Pour Mahmoud Jemni, ce miroir morcelé.
Je voyageais - je glissais vers le Sud tunisien, et cette longue "descente" au volant de l’automobile me semblait moins tenir à un mouvement propre du véhicule qu’à un indéfini glissement optique du paysage de part et d’autre de la chaussée comme un double paravent déployant des couleurs progressives : la platitude ocre et grise de l’Enfida bornée par une mer vague aux reflets de boue, rompue de brusques concavités - échancrures aménagées dans la route pour le passage d’oueds éperdus ; la géométrie, vert pâle sur terre de Sienne, des oliveraies du Sahel après les collines accroupies qui annoncent Sousse ; la levée massive sur l’horizon du colisée d’El-Jem, pierre blonde et romaine ; l’étirement blanc sale et poussiéreux de l’interminable banlieue sfaxienne ; la vacuité brûlée de la steppe mourant au sable clair qui cerne l’oasis de Gabès, la porte du Sud, battant sous le ciel ardent, tambour crevé.
L’heure n’appartenait plus au temps : le soleil seul en marquait les lieux. Ahmed parlait - discontinûment : des tresses de paroles ligotant lâchement le silence ; emplissant de mots désunis le microcosme sur roues qui glissait sans laisser jamais l’impression de la vitesse. Il parlait. De vieux problèmes actuels. Il rapportait les injonctions de la Mère : " Épouse une cousine, mon fils ! C’est là pour toi le meilleur parti : une femme de la famille - on la connaît bien déjà. Elle respectera ses anciens. Elle saura obéir à son mari et aux parents. Entretenir ta maison comme les femmes de la famille l’ont toujours fait et élever tes fils. Crois-moi, rien n’est pire que d’épouser une étrangère, c’est comme cracher sur les siens ! "
Et Ahmed souhaitait bien sûr épouser une étrangère, une collègue : une institutrice originaire de Gabès. Et ses mots butaient sans cesse sur l’écart à oser. Rupture difficile tant il la faisait sentir décisive, équivalant à un départ. À un exil !
– Partir vraiment, alors ? - À Tunis ? Le nom était lâché, du lieu où convergent les fuites tunisiennes. La répulsion sourde avec laquelle il proférait ce mot révélait, dans notre dos, la présence glauque et inquiétante d’un monstre vautré dont nous serions sortis de la gueule par miracle, pendant qu’il sommeillait encore...
– Non, partir et rester ! Être ce que l’on voudrait être dans le Sud tel qu’il est, ou plutôt tel qu’on aimerait qu’il devînt ! Accomplir la séparation sans mettre d’espace dans l’écart, révolution sur place projet personnel où l’on peut lire aussi un choix politique.
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Il fallait entre Sfax et Gabès s’arrêter pour marchander quelques "cadeaux" : petites pommes vertes et rouges ou pêches grosses comme les deux poings réunis. Pour la famille, il eût été inconcevable que le Fils revînt de Tunis sans rien rapporter. Si modeste qu’il soit, le présent est le signe tangible de la rentrée dans l’orbe familial. Discussion âpre avec les petits marchands assis dans la poussière du bord de route. Mots secs et claquants excluant toute forme de politesse. Mime de la rupture par une retraite rapide, la saccade rituelle du refus. Recul des prix. Accord. Un seau en plastique déverse son contenu qui roule sous les sièges de la voiture.
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Gabès : après l’oasis poussiéreuse aux remblais de sable sec, aux clôtures de branches mortes, les larges avenues écrasées de chaleur. Les passants au long des murs dans l’étroit chemin d’ombre, fripés, nonchalants. Soleil debout. Parcours hésitant dans le damier des rues - pierres blanches et chaudes, arbres rabougris. L’espace du café débordant sur la chaussée, ouvrant sur le dehors sa caverne ombreuse par le déversement, jusque sur la rue, de ses tables et chaises en tubes, couvertes d’un formica ébréché sur les bords et un peu poisseux. Lieu où s’amarre le temps des hommes, lieu des rencontres et de la parole assise devant un thé, un café ou un kouka. Pour moi, c’était comme un seuil : la continuité quasi rêvée du glissement se perdait dans les sables, indéfiniment suspendue au profit d’une discontinuité radicale des instants et des impressions, au profit d’une attente où je devais situer mon être et mon corps. Être l’hôte signifiait ici passer sous un régime autre du temps. La ligne était brisée de l’ordre pour moi rationnel, habituel, comme mutaient les références géographiques. Rencontre avec Abdelaziz, étudiant le droit à Damas et à Bagdad. Se creusait sous ses propos, le paysage insoupçonné - pour moi - de tout un "arrière-monde" centré sur la Mecque et la fratrie arabe, étranger à l’axe Tunis-Paris-Europe. Conversation à bâtons rompus sur la politique nationale et internationale, le rôle de la Palestine dans la conscience de l’identité arabo-musulmane : noyau de l’être. Pendant qu’Ahmed à la recherche de son frère vaquait à ses occupations personnelles.
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À partir de Gabès, Ahmed prenait en main l’homme et le véhicule. Je n’étais plus comptable de rien. Rendu au spectacle qui naissait de part et d’autre de la chaussée dans la montée vers les Matmata, je remplaçai avec jouissance la vision du conducteur nécessairement attentif au ruban continu de la route par celle du passager, qui, insoucieux du chemin, peut se livrer sans vergogne aux ruptures du paysage. Étagement physique comme de paliers pour une ascension du regard ; la prémonition d’une respiration neuve qui rincerait le cerveau. Une terre de plus en plus aride, infertile, osseuse : dans le pas que je m’inventai, roulaient déjà les pierres, avec l’impression de perdre pied ; la terre s’effritait en poussière squameuse. Parfois, par une échappée brusque, dans l’échancrure d’une gorge aux flancs secs, une pincée de palmiers virides surprise avec la sensation d’une incongruité troublante comme une toison pubienne entrevue dans l’écart soudain d’un vêtement.
Après le béton dérisoire et sèchement géométrique de la Nouvelle Matmata, les lacets qui préludent à l’arrivée sur la vraie Matmata, préservée jusqu’à l’ultime détour par un cirque de sommets rabotés dressant leur masse informe contre le bleu du ciel. Les virages, comme taillés à la main dans l’entrelacs des contreforts écroulés, juxtaposent crûment le bitume souvent défoncé de la voie et l’ocre agressif des bas-côtés, flancs bistres striés de minéraux verdâtres, virant sur eux-mêmes de façon de plus en plus serrée comme pour préparer une rencontre où s’abolirait la route, communion fracassante à chaque détour éludée d’un vigoureux coup de volant que le corps ballotté par le jeu antagoniste des forces est bien obligé d’accompagner. L’accès à Matmata se travaille avec nombre des muscles ! Au débouché du dernier virage, avec le sentiment d’avoir atteint la crête, le premier regard sur l’absence de ville, sur le lent mamelonnement des trous vivants où s’est enkysté le vif.
Ici l’homme a choisi l’ombre, l’installation maternelle au sein de la terre pour la gestation indéfinie de sa survie. La maison troglodytique n’est accessible que par un assez long boyau ombreux qui s’ouvre après le linteau de la porte, et qui est aménagé dans son milieu en une sorte d’antichambre où il fait bon prendre le thé, assis sur des nattes ou des peaux de chèvres, adossé à la fraîcheur rugueuse de la paroi qui marque la peau de son grain sous le tissu léger de la chemise. Une profonde rigole destinée à l’écoulement des eaux de pluie suit le tracé de ce boyau. Vers l’intérieur, c’est le bloc lumineux, monolithique de la cour centrale à ciel ouvert, une masse indivise de lumière et de chaleur plongeant à trois mètres au-dessous du niveau du sol ; le bord du trou n’est lisible qu’en filigrane, dansant là-haut au-dessus des têtes, insoutenable à l’oeil foudroyé de rayons. Autour de cette cour à peu près circulaire se répartissent les différentes pièces d’habitation creusées dans la roche tendre, chambres utérines à l’entrée étroite comme un sexe et dont le plafond inégal s’élève en voûte en leur milieu alors que leur fond rétréci laisse deviner le départ d’autres boyaux, d’autres pénétrations, comme un rêve de creux au sein du creux. S’y engouffrer. Jouissance cutanée, comme un frisson d’eau claire sur la peau !
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Pour Ahmed, était enfin atteinte l’altitude du plain-pied. Il réinvestissait sans effort des gestes anciens exactement moulés à son corps et qui ne requéraient plus de lui aucune surveillance. Alors qu’à Tunis, il était constamment nerveux, perdu, comme angoissé d’avoir à affronter anonymement la foule des inconnus avec lesquels aucun rapport codifié ne le liait. (Il cherchait d’ailleurs refuge contre ce malaise auprès d’intellectuels français qui, de par leur situation d’étrangers, ne posaient en rien le problème du code démaillé par la grand’ville, et que sa double culture lui permettait de fréquenter quasiment d’égal à égal.) Ahmed était rendu à son espace natal, espace de première habitude qui peut passer pour naturel, régi en fait par l’axe de la hiérarchie familiale. Le territoire en est strictement quadrillé par le réseau englobant d’une petite société dont la vie, à travers coutumes et préséances, est rigoureusement ritualisée.
Son euphorie ne fit que croître dans les derniers kilomètres sur la piste menant de Matmata à Téchine : le village où réside sa famille, le village natal. Au sortir de Matmata, la piste de Toujane qui s’enfonce dans le massif montagneux, se maintient un certain temps à une même altitude, et domine, comme un balcon, une marée de monts en écroulade, vagues brunes et rougeâtres figées, s’appuyant sur le fond opaque et dur du ciel bleu. La voiture conduite par Ahmed laissait dans son sillage une longue traîne de poussière.
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Après le surplomb et l’avancée sinueuse entre des croupes arides où se dresse parfois, à la pointe d’un mamelon plus escarpé, l’unique coupole d’un marabout ou l’angle crayeux d’une habitation perchée, - quittant la piste rocailleuse de Toujane - nous prîmes à droite un chemin sablonneux qui piquait vers le coeur des Matmata. Quelques palmiers au bord d’un oued tout sec, et un dernier banc de sable : une longue rampe en courbe permet l’accès à Téchine, village mixte d’où émergent, dans les échancrures des vallonnements recélant les demeures troglodytiques, quelques bâtisses de ciment cru : la mosquée avec son petit dôme, et l’école où habite la famille d’Ahmed, pendant les vacances, depuis que leur maison souterraine s’est effondrée, minée par les pluies abondantes de l’hiver précédent.
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La voiture pénètre en klaxonnant dans la petite cour attenant au logis des instituteurs, accueillie par les abois aigus d’un petit chien ébouriffé, la fuite bruyante de poules et de chevreaux pêle-mêle, et l’agitation inquiète de la chèvre au bout de sa corde.
Le bâtiment est composé de trois appartements disposés en enfilade : trois portes, six fenêtres moins quelques carreaux ; l’ensemble assez délabré : peintures écaillées jusqu’au bois, huisseries disjointes... Devant, une cour en forme de ravin poussiéreux dominée par un petit marabout à l’ombre duquel je découvre toute la famille rassemblée. À notre vue, cris, exclamations enjouées ; Ahmed rassemble tout de suite les petites pommes qui ont roulé sous les sièges, pour les montrer à tous et il sort de son sac quelques menus objets rapportés pour ses soeurs. Embrassades animées. Présentations : j’embrasse le Père à la manière bédouine ; je serre la main de la Mère, des soeurs et de la grand-mère.
Sitôt arrivé, je suis intégré, j’ai ma place - celle de l’hôte - dans la famille qui se réinstalle à l’ombre du marabout, entre le Père qu’on dirait emmitouflé dans sa vaste djellaba blanche de coton écru et la grand-mère aux cheveux teints au henné dont les enfants se moquent gentiment parce qu’elle ne peut s’empêcher de poser des questions à mon sujet et ne comprend pas que je ne comprenne pas l’arabe. Elle est la seule avec les tout petits enfants à s’inquiéter de moi avec cette curiosité indiscrète : un petit cousin d’environ cinq ans et sa soeur de neuf ans, qui passent leurs vacances à Téchine, se démènent à mes côtés en riant malicieusement et en questionnant eux aussi. Au centre, assise sur ses talons, dominant tout le groupe, la Mère, femme imposante par sa large carrure et sa corpulence, parée de nombreux bijoux : plusieurs colliers, des boucles d’oreilles en or, et sur chaque épaule, retenant les étoffes, une fibule d’argent. Elle porte au visage, sur les pommettes, sur le front et entre les deux yeux, de menus tatouages bleutés offrant les mêmes motifs que certains de ses bijoux. À la façon dont sa présence s’impose quand elle ramène son voile sur ses cheveux, à son ton de voix, on sent qu’elle est ici, en tout, pourvoyeuse de la vie.
On s’enquiert brièvement et de façon indirecte, en s’adressant à Ahmed, de ma santé, de celle de mes parents, de ma situation en Tunisie ; et chacun reprend le fil de ses occupations. Ce fut pour moi le début d’une longue plage de silence, car, pour communiquer, il me fallait un interprète, ce que seuls les plus jeunes, qui avaient appris le français, pouvaient être, et je remarquai qu’Ahmed lancé dans de longues conversations au ton parfois vif - je me doutai qu’on évoquait une fois de plus le problème de son mariage -, Ahmed donc, passionné par sa propre situation, négligeait de plus en plus de me traduire ce qui se disait et qui, souvent, me concernait. Malgré ses injonctions fraternelles à parler à ma guise quitte à n’être pas compris, je ne fus pas du tout capable de m’exprimer dans ces conditions et je pris le parti de me taire. Ce mutisme libéra mon regard et mes autres facultés perceptives : immergé brusquement dans une vie autre, je fus bientôt apte à la goûter par tous mes sens.
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J’étais assis sur un tapis tissé à la maison par les femmes, adossé au mur ombreux du marabout. J’avais remarqué, en m’installant, que la grand-mère sortait sa natte de l’édifice où elle avait fait la sieste, couchée tout au long d’une dalle mortuaire, celle du saint homme dont le marabout est le tombeau. Curieuse intrication, pour nous, de la mort, du sacré et du quotidien. De même l’ombre de ce tombeau est l’annexe de la maison : la famille y passe l’après-midi à travailler, à bavarder et à boire du thé.
On servait de temps à autre, dans un gobelet unique qui faisait tout le tour, une copieuse mixture d’herbes hachées où dominaient les saveurs de la menthe et du thym : boisson rafraîchissante malgré ma répulsion première devant l’épaisseur du breuvage ! Dans un coin, sur le kanoun, petit brasero de terre cuite empli de braise, chantait une petite théière ronde de métal émaillé. Toutes les heures environ, c’était le rituel du thé à la menthe : il faut attiser longtemps, à coups d’éventail, le charbon rougi pour faire bouillir l’eau de la théière ; ajouter alors thé vert, menthe et sucre et laisser bouillir le tout un bon quart d’heure. On goûte de nombreuses fois pour se livrer à de subtils dosages. Enfin on sert dans de petits verres épais en s’ingéniant à verser le liquide verdâtre et bouillant du plus haut possible, en un mince filet arqué, afin de le faire convenablement mousser. Le goût est âpre généralement, bien qu’il varie considérablement selon la pratique de chaque famille.
Le thé rythme la journée qui est spatialement organisée selon l’angle d’attaque du soleil. La vie se déroule au gré des coins d’ombre, tous les membres de la famille se déplaçant ensemble au fil des heures. En fait, chacun habite, à chaque instant, où est son corps, où son corps est le plus à l’aise ; habiter n’est pas lié à des meubles, à des murs, aux pièces d’une maison, mais à l’espace que peut le plus commodément investir le corps de chacun - qui se déplaçant sans cesse emporte avec lui temps, lieu et maison. D’où la faculté de s’installer presque n’importe où. C’est ce qui est d’emblée le plus pénible à l’Européen habitué à des tables, à des sièges et à des lits... Il ne sait que faire de son corps posé là, à même la terre parfois, vite tordu par des crampes, engourdi et agacé de sensations formicantes ; et il se plaint alors que l’inaction lui pèse : c’est tout simplement qu’il ne sait plus habiter son corps.
Les heures se passent ainsi, lisibles à la seule mutation des ombres et à la couleur mûrissante du soleil, sans que l’on bouge si ce n’est presque sur place. Avec les palabres interminables des hommes : mimodrames flûtés sur un ton qui atteint parfois des aigus étonnants, ciselés comme des arias ou des répliques de théâtre. Avec les jeux des enfants, déconcertants dans leur inconsciente cruauté, avalisée par le sourire tranquille des adultes : je vis le petit Habib rapporter triomphalement un moineau blessé pris dans un piège à souris, proclamer qu’il allait le faire cuire pour le manger et l’égorger aussitôt afin de le déplumer. De même, je m’attirai la réprobation générale en déliant la ficelle qui retenait par deux noeuds trop serrés la patte d’un oiselet malingre et boiteux : c’était le jouet d’une petite voisine... Avec les travaux des femmes : sur un drap de toile écrue, elles effeuillaient consciencieusement des plantes odoriférantes que la grand-mère et les petites filles étaient allées cueillir dans la montagne, le matin.
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Quand la température se fit plus accueillante, Ahmed m’emmena visiter le village dont je ne connaissais encore que le pourtour de l’école. Je vis peu de choses : des trous, ceux des habitations troglodytiques - que l’on ne découvre qu’en les frôlant - comme à Matmata mais étagés dans un relief plus mouvementé que la lumière rasante du soleil déclinant accentuait, et plus proches du cercle aride des montagnes. Quelques bâtiments encore, simples parallélépipèdes de parpaings grossièrement cimentés, parfois peints en blanc, comme l’épicerie-café (et poste-tabacs-journaux-pharmacie), tenue par le chef de village, centre névralgique des communications avec le reste du monde. À cette heure y convergeaient seulement des hommes, heureux de se retrouver après s’être terrés pendant la plus grande partie de la journée, et Ahmed y renouait de multiples contacts.
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Le soir - après le repas pris devant la maison dans la lueur mate d’une lampe à gaz - nous retournâmes à l’épicerie où s’étaient réunis, assis par terre tout autour de la petite boutique, un certain nombre des jeunes hommes du village. On y parlait d’une manière languide, peu animée ; on y chantait sourdement sur des airs lancinants de mélopée, en buvant du thé à la menthe mêlé d’amandes concassées. Par moments, profitant d’un éclat plus vif du quinquet à pétrole, certains esquissaient quelques pas d’une danse plus ou moins grotesque, et suscitaient des rires en écho à cette évocation presque obscène de la femme, à cette parodie bâclée de la trop fameuse danse du ventre. L’atmosphère était calme et lourde, après cette pesante journée d’été, et mélancolique finalement, comme si la stricte répartition des rôles sexuels, qui contraint hommes et femmes à vivre en deux clans séparés, accablait soudain ces jeunes hommes ternes, figés dans leurs habits sombres, couleur de terre et de nuit.
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Une bonne partie de la nuit se passa à fuir, de pièce en pièce, le matelas à la main, le vrombissement clignotant et taraudant d’un moustique quêteur qu’une fenêtre mal jointe avait laissé fuser dans l’atmosphère lourde et moite de l’intérieur où les murs rendaient toute la chaleur accumulée pendant le jour. De plus, dès quatre heures du matin, à l’extrême pointe du jour, toute une chorale se mit à vocaliser : les longs cris à répétition des coqs, les aboiements spasmodiques du chien et les bêlements plus timides des chevreaux composèrent une cacophonie de choix, apte à chasser le sommeil le mieux chevillé au corps, d’autant plus qu’un soleil insidieux élargissait les interstices des volets pour faire éclater partout sa radieuse blancheur.
Nous profitâmes de la chaleur encore modérée du matin pour entreprendre une promenade qui nous mena au ksar, c’est-à-dire au piton rocheux surplombant le village et qui servait jadis de forteresse à ses habitants. Nous coupâmes à travers le mamelonnement indéfini du village sans emprunter de sentier tracé, marchant parfois sans bien nous en rendre compte au milieu de maigres cultures, chaque pouce de terre arable étant utilisé pour produire un peu de nourriture. Bientôt nous fûmes devant une citadelle rocheuse et dénudée que nous nous mîmes à gravir, faisant rouler des cailloux sous nos pieds, nous accrochant à de rares touffes. Poussés par la chaleur montante, nous grimpions à un bon rythme avec la hâte d’être en haut et de dominer enfin l’ensemble du pays. En couronne autour de la plate-forme sommitale, nous découvrîmes les grottes agrandies à main d’hommes qui furent des refuges en cas d’attaque ; l’une d’elle avait servi longtemps encore de moulin à huile : on voyait les traces noirâtres des coulées ainsi que la marque de la poutre à écraser ; mais un fort remugle et une paroi hérissée de touffes laineuses nous laissèrent entendre que la grotte était désormais plutôt utilisée comme bergerie.
Du sommet, nous dominions tout le village dont nous voyions se dessiner les excavations en entonnoir, sur une étendue plus vaste que je ne l’aurais d’abord cru : certaines de ces habitations étaient creusées depuis plus d’un siècle et demi. Nous étions, aussi, presque dans l’ombre de montagnes plus hautes, sèches et grises contre le ciel d’un bleu encore tendre et ennuagé de blanc. L’emplacement du village n’offrait que fort peu de touffes vertes ou d’arbres ; la terre semblait figée en une houle émoussée, hésitant entre le marron clair et un gris sale relevé de bistre, par endroits.
Sous la paroi assez raide que nous dévalions au retour, éboulis par éboulis, s’égaillaient à partir de la montagne plusieurs pistes caillouteuses. Nous reprîmes la direction du village et, à l’angle de deux de ces pistes, dans une légère dépression fertile, le candélabre immobile d’un olivier strident calciné de cigales rendait la terre alentour plus friable encore par son interminable grignotement de soif.
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Après le repas de midi qui nous fut servi à part des femmes, dans une pièce ombreuse, et que nous prîmes déchaussés, assis sur des tapis et mangeant tous dans le même plat, nous partîmes pour Douz où réside une part importante de la famille d’Ahmed, originaire d’un petit village situé entre Kébili et Douz appelé Jemna. Nous emmenions avec nous Aïcha, la plus âgée des filles qui restaient encore à Téchine. Elle allait à Douz pour rendre visite à sa soeur aînée, mariée là-bas, et à son fiancé Ah, fils de menuisier, un cousin. Au passage, à Matmata, nous embarquâmes Hédi, un autre cousin, le fils " guide " officiel de cette cité, âgé d’environ vingt-cinq ans. Comme il fallait rejoindre Gabès pour prendre la route de Kébili, Ahmed et sa soeur en profitèrent pour acheter quelques cadeaux, en particulier deux énormes poissons, friandise rare pour les gens du désert.
Douz se situe derrière le massif des Matmata, à l’orée du Sahara ; pour y atteindre il faut entièrement contourner les monts en remontant une grande plaine désertique et caillouteuse dont les Matmata marquent la limite sud, haute barrière violacée contre l’horizon.
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Douz vit déjà dans les sables du désert. À part le tout petit centre-ville où se pressent boutiques et maisons, les bédouins, éleveurs pour la plupart, habitent de vastes demeures dont l’essentiel semble constitué par une large cour rectangulaire ceinte de murs élevés, autour de laquelle s’organisent des pièces d’habitation relativement étroites. L’ensemble forme une ville indéfinie, un damier irrégulier de rectangles plus ou moins juxtaposés. Les rues entre les murs sont larges et peuplées de dunes mouvantes dont l’aspect et l’emplacement ne cessent de changer selon les vents. Univers de sable blanc et sec, de pierres brunes parfois badigeonnées de torchis, sous un soleil omnipotent. Les arbres sont rares, et même les cactus, ou bien mangés de poussière.
L’accueil à la demeure du beau-frère d’Ahmed et d’Aïcha fut, comme il est de coutume, courtois et chaleureux : nul ne s’étonne de la visite imprévue, au contraire c’est occasion de joie et de fête. Les visiteurs peuvent séjourner autant qu’ils le souhaitent : il est même de bon ton de rester un peu plus qu’on ne l’a d’abord annoncé, pour rendre hommage à ses hôtes.
On vous offre d’abord le boire et le manger. Les premiers principes de l’hospitalité tiennent à la satisfaction de ces besoins vitaux qui, pour tous ici, demeurent encore très proches. Dans le dénuement où vivent la plupart des gens que j’ai ainsi visités, on est toujours à la limite de la nécessité : la nourriture quotidienne reste le souci primordial, c’est sans doute pourquoi la part de l’hôte est sacrée.
Juste derrière la maison du beau-frère et de sa famille - les grands-parents étaient là, assis à l’ombre - commence le Sahara, avec entre les premières dunes, quelques palmiers gris et cassés, noircis, séchés par le vent et la poussière et des barrières de branchages morts pour couper le sirocco. En ce milieu d’après-midi, le sable était brûlant et la lumière si violente que je ne pouvais rien voir ni savoir du soleil si ce n’est cette charge accablante qui me tombait sur les deux épaules dès que je sortais de l’ombre.
Nous visitâmes quelques autres familles alliées ; je me rappelle avec quelque malaise, une cour ombragée d’un arbre unique, atteinte après une ruelle sableuse et étroite et une rampe assez raide ; j’étais posé sur un tapis, au centre, embarrassé de moi-même, pendant qu’on s’empressait à me servir à boire et à manger, à moi qui n’avais plus faim, mais que la politesse contraignait à manger tout de même sous les regards curieux et graves d’une douzaine de marmots, pour la plupart en haillons, et qui se bousculaient en silence pour me regarder.
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Je garde surtout souvenir de la soirée - du coucher du soleil et de la montée de la lune sur le désert. Le lent accroissement de l’ombre élargissait continûment notre espace vital et nous avancions régulièrement nos tapis sur ce sable si fin. Nous buvions par rasades le lait de chèvre contenu dans un alcarazas au goulot en forme de pis. Autour de nous, mais à distance respectueuse, la course effrénée de chevreaux tout autour de leur enclos aux branches épineuses - on tint à tout prix à en sacrifier un en mon honneur, ce que je regrettai vivement car j’aurais admiré sans me lasser ce petit diable velu, bondissant ici et là avec tant de folle insouciance... Les enfants, eux aussi, menaient autour de nous une joyeuse sarabande - et surtout Ch’rifa, l’aînée, d’environ six ans, goguenarde et bruyante - repoussés un instant par les reproches des grands-parents excédés, bientôt de retour...
Le beau-frère revint peu avant la chute du jour - il me salua, sec et serré dans sa sombre djellaba brune, de cette manière que je trouve si noble, en me tendant la main après l’avoir portée à son coeur. Le grand-père se mit à prier, tourné vers la Mecque, frappant plusieurs fois le sable du front. L’apaisement du soir se laissait éprouver comme l’on ressent une progressive détente des nerfs après un effort soutenu : je revois nettement la silhouette de l’âne sous le palmier, happant quelques touffes, dans la lumière jaune et mûre du soleil arasant les crêtes des dunes. Sensation parfaite du retour au repos, comme le dénouement d’une étreinte ou d’un combat. Nous veillâmes assez tard, au clair de la lune, sous le ciel noir plein d’étoiles ; la lumière lunaire emplissait les alentours de sa grisaille mate et presque métallique ; le palmier, juste sous l’astre blafard, planait comme une menace apprivoisée et les aplats des dunes irrégulières se profilaient en sable net avec la précision d’une sculpture moderne. Monde gris et blanc cassé, sans reflets ni remous : je me croyais veiller au sein d’un conte oriental, je suspendais au firmament les lentes minutes de la mille et unième nuit, vivant à la fois comme un désir et comme un manque l’absence du temps, l’absence d’histoire (au sens narratif - aucune Shérazade pour nous passionner et frustrer -, au sens historique). Je vivais un Moment hors du temps : sur les ruines du temps - nulle seconde n’avait plus de consistance que la poignée de sable toujours recommencée filant entre mes ongles - et, dans le même mouvement, j’avais conscience de n’être là que passagèrement, ancré par essence dans un temps qui continuait à se dévider ailleurs, dans une tout autre dimension...
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Le matin, au réveil, le soleil avait repris tout son empire, ne laissant à l’homme nul espace découvert habitable. Malgré la chaleur encore forte, nous décidâmes de partir en pleine journée, qui plus est, de rejoindre Kébili par la piste qui traverse le désert. Ahmed prétendait bien connaître le chemin et conduisait, mais à quelques kilomètres de Douz, au milieu de dunes plus élevées, piquées irrégulièrement de touffes vernissées, la piste avait été ensevelie par le vent. Ahmed voulut couper sur le côté et nous nous ensablâmes au bout d’une vingtaine de mètres. Ensablés dans le Sahara - bien que sur sa marge - à cinq heures de l’après-midi alors que le soleil est encore haut et chaud, quel sort digne de susciter sinon l’inquiétude, du moins l’agacement ou l’impatience ! Les deux roues avant s’étaient profondément enfoncées en un repli de sable plus mou, et les quelques tentatives de démarrage en marche arrière n’avaient qu’aggravé les choses en portant à ébullition l’eau du circuit de refroidissement. Coupant le contact, nous nous assîmes pour quelques minutes dans le sable ; je pestais et grondais, je boudais presque - un Européen devient vite hargneux quand on contrarie ou qu’on met en danger le fonctionnement de sa chère automobile ! Nous vîmes bientôt surgir de derrière les dunes, deux jeunes bergers qui venaient à la rescousse : la Tunisie est un pays très peuplé pour sa superficie, sans réel désert humain - tant mieux ! Après un quart d’heure d’attente qui nous permit de repérer la distance à effectuer en marche arrière avant de trouver une plaque de sable mêlé de sel, plus résistante et qui permît de faire demi-tour, nous fîmes avec l’aide des jeunes bergers une nouvelle tentative qui nous libéra. Nous revînmes à Douz, bien décidés à n’emprunter désormais que les voies goudronnées. En conclusion à cet incident, Ahmed prononça avec ironie quelques paroles que je trouvai belles (bien qu’ambiguës) :
– Le désert ne prend que les coeurs purs. Il n’a pas voulu de nous : pourquoi ? De toi (en s’adressant à moi) parce que tu es un roumi, et de nous parce que nous ne sommes sans doute pas d’assez bons musulmans !
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Au retour vers Gabès, par les routes goudronnées, Aïcha, Hédi et Ahmed chantaient dans la voiture, saturant l’espace étroit de leur joie entraînante. Ils reprenaient à tue-tête des chants traditionnels de la région, m’expliquant entre les airs, que le malouf d’origine andalouse, était plutôt une musique savante propre au Nord de la Tunisie et n’avait rien à voir avec le folklore musical du Sud : autres clivages, culturels eux ! Pour bien vivre un pays, il faut, je crois, une grande sensibilité aux différences internes : c’est l’une des difficultés majeures du contact avec les populations étrangères que l’on a toujours tendance à supposer homogènes voire uniformes.
Nous nous arrêtâmes à El Hamma, un peu avant Gabès : là où jaillissent des sources chaudes propres à entretenir des bains (ce que le nom du lieu indique). Nous descendîmes nous baigner dans une petite piscine d’eau chaude, à ciel ouvert et entourée de très hauts murs. L’un des autres baigneurs, intrigué par ma présence, eut le malheur de hasarder à mon endroit le terme de "touriste" : Hédi et Ahmed réagirent comme s’ils avaient été insultés. Non, pas un "touriste", mais un ami, un hôte ! - il n’y avait là pour eux aucune commune mesure. Je me rappelle aussi avec quel mépris Ahmed et son cousin avaient traité le troupeau des touristes allemands visitant la maison troglodytique de la famille sous la conduite du père d’Hédi, le "guide" officiel de Matmata, alors que nous étions assis dans le vestibule à boire du thé. Les "touristes" n’arrivaient d’ailleurs manifestement pas à croire qu’on pût habiter pareils trous et s’y plaire ! Quelques instants après les Allemands, une femme était entrée, une Française, et elle avait essayé un bonjour en arabe ; Ahmed, s’adressant à moi, dit à haute voix pour qu’elle l’entendît : - En Bretagne, elle dirait kenavo !
Je fus gêné par cette attaque de front qui ne me permettait pas de réplique, mais cette acrimonie ne s’explique que trop bien : les enfants de Matmata en arrivent à "sécher" l’école pour mendier auprès des touristes, et cela est insupportable pour qui a le moindre sens de la dignité.
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Rentré à Téchine, je pus constater que l’activité principale du Père consistait en la pratique minutieuse de ses devoirs religieux, en particulier les cinq prières rituelles qu’il allait accomplir à la mosquée voisine. Ancien instituteur coranique, il a jugé, depuis que cette fonction est tombée en désuétude, toute autre situation indigne de sa haute culture islamique : je l’entendis faire réciter des versets du Coran à des bambins. Ce sens de l’éminente dignité des lettres et des livres - du "Livre" - l’a poussé à donner et à faire donner à ses propres enfants, garçons et filles, la meilleure éducation possible, et ce, en favorisant l’implantation d’une école publique à Téchine, fournissant pour cela le terrain, les matériaux et la main d’oeuvre (les hommes du village appelés en renfort).
La Mère veille sur la cuisine et tout ce qui concerne la vie domestique et quotidienne. Les activités des hommes et des femmes, des filles et des garçons, restent le plus souvent séparées. Ma présence troublait toutefois, par moments, l’ordre habituel, mais il me fallait aussi constater que la famille d’Ahmed, de par sa culture et son éducation, tranchait quelque peu sur la pratique la plus courante : les clivages ci-dessus évoqués y étaient en cours de mutation. La Mère et les filles, par exemple, participaient souvent aux conversations des hommes et savaient y dire leur mot. Il arrivait aussi au Père de s’égosiller en vain pour obtenir telle ou telle chose, on ne l’écoutait pas ou on lui répliquait gentiment, ce qui avait pour effet de le mettre dans une colère aussi bruyante qu’inefficace.
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Un soir, à l’heure où le soleil décline, des sons aigres et des coups de fusil attirèrent mon attention sur un étrange cortège qui suivait le chemin en contrebas de l’école. Deux dromadaires sur la bosse desquels était juchée une espèce de petite tente chamarrée, faite de foulards et d’étoffes diverses tendus sur une armature d’osier, s’avançaient d’un pas lent et houleux, précédés de musiciens et de porteurs de fusils.
C’était le double mariage de deux frères du haut du village, et, dans l’un des deux habitacles enrubannés qui dansaient sur les bosses des dromadaires, il y avait une jeune fille que l’on conduisait jusqu’à la maison de son époux. La seconde épousée avait refusé cet harnachement et suivait derrière, dans la voiture de son futur mari, immatriculée dans les Hauts-de-Seine : elle n’en portait pas moins la lourde robe lamée d’argent et des voiles opaques. Les fiancées quittaient ainsi, à l’heure du crépuscule, la maison de leur père pour rejoindre celle de leur mari.
Je suivis le cortège composé des jeunes hommes du village et d’enfants. J’admirai avec curiosité les étranges sabots mous des dromadaires qui semblaient s’appliquer au sol comme de grosses ventouses. Les petits pavillons de chiffons ballottaient au gré du chemin et épousaient l’allure des animaux porteurs. Le vent oblique du soir gonflait parfois les tissus comme de courtes voiles claquant sur ces deux vaisseaux du désert. À chaque tournant, le cortège s’arrêtait : les musiciens se mettaient en cercle autour des porteurs de fusils. Certains jouaient d’un instrument qui ressemblait curieusement aux binious et cornemuses celtes mais émettait un son monotone comparable à celui de la bombarde - sonorité acide d’anche mouillée - ; les autres frappaient des tambours. Ceux qui portaient les fusils esquissaient une danse à pas rapides en faisant des moulinets avec leurs armes, puis ils tiraient, pour finir, un coup de feu (à blanc) vers le sol.
Le chemin montait sinueusement à travers un paysage désertique, dans la chaleur qui, heureusement, s’estompait quelque peu, jusqu’à la demeure familiale des époux où s’étaient entassées, depuis des heures déjà, toutes les femmes de la parentèle et du voisinage. Ces dernières poussaient par intervalles des you-you stridents. Quand les deux fiancées furent arrivées devant la maison, tout se tut : l’on fit s’agenouiller les dromadaires et l’on développa, pièce par pièce, les parois mobiles de cette prison de tissu qui préservait la fiancée comme un emballage de luxe. Ceci prit un temps assez long, car on repliait soigneusement toutes les étoffes qui avaient servi à cet écrin et qui faisaient partie des cadeaux de mariage. Enfin la fiancée apparut entre les armatures flexibles de sa cage, strictement voilée, empêtrée dans sa robe d’argent, lourde et rigide. On la fit descendre de sa monture et on la conduisit jusqu’à la maison de son futur époux en une curieuse procession : aveuglée par ses voiles, entravée par son costume, elle était guidée par son propre frère qui la conduisait par le bout d’un fusil dont elle tenait la crosse, tandis qu’une femme de sa famille maintenait au-dessus de sa tête un miroir destiné à chasser les esprits. Elle s’achemina ainsi à pas lents entre deux haies de femmes qui acclamaient son passage.
Dès que les deux fiancées furent entrées, les futurs maris s’enfuirent littéralement, à la course, en compagnie de leurs jeunes compagnons célibataires, pour mener à leur guise et le plus folâtrement possible leurs dernières heures de garçons. Le repas de noces fut servi, pour les hommes, au revers d’une colline assez éloignée de la maison nuptiale, aux abords d’une maison alliée. Les femmes, elles, se restauraient pendant ce temps dans la maison des noces. Le repas des hommes eut lieu en plein air, à même le sol : l’on mangea très rapidement - j’avais l’impression incongrue d’un concours de vitesse - d’énormes platées de couscous à dix ou quinze par plateau, déchiquetant la viande de mouton avec les dents et les doigts, buvant l’eau pure à larges rasades. Repas carnassier et gloutonnerie (en bonne part jouée) qui révèlent encore une fois que l’alimentation journalière reste ici une donnée fondamentale de la vie. C’était le repas qu’offraient les mariés à leurs parents et amis.
Nous ne revînmes à la maison des noces que bien plus tard. La nuit était tombée, mais l’on attendait encore le clair de lune. Dans la maison, s’élevaient les chants et les you-you des femmes, rythmés par des tambourins. Les jeunes mariés et leurs amis se tenaient sur la colline voisine en une masse serrée et vaguement inquiète malgré la forfanterie des propos graveleux proférés par beaucoup. Les époux avaient revêtu le costume traditionnel, la djellaba de fin coton blanc, et assis à terre, ils semblaient tous les deux se recueillir, visiblement effarés et comme abasourdis par les plaisanteries et les félicitations goguenardes de leurs compagnons, à ce moment bien plus fanfarons qu’eux-mêmes en la matière. Ils se taisaient.
Quand la lune fut montée, ils se dirigèrent vers la maison, entourés d’un groupe bruyant et tapageur, mais avant d’entrer, il leur fallait sacrifier chacun un chevreau. Cette cérémonie eut lieu au-dessus de la maison troglodytique, au bord du trou qui forme la cour intérieure, ici de forme carrée et récemment badigeonnée de frais. À l’intérieur, une foule épaisse de femmes, à l’entour des chambres où reposaient déjà les fiancées. J’étais sur le bord de ce trou lumineux avec Amor, le frère d’Ahmed, qui me tenait par la main pour m’éviter de trébucher dans la pénombre. Les deux mariés eurent bien du mal à accomplir leur sacrifice rituel : on leur tenait pourtant le chevreau lié, gorge offerte. L’un d’eux trembla et le couteau lui échappa, manquant tomber dans la cour de la maison. Ils s’y reprirent chacun à plusieurs fois et le sang des chevreaux convulsivement agités par l’agonie coula sur la terre nue.
Et les nouveaux mariés entrèrent dans la maison pour y connaître leur femme. Leurs jeunes compagnons célibataires tentèrent à ce moment une intrusion en force dans la cour par le boyau étroit, ici à ciel ouvert, mais ils furent fermement repoussés par les hommes de la famille : attaque et résistance rituelles, elles aussi.
Nous reprîmes alors le chemin de l’école, coupant à travers les vallonnements escarpés du village, à bonne allure ; la terre s’effritait sous nos pas, Amor me guidait encore par la main. Sa conversation avec ses camarades était animée. Ceux-ci me demandèrent si "j’avais aimé" ce mariage. À cette heure, sous la lune, le paysage était d’une douceur féérique et me rappelait mes rêveries de Douz, mais mes compagnons ne paraissaient pas touchés par ce spectacle, pour eux trop quotidien. C’était aussi, sans doute, qu’ils vivaient d’autres émotions : ce mariage mettait, me semblait-il, les jeunes gens du village dans un extrême état d’agitation - proportionnel à leur désir frustré et qui allait les tenir éveillés et endiablés une bonne partie de la nuit.
De retour au logis des instituteurs, nous entendîmes les coups de feu rituels qui annoncent au monde assemblé du village que la fiancée était bien vierge et que son promis l’accepte pour légitime épouse.
Mais, après leurs vacances, les maris retourneraient en France où ils travaillaient tous deux, et il était probable que leurs jeunes épouses resteraient ici, à Téchine, dans la maison des parents - dans le gynécée, sous l’autorité de la belle-mère toute puissante - et ne seraient - pour combien de temps ? - que des épouses de vacances.
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Je revins presque un an après. Entre temps, Ahmed avait, lui, épousé son étrangère, ses parents ayant brusquement changé d’avis quand ils s’étaient avisé du rang social de la jeune femme, - il vivait à Gabès avec sa femme.
Je fus avec plaisir revoir Matmata. Au printemps cette fois-ci. Mais à cause de la sécheresse, le territoire du village était privé de la végétation verdoyante qui en fait le charme en cette saison.
Sur le sommet de la forteresse naturelle qui domine Matmata et d’où l’on découvre la mer à quarante kilomètres, Gabès et le complexe pétrolier de Ghanouche, je sus clairement que mon histoire - mon rapport au temps de la vie en ce qu’il a de plus propre - rencontrerait encore, et plus d’une fois, celle, apparemment suspendue, de ces lieux et de ces gens que j’aime.
février 1977 - 13-18 février 1978
[Post-scriptum : J’écrivis ce récit alors que, pendant les vacances de février, la neige me bloquait dans le petit village de Pleucadeuc (Morbihan) où je résidais et m’empêchait de partir vers Paris en voiture. Ces premiers contacts avec la famille d’Ahmed et celle de sa femme furent suivis d’un travail mi ethnologique mi biographique qui était le récit de sa vie par le père d’Ahmed. Nous enregistrions au magnétophone puis transcrivions et traduisions. Cette entreprise resta inachevée mais des extraits du texte obtenu pourraient voir le jour. Le présent récit est paru, à Tunis, dans Alif, n°11 (hiver 1979-1980), revue dirigée par Lorand Gaspar, grand poète et grand voyageur.]