friedrich Schlegel (1772-1829)

Au début, il semble presque à l’observateur que la différence entre les deux nations n’est pas si grande. À ceux qui, chez nous, font montre de façon assez injuste de bien peu d’estime pour les Français, j’aimerais chaque fois poser la question : l’Allemand ordinaire est-il beaucoup mieux ? Et cette question, à combien d’objets ne pourrait-on pas l’appliquer étant donné le déplorable état où l’on voit de nos jours les affaires humaines ! - Partout aujourd’hui la médiocrité installe sa masse énorme, une médiocrité qui s’est développée, et perfectionnée, et s’insinue même, dans des proportions plus ou moins importantes, dans tous les arts et dans toutes les sciences. Telle est la foule ; mais le principe qui aujourd’hui règne sur les affaires humaines, dirige tout et emporte en fin de compte la décision, ce principe, c’est le profit et l’amour du lucre ; partout, profit et lucre, et rien d’autre ; contre cette puissance viennent échouer non seulement les tentatives de la philosophie, mais aussi les entreprises militaires elles-mêmes qu’inspire un esprit plus élevé. Face à cette égalisation européenne, toute différence nationale disparaît dans les faits ; et cette considération ne peut que m’incliner à cette modération dans les jugements que tu remarqueras certainement dans les livraisons à venir de cette revue.

Si on considère la question non pas sur le plan général, mais en entrant dans le détail, il est vrai que seule la première impression donne l’idée d’une différence minime, même dans les formes extérieures de la vie, entre les deux nations ; quand on observe les choses de plus près, on prend conscience en effet d’une différence importante. Et, d’une certaine façon, l’avantage est du côté des Français ; chez eux, tout est d’une pièce, ils sont plus conséquents dans leurs actions ; leur caractère et leur mode de vie sont tout à fait adaptés au génie du temps. Chez nous tout au contraire, la façon de vivre, les mœurs et le mode de pensée d’une époque antérieure et plus belle, notre passé allemand, subsistent sous la forme de bribes innombrables. Prendre clairement conscience de cet état des choses, voir se dissocier et se distinguer nettement ces éléments hétérogènes appartenant les uns au passé, les autres au présent, et qui dans notre vie allemande sont entremêlés de façon si étrange et confuse - c’est sans conteste un des plus grands avantages qu’un Allemand peut retirer des voyages.

Voilà qui confirme ce que j’ai déjà remarqué souvent : que c’est nous aujourd’hui qui, au sens propre, vivons dans le véritable Moyen Âge, et que nous nous sommes trompés en plaçant le Moyen Âge dans l’époque du passé que nous avons coutume d’appeler ainsi et dont nous faisons l’histoire sous ce nom : car l’époque de l’Empire allemand qui va de Charlemagne à l’empereur Frédéric II ne fut aucunement une simple transition d’un état vers un autre ; on ne peut nier qu’elle possède en elle-même une figure précise et distincte, aussi bien que l’époque des anciennes Républiques de Thémistocle jusqu’à Brutus. C’est bien plutôt nous aujourd’hui qui pouvons paraître destinés à n’être qu’une frontière entre deux ères très différentes et à nous présenter pour cette raison justement comme une époque dont le caractère, par bien des aspects, est nul - nul, car, pour plusieurs raisons, je ne pense pas qu’on assiste chez nous avant longtemps à cette fermentation confuse et puissante qui caractérise le premier Moyen Âge de la chute de la République romaine à la formation de l’Empire allemand.

D’une certaine manière, c’est ici à Paris qu’on doit être particulièrement sensible aux remarques que je viens de faire ; car de même que l’époque nouvelle tient le milieu entre la période faussement nommée Moyen Âge et une autre période que nous n’apercevons pas encore, de même Paris - que quelquefois ici on appelle la capitale de l’Univers15 - est situé très exactement au centre, tout au moins de l’Europe. Paris n’est ni le Sud, ni le Nord, on chercherait en vain ici des traits de l’un comme de l’autre pour la raison précisément que Paris tient le milieu entre les deux.

Paris, en tant que centre, est le lieu idéal où former les réflexions les plus générales, et la ville en tire une partie de son intérêt. Je me crois donc autorisé à poursuivre dans la voie où je me suis déjà engagé, et à te faire part, touchant la partie du monde et l’époque où nous sommes, de quelques idées dont tu ne devras pas blâmer le caractère très général, car, précisément, je les veux les plus générales possibles.

S’il m’est permis, cher ami, de juger d’après l’histoire, d’après les hommes et le caractère de chaque nation, je serai alors d’avis que nous avons tort peut-être de considérer, globalement, l’Europe comme une unité, si nous entendons par là une unité et un découpage qui seraient d’ordre naturel, climatique et organique, et non purement le fait d’une volonté et d’une convention.

Il faudrait que nos savants Werner, Ritter et Steffens16 aient produit une théorie de la terre beaucoup plus perfectionnée et élaborée qu’elle ne l’est pour le moment si nous voulions pouvoir nous fonder sur des notions précises concernant la formation, dans toutes ses parties, de l’ensemble des terres émergées qu’il nous faut peut-être considérer, si nous voulons en prendre l’idée la plus juste possible, comme une ébauche encore tout à fait incomplète, un embryon. Mais tu seras certainement d’accord avec moi pour dire que cet ensemble s’est formé de façon organique, et que le caractère de chacun des continents ne peut pas être déterminé (et l’expérience le montre clairement) de façon mathématique d’après les degrés de latitude sud ou nord ou d’après son niveau d’élévation, mais doit être expliqué comme la conséquence d’une organisation intérieure, et chaque continent, dans son individualité propre, doit apparaître et être compris comme un corps organique.

De ce point de vue, le Nord et le Sud de l’Europe me paraissent être deux continents bien distincts, chacun d’eux étant, dans son essence originelle, un individu pour soi, et leur réunion ne pouvant être que le fait d’une violence externe. Non pas que je veuille affirmer en disant cela qu’ils ont été effectivement séparés autrefois ; encore que tous les pays qui entourent la Méditerranée pourraient apparaître, par bien des aspects, comme constituant une unité17. Je n’ai pas dit non plus, loin de là, que cette violence serait un hasard ; au contraire : une telle opposition, y compris sur le plan du climat, une scission organique interne, voilà qui me paraît constituer - d’un point de vue physique et historique, et les deux ne devraient jamais être séparés - l’essence du caractère de l’Europe. Ce qui, en Orient, surgit de la source d’un seul jet sans diviser sa force, était destiné, ici, à se diviser de multiples façons et à se déployer sur un mode plus artificiel. Il fallait que l’esprit humain ici décompose ses dons, que sa force se partage en parts infinies, et que par cela même il se rende capable de choses qu’il ne pourrait autrement accomplir.

Ainsi, c’est comme une force une et indivise qu’agit et se manifesta toujours, en Asie, cette entité qui, en Europe, devait se scinder très tôt et comme par une nécessité interne, en poésie et philosophie ; or, les distinguer, quand elles sont l’une et l’autre science et art, c’est là un point de vue tout à fait subjectif et purement européen. L’Antiquité classique et le Romantisme moderne (qui, il est vrai, sont à maints égards en parfaite opposition) nous donnent l’exemple d’une telle scission européenne, puisque bien des choses que l’un et l’autre proposent d’original et d’excellent à l’esprit humain pour sa formation et son épanouissement, se trouvent réunies en Inde dans des œuvres d’une extrême beauté, ou bien se côtoient sans s’exclure, chaque tendance affirmant vigoureusement sa spécificité. Pour donner un exemple qui touche à la source des forces intimes : cet anéantissement de soi en quoi consiste pour les Chrétiens l’extrême de la spiritualité, et cet autre extrême qu’est le matérialisme foisonnant et débridé de la religion grecque - l’un et l’autre ont en Inde, cette patrie où tout se retrouve, un modèle qui les précède et les surpasse. Si on réfléchit au sublime esprit18 qui est au fond de cette culture19 véritablement universelle et qui, lui-même divin et infini, est apte à comprendre et contenir tout le divin sans distinction, alors il nous semblera que ce qu’en Europe nous appelons aujourd’hui, ou avons autrefois appelé religion, mérite encore à peine ce nom, et l’on conseillerait volontiers à celui qui veut voir la religion de faire, dans cette intention, le voyage de l’Inde, comme on fait le voyage d’Italie pour apprendre l’art ; en Inde, il peut être assuré de trouver tout au moins des fragments de ce qu’il chercherait à coup sûr vainement en Europe.

Le sentiment obscur que cette distinction européenne du classique et du romantique n’a en fait rien de naturel et est tout à fait blâmable, commande aujourd’hui certaines tentatives faites pour s’approprier l’esprit de l’Antiquité. Je ne parle pas de ces personnages caricaturaux qui sur la scène politique se sont campés en disciples et successeurs des héros de l’Antiquité ; je ne parle pas non plus de ces œuves faibles et avortées de quelques peintres et poètes qui, ne connaissant pas même l’esprit romantique, ont voulu être antiques. Je parle principalement de deux phénomènes. Le premier concerne la religion catholique : elle est parvenue, jusqu’à un certain point, à faire siens l’éclat et l’attrait artistiques, la richesse et la beauté poétiques de la mythologie et des coutumes grecques, et à les réintroduire dans la mesure où la rigidité de ses principes, fondamentalement différents de ceux de l’Antiquité, le permettait20. Quelques bonnes choses ont vu ainsi le jour, mais soit elles sont restées à l’état de promesses qui n’ont pu se développer entièrement, soit elles ont disparu aussitôt qu’apparu, ont dégénéré et se sont corrompues, en raison d’une constitution politique éminemment imparfaite, et surtout d’une incapacité originelle, explicable par le climat, à la religion. Le deuxième exemple qu’on peut citer est celui de notre philosophie qui, sans se modeler expressément, jusqu’ici, sur la philosophie grecque antique, consonne pourtant avec elle de telle façon qu’elle semble n’en être qu’une continuation. Notre idéalisme est tout rempli de cet esprit, mais aussi, avant lui, Spinoza, dans le système duquel on trouvera, quoique personnellement il n’ait pas été un ami des philosophes anciens, bien plus de points de contact avec ces derniers qu’avec les productions ou les principes de l’époque moderne. Cela doit nous surprendre d’autant moins que les philosophes de l’Antiquité étaient foncièrement étrangers à leur propre temps, hostiles à la vie publique telle qu’elle s’y manifestait, et même aux principes de l’ancienne religion ; à plus d’un titre, ils furent les précurseurs isolés de l’époque moderne - par quoi on voit que les choses les plus opposées se trouvent toujours aussi reliées de façon organique et nécessaire par un certain nombre de fils. Cette constatation n’est pas difficile à faire sur un plan général ; ce qui est difficile et primordial en revanche, c’est de trouver correctement, pour chaque cas individuel, ces points de contact et de passage.

Or, qu’est-ce qui fait le caractère de l’Antiquité classique ? Outre l’idéal classique, c’est-à-dire cette plénitude organique de l’individuel et son accomplissement heureux, c’est justement cette individualisation même, ou séparation. Scission et division sans cesse poursuivie et prolongée de l’Un et du Tout que sont toutes les forces et toutes les pensées humaines. Chez les Modernes, ce principe a pris une direction encore plus nuisible ; chez les Anciens en effet, l’époque d’énergie morale et politique qui va de Thémistocle à Brutus, est en même temps celle aussi qui voit se développer dans la totalité des arts et des sciences les productions les plus hautes et les plus magnifiques. Au contraire, l’origine de la poésie, de la peinture, de la musique, de la critique modernes, et surtout de notre philosophie et de notre physique, est très tardive ; si l’on excepte une partie de la poésie, toutes ces disciplines sont nées après la destruction complète et la disparition de l’Europe comme entité morale et politique. De ce fait, toute énergie vitale transcendante est retirée entièrement à la masse de la population. Il n’est pas utile d’illustrer cette tendance par d’autres exemples empruntés à la vie pratique ou à la politique. La scission a atteint aujourd’hui son point extrême ; le caractère de l’Europe est apparu dans sa plénitude, et c’est précisément cet achèvement qui constitue l’essence de notre époque. De là vient cette inaptitude absolue à la religion, si je puis dire, cette complète atrophie des organes supérieurs. L’homme ne peut désormais tomber plus bas ; c’est impossible. On a effectivement poussé très loin l’art de scinder par l’esprit toutes choses, art qu’on peut appeler aussi : mécanisation, si bien que l’homme lui-même est presque devenu une machine, dans laquelle resterait encore juste assez d’esprit pour permettre de démontrer, en cas de nécessité, que tout de même il est véritable que l’être humain se différencie de l’animal en quelque manière. Oui, cet état d’esprit aujourd’hui partout répandu, ce goût du lucre, cette sensiblerie doublée de friponnerie, cette misère sous des dehors policés, cette ignorance absolue où l’on est de la destination propre de l’homme, cette rage d’écrire et de s’épancher en bavardages infinis, et avec cela une infatuation insensée de soi-même, une incapacité totale à sentir tout ce qui s’est déjà fait de grand sur cette terre - tout cela réuni ne peut que remplir le penseur de mépris envers son siècle, mépris qui devient à son tour indifférence.

Mais que nous soyons parvenus à ce point extrême ne signifie aucunement que les choses ne peuvent aller désormais qu’en s’améliorant. Loin de nous de tirer cette conclusion hâtive. Au contraire : nous n’aurions rien à redire au philosophe de l’histoire qui, après mûre observation, estimerait comme le plus vraisemblable que la race des hommes en Europe, loin de remonter la pente, serait destinée, après quelques tentatives infructueuses de redressement, à voir son état se détériorer sans cesse du fait de sa déchéance intérieure pour à la fin sombrer extérieurement aussi dans un état de faiblesse et de misère qui représenterait un stade ultime où elle végéterait sans changement pendant peut-être des siècles, à moins d’en être tirée par une action venue de l’extérieur.

La conséquence de tout cela est que si une révolution devait se faire, une révolution véritable et sérieuse et non simplement une idée avortée, elle nous viendrait sans doute d’Asie21 ; c’est bien plus probable que d’envisager que nous Européens serions à même - comme nous le croyons étourdiment - de diriger à partir d’ici l’esprit de l’homme sur toute la planète. Une vraie révolution ne peut se produire qu’à partir du foyer où la force est une et indivise, pour l’accomplir il manque donc aux masses européennes l’organe nécessaire. Mais en Orient, croyons-nous, la faculté d’enthousiasme ne peut en aucun cas être éradiquée comme ici, car sa source y a été placée par la nature même, et son jaillissement primitif ne se tarit jamais tout à fait.

Depuis Alexandre, toutes les tentatives faites pour prendre possession de l’Asie, la modeler autrement et en quelque sorte l’européaniser, ont échoué complètement, aussi bien celles des Romains que celles des Allemands au temps des croisades. Il est vrai aussi, d’un autre côté, que la dernière grande révolution de l’Asie, allumée par les Arabes et Mahomet et répandue sur toute la terre, n’est parvenue en Europe que sous forme de vagues isolées qui n’ont guère pénétré en profondeur. Mais nous ne pouvons pas avoir oublié, cependant, d’où nous sont venues depuis toujours toutes nos religions et nos mythologies, c’est-à-dire les principes mêmes de la vie, les racines de nos concepts - même si l’Europe donne un fondement tout autre à ce qu’elle reçoit et souvent le dénature, jusqu’à le rendre méconnaissable. Jusqu’à présent donc, l’Asie a eu la prépondérance et le plus probable est que d’elle viendra le changement.

Pour autant, on ne peut blâmer l’Europe, et spécialement les Français, d’avoir fait aussi des essais de révolution ; certes, on ne pouvait logiquement prédire un heureux succès à leur entreprise, mais l’humanité n’y a rien perdu non plus, et à l’époque où nous vivons, il faut savoir se contenter d’élans et d’intentions. La génération actuelle, par son indétermination même, invite à multiplier les tentatives diverses de cette sorte - ce que les Anciens avaient mis en proverbe : hôsper ên Kari22. Il va de soi que l’intérêt d’une expérience est d’autant plus grand que la matière sur laquelle elle s’exerce est rebelle et dénuée des qualités requises ; c’est même souvent dans ces circonstances-là que quelque chose d’important finit par vraiment sortir, contre toute attente, de l’expérience tentée23.

Mais l’Europe est-elle donc une partie du monde à ce point reléguée par la nature, délaissée et vouée à un sort pitoyable, comme le serait, peut-être, l’Amérique si on en croit certains géographes philosophes ? Non, certainement pas, et aucun historien, aucun physicien, ne serait prêt à souscrire à une telle opinion.

Dans la dépravation même où l’Europe est tombée tout entière, se laissent voir les germes d’une destination plus éminente. Mais cette destination aussi, si nous entreprenons de la définir de manière scientifique, apparaîtra certainement comme très modeste et soumise à des conditions précises ; en tout cas nous serions bien avisés de nous garder à la fois de cette vanité partout répandue qui se persuade, contre toute raison, de l’éclatante supériorité de notre continent, et de ces préjugés enfantins consistant à croire que notre époque l’emporte sur toutes les autres par des réalisations inouïes.

La grandeur et la splendeur de jadis ont été si complètement détruites que je ne sais comment on pourrait encore affirmer en ce sens que l’Europe comme entité existe encore ; ce qui demeure après cette destruction, c’est tout au contraire l’aboutissement final et inéluctable de cette tendance à la scission dont j’ai parlé. On peut la considérer comme accomplie puisqu’elle est parvenue au stade de l’auto-anéantissement. L’espace est donc libre, du moins, pour quelque chose de nouveau, et c’est justement parce que tout est en ruines que les matériaux et les moyens sont disponibles pour toute entreprise à venir. Le courage de fonder et de bâtir un monde neuf sur les débris de l’ancien ne nous manquera pas non plus si l’on considère qu’en vertu de l’organisation des forces telluriques, l’Europe est très précisément le théâtre du grand affrontement : c’est ici que le bien et le mal de la terre livrent leur plus formidable combat et que le sort de l’humanité doit à la fin se décider. Au moins est-ce un continent intéressant, même si, en comparaison des autres, il peut manquer de charme et de sublimité ; et nous avons peu de raison d’en vouloir au destin qui nous a placés précisément ici. Nous aurions tort aussi de former notre jugement sur l’univers, sur la manière dont les principes du bien et du mal y sont distribués, à partir des impressions que notre position bornée nous suggère : l’astronomie physique interviendrait alors pour nous enseigner que la planète que nous habitons est bien loin d’être aussi favorisée que se l’imagine la vanité humaine ; elle est peut-être au contraire une des moins importantes ; son caractère fondamental est une faiblesse insigne qui enveloppe une médiocrité générale, associée à une fragilité qui tient à ses racines mêmes et qui est un de ses traits singuliers.

Mais j’en ai dit assez, et peut-être trop déjà sur une matière qu’on ne doit aborder qu’avec circonspection ! -

Ramenons notre regard sur notre sujet précédent, pour l’élargir encore quelque peu. Si ces parties de la terre que nous appelons significativement l’Orient et le Nord en constituent les pôles visibles du principe du bien, tandis que tout le reste ne se présente que comme un espace vide, une matière brute et grossière caractérisée par son inertie et son incapacité, ou même comme un obstacle opposé au bien - alors, ce qui importe est très précisément de réunir ces deux pôles, et cette réunion, je ne vois guère où elle pourrait se faire ailleurs qu’ici, sur cette partie du globe en apparence peu favorisée ; et en ce sens on pourrait dire : la véritable Europe est encore à naître. Ce que nous en connaissons jusqu’ici, à savoir ce phénomène de scission, n’est qu’une première manifestation de cette tendance innée à la réunion des contraires, trop faible encore et qui, pour cette raison justement, prend cette forme aberrante. Nous n’allons pas assister sans rien faire à ce processus, nous voulons au contraire y prendre la part la plus active, c’est à nous d’unir et d’harmoniser les forces telluriques, à nous de propager partout les flots larges et puissants où se rencontrent la force de fer du Nord et l’ardeur lumineuse de l’Orient ; participation morale ou physique, peu importe : cette distinction légère ne tient plus, et il nous est permis de compter aussi sur le soutien invisible de la Fortune, et sur un succès qui dépasse de loin les bornes des espérances raisonnables.

L’exposition complète de cette idée reste réservée à un autre temps. Je rappellerai seulement ici que c’est par millénaires, et non plus par siècles, que nous devons compter les progrès faits pour approcher ce but, si nous voulons avoir une meilleure compréhension de ce que la vie et l’histoire nous disent en signes clairs. En ces matières aussi, on a coutume d’oublier et de méconnaître complètement la nature de l’homme et les conditions terrestres, pour ne retenir que les illusions suggérées par l’espoir le plus vain et le plus vaniteux. Une attention plus profonde à l’essence des choses nous apprend nécessairement, ici encore, la modestie. Considérons néanmoins comme établie une tendance éternelle au perfectionnement ; simplement, il faut que nous envisagions tout cela dans des dimensions, y compris temporelles, qui dépassent quelque peu l’échelle de l’habituelle mesquinerie. Cette prise en compte d’échelles plus vastes est capitale, elle nous fait concevoir, mieux que tout autre chose, dans quelle disposition d’esprit et de sentiment nous tous dont c’est la vocation sommes tenus d’œuvrer, pour aujourd’hui et dans l’avenir, à l’éducation des hommes.

P.-S.

Extrait de : Voyage en France, éditions Grèges, 2002.

Avec l’aimable autorisation des éditions Grèges, que nous remercions.

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