Je ne peux m’empêcher de lorgner sur les Robert volumineux. Un simple haut de maillot de bain les retient (au centre de Rio, la tenue n’est pas extravagante). Sont-ils originaux ? Peu importe, ils ont de la présence. Ils se baladent au gré des mouvements de bras de ma bienfaitrice qui jacte, jacte, jacte, tout heureuse de m’indiquer la direction demandée. Ne pigeant rien, je la laisse finir par politesse (je me débrouillerai...) et peux donc me concentrer sur mon observation. Elle n’est ni jeune ni vieille. Ni belle ni moche. Ailleurs, « hors-sol », elle serait quelconque, peut-être transparente (hormis ses avant-scènes spectaculaires). Mais, ici, là, maintenant, magie brésilienne opérant, elle est éminemment sensuelle. Sa spontanéité, sa peau couleur caramel, son indifférence à mes regards ; sa vulgarité assumée, son affabilité, ses petits bourrelets exhibés sans complexe : sorcellerie carioca, cette ménagère est une Vénus ! Et cette langue... Languissante, traînante, prenant son temps, accélérant soudain, s’enroulant autour d’une ou deux lettres puis, à nouveau, relâchant la pression, pour mieux repartir sur un rythme plus lent. A chaque échange (commerces, restaurants), je frôle l’érection. Heureusement (est-ce un hasard ?), le climat se charge de tempérer mes fulgurances. La ville semble ainsi entièrement occupée à exacerber, pour mieux contenir ensuite, les pulsions de ses occupants. Certains wagons du métro sont même exclusivement réservés aux femmes (la climatisation annihilant le bel équilibre naturel trouvé à l’extérieur...). La Madonne tropicale abandonnée, je tombe, au détour d’une rue, sur un parc public où de petits vieux s’ébattent. Je suis sidéré. Nul jeu de cartes, nulle table d’échecs : ceux-là transpirent sur des machines de musculation gracieusement mises à disposition par la municipalité. Certains doivent flirter avec les 80 piges. Peu importe ! En shorts lycras colorés, les messieurs travaillent leurs biceps tandis que ces dames (shorty moulant et flashy de rigueur) luttent vaillamment contre l’affaissement de leur fondement, jadis – comment en douter ? — aussi noble et impétueux que l’est aujourd’hui leur volonté. Pincement au cœur. Je songe à ma salle de sport parisienne. Ma dernière visite y est immémoriale... L’indifférence totale de ces mercenaires usés des apparences aux éventuels sarcasmes est frappante. Aucune considération accordée aux oeillades des touristes. « Vis ta vie ! », semble être une maxime inventée ici. Que la France est loin ! La même scène y attirerait moqueries et bassesses de la part d’adolescents attardés. Si souvent, là-bas, la méchanceté est confondue avec la spiritualité. Le voilà, il apparaît ! Je ne sais pas comment j’y suis arrivé mais, j’y suis : l’Opéra de Rio. D’après mon guide, son architecture vaut le détour. Je traverse une place étrangement vide en son centre mais grouillante sur ses côtés. En ce milieu de journée, la foule fuit le cagnard. Je la rejoins, me fondant dans son flux. Le contraste est grand entre l’espace offert et inutilisé par le lieu et la concentration humaine, armée opaque longeant l’ombre des buildings et des arbres. On se frôle, on se bouscule, on se touche, se sent, se serrant, se suivant, volontairement, les uns les autres. Je commence à me demander si je n’ai pas des problèmes de libido ! Et cette langue, cette langue, partout, qui traîne, chante, susurre, se braque, parfois, s’étale, s’étire, se prolonge... Les cagoles méditerranéennes passeraient, ici, pour des reines du raffinement. Mais, ici, tout est excusé, tout passe. Ici, le mauvais goût n’en est pas un. La canicule, la couleur, l’absence d’esprit de jugement pardonnent les écarts, absolvent les sacrilèges (même ce mini-short rose-bonbon), subliment le grotesque. Les torses puissants dénudés vous rapprochent, d’un coup d’épaule accidentel, de la vue et de l’odeur d’une transpiration de facto irrésistiblement érotique. Les perles de sueur roulant sur les peaux bronzées, soudain sous votre nez, ne vous interpellent pas sur le sexe de leur propriétaire, sur vos préférences habituelles mais vous renvoient en une fraction de seconde à votre animalité originelle. Echange de regards ; sourires. Etrange, je n’ai pas cette réaction, aux heures de pointe, dans le métro parisien, collé aux aisselles dégoulinantes des travailleurs fatigués. Les décolletés sont profonds, forcément profonds. Ou, a contrario, ils la jouent « col-Claudine », à la portugaise, années 50. Executive women en noir revêche mais au corps facilement décryptable comme sculpté par des coaches privés, sur les jours off. Si l’habit est sévère (obligations professionnelles obligent), l’oeil ne l’est pas. La plage est toujours proche. Les golden-boys aussi ont le costume-cravate barricadé jusqu’à l’ultime bouton. Incarnations Dolce-Gabanniennes d’un Brésil capitaliste gagnant, publicités vivantes pour les spots de surf sud-américains, eux, mystérieusement, ne laissent échapper aucune humidité, aucune mèche laquée. Le total contrôle côtoie le relâchement ; les croupes athlétiques les morphologies plus improbables (mais, incroyablement épanouies). Tous les fantasmes semblent se croiser sur ce chemin temporaire tracé par les contingences urbaines et atmosphériques. Bordel, l’Opéra ! Je l’ai dépassé ! Oui, bon, de jolies dorures, j’en verrai ailleurs... Emporté par la foule, comme disait l’autre, je me retrouve au pied de la tour Petrobras, géant national du pétrole et acteur indiscutable de l’explosion économique du pays. Le monstrueux bâtiment, visible de presque partout en ville, paraît concurrencer la phallique et laide cathédrale contemporaine qui lui fait face. Quel symbole ! La religion et le pétrole, matériellement inondés par le soleil, entourés d’effluves marines et de phéromones humaines : une vraie carte postale. Envoûté, je manque de trébucher. Mais... Il s’agit d’un homme allongé. Il n’a pas réagi ; il dort. Ou, plutôt, il comate. Chien galeux s’accrochant à la vie, enveloppe carbonisée posée là, au milieu de la sensualité, du succès et de leurs clichés, comme un tronc d’arbre calciné, inopportun, en pleine avenue Montaigne. Il est nonchalamment enjambé par tous. Inexistant, incongru et, pourtant, si présent. Les touristes deviennent reconnaissables au fait qu’ils sont les seuls à marquer une pause dans leur balade enchantée, yeux ronds et expression estomaquée. Tant par la vision de la déchéance humaine que par l’imperméabilité des autres habitants. Bien sûr, je me souviens alors de mes cours d’histoire. Rien de nouveau sous le soleil : le Brésil s’est bâti sur l’inégalité. Mais, le voir, le ressentir, est une expérience aussi forte que dérangeante. La Cour des Miracles, partout, se mélange sans jamais communiquer, sans jamais la regarder, à la Fashion Week permanente. Double face d’une réussite incontestable. Mouroir en plein air contre volupté extrême. Même à Copacabana, vitrine internationale de la « Cité Merveilleuse », les zombies quémandent de la nourriture sur les trottoirs. Les plagistes flamboyants, réfugiés derrière leurs lunettes solaires de marque, paquets conquérants ou vulves moulées affichés, manquent alors de les écraser. L’assurance est à ce prix. La compassion freine le succès. L’urgence est à l’élévation. Face au mythique palace de Copacabana, imaginant un Mick Jagger plus inspiré que jamais se déhanchant devant ces kilomètres de plage (lors du concert légendaire des Stones en 2006), même entouré de gueux en fin de vie, transporté de l’hiver morose européen au sable fin latino où des bataillons de poires mouvantes en bikini et de muscles saillants et provocants célèbrent leur joie d’être chanceux et plein d’avenir, comment ne pas se laisser griser et devenir, à son tour, obscène de dégagement ? Le malaise est là, pourtant, étouffé au maximum mais, déjà bien ancré. Dans le Centro, l’heure est aux premiers Mojitos. Sur certaines places, les prostituées vont bientôt entrer en piste. Les « vraies » femmes d’un côté, les « améliorées » de l’autre. Brutales, grandes gueules, bagarreuses mais, tellement savoureuses à observer. Des hommes de tous âges passeront, sans gêne, d’un groupe à l’autre, se renseignant sur les prix, marchandant, face aux terrasses de café bondées. Les premières notes de musique s’échapperont d’on ne sait quelle fenêtre, ajoutant encore à cette extraordinaire ambiance bohème. L’heure, pourtant, pour moi comme pour les autres touristes, sera celle de la vigilance. Des forêts de « troncs d’arbres calcinés » vont se lever, en quête de quelque chose à voler, pour se procurer aliments et drogues indispensables à leur survie. Pour me rendre 150 m plus loin, je devrai prendre un taxi, à moins de vouloir tenter des diables imprévisibles. Un pacte tacite paraît lier les Cariocas entre eux. Seuls les étrangers font les frais de l’abandon des plus pauvres.
Pour l’instant, moi, suant comme après l’amour, dans la moiteur de ce début de soirée, je surveille mon hâle, l’espérant plus vite mystificateur afin de mieux me confondre, mieux me glisser et pénétrer pleinement cette société si langoureuse. Langoureuse, dangereuse, charismatique, terriblement attirante.