Pour finir notre quinzaine en musique, revenons à cette cristallisation des espoirs et des contradictions d’une génération que fut l’été 1967, notamment grâce à cet art dionysiaque qu’est la musique, surtout lorsqu’elle est associée aux hallucinogènes, auquel cas on parle de psychédélisme. En ce qui concerne le détail de ce Summer of Love ’67, on pourra se reporter ici et lire ceci pour mesurer l’importance exceptionnelle de l’année 1967 du point de vue musical.
Retrouvant sans en avoir clairement conscience l’idée de Hegel selon laquelle l’Esprit est allé, historiquement, de l’Est vers l’Ouest — donc de l’Orient vers l’Occident — le mouvement hippie a fait de la Californie un lieu d’élection, de lumière et de plénitude où la dialectique hégélienne se referme d’une façon qu’il n’avait pas prévue : par une union entre les influences de l’Asie et celles de l’Europe que le mouvement psychédélique et hippie a manifestée notoirement. La Californie est alors considérée, pour reprendre un terme de l’époque de Tristan et Iseut, comme un locus amoenus, un lieu agréable et protégé de l’hostilité du monde. Mais au lieu d’un simple jardin, comme au Moyen-Age, c’est toute une région qui était censée devenir la nouvelle Cythère. La chanson de Scott McKenzie présente San Francisco comme une destination de pélerinage, un lieu de lumière, d’amour où la relation ne semble pas poser problème. Une road song dont Easy Rider (1969) et son Born to be wild de Steppenwolf serait le négatif.
San Francisco
If you’re going to San Francisco
Be sure to wear some flowers in your hair
If you’re going to San Francisco
You’re gonna meet some gentle people there
For those who come to San Francisco
Summertime will be a love-in there
In the streets of San Francisco
Gentle people with flowers in their hair
All across the nation such a strange vibration
People in motion
There’s a whole generation with a new explanation
People in motion people in motion
For those who come to San Francisco
Be sure to wear some flowers in your hair
If you come to San Francisco
Summertime will be a love-in there
If you come to San Francisco
Summertime will be a love-in there
(Scott McKenzie, 1967)
Quant à la chanson de The Mamas & The Papas qui choisit Los Angeles plutôt que San Francisco, elle reste dans l’indécision — ou l’ambiguïté — de l’utopie qu’est son rêve californien : cela tient à la construction de la chanson en écho, avec des paroles redoublées. Elle semble vraiment être émise depuis cette partie de la nation (l’Amérique, tout aussi bien la ’nation’ représentée par la contre-culture) qui, selon Scott McKenzie, s’émeut en d’étranges vibrations, cette nation qui se met en marche, avec des fleurs, en juin — une allusion probable au Mayflower des ’pilgrim fathers’, et un autre voyage vers l’Ouest. Mais ce redoublement — les voix de femmes répondent à celle du ou des hommes — signent tout autant une immobilité et l’écho d’un monde idéal, un arrière-monde : celui des anges de Los Angeles. Ces anges sont peut-être moins faits d’éthers que de chair et ce nouveau voyage, à la différence de celui des puritains du Mayflower, cherche une religion qui aime la sécurité et la chaleur, chante cet homme résigné à ne pas quitter son hiver moral (et conjugal ?).
California Dreamin
All the leaves are brown
All the leaves are brown
And the sky is grey
And the sky is grey
Ive been for a walk
Ive been for a walk
On a winters day
On a winters day
Id be safe and warm
Id be safe and warm
If I was in l.a.
If I was in l.a.
California dreamin
California dreamin
On such a winters day
Stopped into a church
I passed along the way
Well, I got down on my knees
Got down on my knees
And I pretend to pray
I pretend to pray
You know the preacher likes the cold
Preacher likes the cold
He knows Im gonna stay
Knows Im gonna stay
California dreamin
California dreamin
On such a winters day
All the leaves are brown
All the leaves are brown
And the sky is grey
And the sky is grey
Ive been for a walk
Ive been for a walk
On a winters day
On a winters day
If I didn’t tell her
If I didn’t tell her
I could leave today
I could leave today
California dreamin
California dreamin
On such a winters day
California dreaming
On such a winters day
California dreaming
On such a winters day
(The Mamas & The Papas, 1967)
Parmi toutes les chansons de l’année 1967, notre choix aurait pu se porter sur The Beach Boys dont les Good Vibrations seraient entrées en résonance avec la ’strange vibration’ de San Francisco, ou sur Jimi Hendrix — ou sur n’importe lequel des artistes présents à Monterey du 16 au 18 juin. Mais cela aurait écarté rien moins que The Beatles et The Doors, ces derniers n’ayant pas eu de chance avec les festivals d’anthologie [1]. Ce sont des chansons de ces deux groupes que nous avons choisies : la qualité des textes et des musiques est supérieure et, si le phénomène beat est américain au départ, l’influence des Beatles sur le psychédélisme dès 1965-6 [2] montre que tout l’Occident était sollicité.
Dans les chansons des Doors l’association entre l’amour et ces philtres modernes que sont les drogues n’est pas rare [3], surtout lorsque le texte réfère à l’expérience de Jim Morrison. Dans The Crystal Ship, cette association est vraisemblable quoique restrictive [4]
: en revanche, ce vaisseau de cristal paraît faire revivre les légendes de vaisseau transportant les morts, par exemple des légendes celtiques dont l’évocation peut suggérer un Tristan moderne. Petite mort, grande mort, voyage aller, voyage retour, Orphée n’est pas non plus absent, et si l’on veut absolument trouver des rapprochements avec l’histoire de Jim Morrison et de Pamela Courson, on pourra le faire sans grande difficulté ; toujours est-il que ce texte a une puissance évocatoire qui puise dans la culture littéraire — ce qui n’a rien de surprenant avec Morrison — et illustre une conception de l’amour assez dionysiaque.
L’association de la drogue et de la féminité triomphante (a thousand girls / a thousand thrills) n’est pas exclusive à Jim Morrison : Lou Reed, par exemple écrivit avant lui : Heroin be the death of me / Heroin it’s my wife and its my life (Heroin, 1964, sortie en mars 1967).
The Crystal Ship
Before you slip into unconsciousness
I’d like to have another kiss
Another flashing chance at bliss
Another kiss
Another kiss
The days are bright and filled with pain
Enclose me in your gentle rain
The time you ran was too insane
We’ll meet again
We’ll meet again
Oh tell me where your freedom lies
The streets are fields that never die
Deliver me from reasons why
You’d rather cry
I’d rather fly
The crystal ship is being filled
A thousand girls, a thousand thrills
A million ways to spend your time
When we get back
I’ll drop a line
(The Doors, 1967, la source ici)
En 67, on voit bien que rien n’est joué dans cette génération qui réclame une libération sexuelle. On le voit à ses hérauts qui retrouvent, à la façon de Cathares hippies, des images de la religion manichéenne — qui ont pu transiter par William Blake dans le cas de Morrison — opposant la matière à l’esprit. C’est tout le sens du second couplet de Light my Fire co-écrit avec Jim Morrison (alors que le reste de la chanson est de Robbie Krieger) : l’amour de la mort, inavouable en tant que tel, se manifeste en un amour de l’amour caractéristique de l’amour-passion [5] (voir Denis de Rougemont). Pour les amants, il n’est plus temps d’hésiter et de se vautrer dans la fange (to wallow in the mire) des corps, il s’agit de se lancer à corps perdu (we can only lose) dans un amour qui se transcende en bûcher funéraire (funeral pyre) — le courant religieux manichéen avait apporté au XIIe siècle son amour pour la forme de lumière. L’influence, jugée souvent superficielle, des religions de l’Inde sur les hippies, réactive pour le moins ces aspects gnostiques qui en étaient d’ailleurs originaires. On touche ici à l’ambiguïté des conceptions amoureuses du Summer of Love, apparemment assez peu compatible avec le Flower Power :
Light my fire
You know that it would be untrue
You know that I would be a liar
If I was to say to you
Girl, we couldn’t get much higher
Come on baby, light my fire
Come on baby, light my fire
Try to set the night on fire
The time to hesitate is through
No time to wallow in the mire
Try now we can only lose
And our love become a funeral pyre
Come on baby, light my fire
Come on baby, light my fire
Try to set the night on fire
The time to hesitate is through
No time to wallow in the mire
Try now we can only lose
And our love become a funeral pyre
Come on baby, light my fire
Come on baby, light my fire
Try to set the night on fire
You know that it would be untrue
You know that I would be a liar
If I was to say to you
Girl, we couldn’t get much higher
Come on baby, light my fire
Come on baby, light my fire
Try to set the night on fire
Try to set the night on fire
Try to set the night on fire
Try to set the night on fire
(The Doors, 1967, la source ici)
Lorsqu’on s’intéresse aux chansons des Beatles, la tentation est grande de les appréhender — je ne dis pas les ’classer’ — soit comme de gentilles ballades (créditées à ce naïf de Paul McCartney) soit comme des chansons à clef (du genre de Lucy in the Sky with Diamonds ou de I Am the Walrus). Il faut quand même rappeler que pour un Hello Goodbye ou un Good Day Sunshine on trouve un The Fool on the Hill moins naïf qu’il n’y paraît. Il me semble qu’il en est de même de ce classique qu’est All You Need Is Love.
Sans nous lancer dans une exégèse du genre des fameuses relatives à la pochette de Sergent Pepper’s ou d’Abbey road sur la mort de Paul, amusons-nous un peu... Le premier degré de compréhension de cette chanson est assez conservateur, au sens où il pourrait faire écho à un message évangélique : ’aimez-vous les uns les autres’ incitant à une communion humaine à défaut — comme nous le précisions ici — d’une élévation vers Dieu. Au sein d’un festival, on peut imaginer la faveur de cette interprétation. D’autres textes des Beatles peuvent la confirmer ou l’infirmer.
Ce que le texte dit et répète, c’est l’importance de l’amour : on trouve "Nothing / No one / Nowhere you can... that can’t/ but you can" neuf fois (autant que de ’love’ en intro). Presque autant de structures doublement négatives qui s’annihilent, et ce qui demeure est une double injonction : le jeu, être toi-même. L’amour est donc la clef, oui, mais pour permettre quoi ? L’amour est indispensable pour que l’impossible entre dans l’existence, dans ton existence. Certains lecteurs de la RdR vont peut-être se dire : « l’impossible ? tiens, mais c’est une idée de Bataille... » Il faudrait déjà éclairer le sens de "love" répété ad libitum dans la chanson des Beatles. Ce n’est pas l’amour évangélique, ni celui des manichéens (du moins, rien ici ne le laisse penser). Toujours est-il que cela semble être une force débordante, non pas rare. Un vers nous met sur la voie :
« Nothing you can do but you can learn how to be you in time »
Il fait directement référence à cette sentence du poète de l’Antiquité, Pindare, souvent citée par Nietzsche : "Deviens ce que tu es", et que le philosophe de Sils-Maria a exprimée ainsi : "Tu dois devenir celui que tu es"("Du sollst der werden, der du bist", Nietzsche). Alors, pourquoi pas une version Lennon/McCartney de l’amor fati ? C’est-à-dire non pas la résignation, le fatalisme, mais aimer ce qui est nécessaire, et même ce qui est contingent, donc la vie dans ses dimensions de hasard et de nécessité :
« Je ne connais pas d’autre manière d’aborder de grandes tâches que le jeu. Ceci est la condition essentielle pour reconnaître la grandeur. »(Nietzsche)
« Nothing you can say but you can learn how to play the game »
S’il est bien un groupe ’joueur’, c’est les Beatles, qui ont compris que tout est soit spectacle soit illusion vitale (ce que la rime met en rapport dans ces vers : "Nothing you can know that isn’t known./ Nothing you can see that isn’t shown".) Leur honnêteté ayant consisté à tenter de faire de leur spectacle une illusion utile à la vie.
« (...) Ma formule pour la grandeur de l’homme, c’est amor fati. Il ne faut rien demander d’autre, ni dans le passé, ni dans l’avenir, pour toute éternité. Il ne faut pas seulement supporter ce qui est nécessaire, et encore moins se le cacher — tout idéalisme est le mensonge devant la nécessité —, il faut aussi l’aimer... » (Nietzsche)
De même, au jeu des inversions sur le titre (All you need is love ->Love is all you need) qui opèrent dans le refrain, on peut en poursuivre une troisième, émerveillés comme Monsieur Jourdain de tant de signifiance : Love is all you need -> Need you all is love ! Ce que l’on peut comprendre comme : "Avoir besoin de vous tous, voilà l’amour", d’où le « All together » [6]. Ou encore : "Avoir besoin de toi totalement, voilà l’amour". Dans le premier cas il pourrait s’agir d’un appel ironique à leurs fans pour qu’ils entretiennent le spectacle ; dans le deuxième, on retrouve une formulation de l’amour qui réclame la fusion de ceux qui s’aiment. Alan W. Pollack a raison de faire remarquer [7] que la télédiffusion mondiale de All You Need Is Love le 25 juin 1967 offre des détails signifiants tels les casques que musiciens et Beatles ont sur les oreilles et qui les coupent de leur public, d’autant plus qu’ils chantent en play back (c’est visible surtout pour Paul et George). On assiste à une sorte de mise en abyme de l’art où chacun est, comme le dit la chanson, renvoyé à lui-même pour devenir ce qu’il est, la citation finale de She loves you sonnant comme une confirmation du niveau personnel et non collectif auquel se joue l’amour.
All You Need Is Love
Love, Love, Love.
Love, Love, Love.
Love, Love, Love.
There’s nothing you can do that can’t be done.
Nothing you can sing that can’t be sung.
Nothing you can say but you can learn how to play the game.
It’s easy.
Nothing you can make that can’t be made.
No one you can save that can’t be saved.
Nothing you can do but you can learn how to be you in time.
It’s easy.
All you need is love.
All you need is love.
All you need is love, love.
Love is all you need.
All you need is love.
All you need is love.
All you need is love, love.
Love is all you need.
Nothing you can know that isn’t known.
Nothing you can see that isn’t shown.
Nowhere you can be that isn’t where you’re meant to be.
It’s easy.
All you need is love.
All you need is love.
All you need is love, love.
Love is all you need.
All you need is love (All together, now !)
All you need is love. (Everybody !)
All you need is love, love.
Love is all you need (love is all you need)
(love is all you need) (love is all you need)
(love is all you need) Yesterday (love is all you need)
(love is all you need) (love is all you need)
Yee-hai !
Oh yeah !
love is all you need, love is all you need, love is all you need, love is all you need, oh yeah oh hell yea ! love is all you need love is all you need love is all you need.
(The Beatles, 1967, la source ici)
Enfin, pour conclure sur la difficulté de changer les conceptions de l’amour, après le Summer of Love ’67, après Mai 68 et Woodstock 69, penchons-nous rapidement sur une chanson de 1971 : Riders on the storm. Ce texte s’appuie très fortement sur une expérience — un rêve récurrent lié à un traumatisme d’enfance — chaotique de la vie. L’ambiance lourde, pesante de la célèbre intro associée au quatrième vers "Into this world we’re thrown" laisse à penser que la référence gnostique est première chez Morrison, donc que son rapport au Banquet de Platon (par lequel nous avons débuté cette quinzaine) reste primordial. Il faut dire que Jim Morrison a incarné comme peu d’autres les fantasmes de son public alors que lui-même était tourmenté par sa propre histoire. De quoi nous inciter à mesurer toutes les composantes (culturelles, psychanalytiques) de notre représentation de l’amour.
Riders on the storm
Riders on the storm
Riders on the storm
Into this house we’re born
Into this world we’re thrown
Like a dog without a bone
An actor out on loan
Riders on the storm
There’s a killer on the road
His brain is squirmin’ like a toad
Take a long holiday
Let your children play
If you give this man a ride
Sweet family will die
Killer on the road
Girl, you gotta love your man
Girl, you gotta love your man
Take him by the hand
Make him understand
The world on you depends
Our life will never end
You gotta love your man
Riders on the storm
Riders on the storm
Into this house we’re born
Into this world we’re thrown
Like a dog without a bone
An actor out on loan
Riders on the storm
Riders on the storm
Riders on the storm
Riders on the storm
Riders on the storm
Riders on the storm
(The Doors, 1971, la source ici)
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