Depuis le hublot, l’atoll forme un rond dans l’eau, un provisoire figé. Ici, rien ne pousse plus, personne ne pense ni ne se souvient. On marche à une autre allure, en rond de la passe à la passe, la passe aux requins, ceux-là même qui fusent librement dans ma tête. Rangiroa est un cercle, une vertèbre de poisson qui flotte, comme un indice clausulaire. Il restait quelqu’un à déposer ici, peut-être le dernier touriste, homme ou femme, indifférencié. Un pied pour poser la tong sur les débris de coraux et s’ouvrir la peau. Il n’y a que les gendarmes qui soient en définitive pertinents dans leurs rangers.
Depuis les nouveaux cycles, l’atoll a été rincé à chaud et s’est dentelé sur son pourtour. De l’avion, on jurerait une ruelle gallo-romaine.
Je suis l’unique touriste. Rien ne m’attend ici. Je marche un bon quart de cercle jusqu’aux baraques rafistolées qui m’hébergeront. C’est la pension. Le site a été lâché par son ancienne propriétaire, une métropolitaine enfuie. C’est un ou une locale qui tient les murs en traînant son cul. C’est un raerae, un travelo ancestral, surodorant la sueur et la tiare vanillée. Je connais ; j’avais déjà… Passons. Il me va bien mon travelo. Il roule sa croupe en se baissant pour rien, il cherche la rencontre d’un corps. Je suis un corps, fatigué par la masse d’heures décalées. Tout me va : le décalage, le lessivage du cerveau, l’épuisement du corps, l’appel de cet autre. Tout se fera en temps voulu. J’ai atteint ma limite.
— Vous savez, il y a rien à faire ici. Plus rien ! Le club de plongée est parti depuis très très longtemps ! La patronne et moi, on avait logé Nicolas Hulot à l’époque ; il filmait les requins et tout ça ! Pensez. Il n’y a même plus de requins. La pêche, c’est mort ! On bouffe des conserves chinoises. Je me suis boudiné encore plus ! Vous voyez ?
Le T-shirt s’enroule prestement sur le nu gras, comme une nourriture. Il n’attendait que ça, que je voie, que je touche. Je souris. Il roule ses R polynésiens et je renais à l’enfance. Je me fous des soupçons colons : il est véritablement un enfant colossal, le mien, trop nourri pour ne pas engloutir toute la nourriture que déverse le monde dans son anneau pacifique et pour ne pas rouler doucement les R, avec son application écolière. Il me plait déjà : pour ce qu’il n’est pas, indécis sur son sexe, et pour ce qu’il concentre de Polynésie.
— C’est pas trop propre, je ne fais plus le ménage. Mais bon, ça va. Vous restez beaucoup ?
— Un peu oui… Tu es un…
— Tu m’appelles Ariihohoa. Je ne suis pas une pute de raerae ; je suis un mahu. On me respecte comme je suis.
Dans le désert océanique, les îles ont toujours été des oasis. Maintenant, la désolation a gagné les terres de coraux blanchis, les hommes blanchis jusqu’aux os.
— On n’a plus la télé ici. Il faut aller plus loin sur l’atoll. Tu trouveras. Mais je vais t’en trouver une. Et toi, tu ne m’as pas dit ton nom ?
— Oui… Comment tu m’appellerais si tu m’avais trouvé ici, aujourd’hui ?
— Taravana. Ca te va bien.
— Alors me voilà baptisé.
— Il y a plus de pasteur non plus. Juste les gendarmes qui passent.
Ariihohoa dégage le pan de tôle de ce qui sera ma chambre : un lit tout de même.
— Il n’y a pas de table ?
Il demeure abruti un instant.
— Si ; je t’en apporte une. Tu prends pas trop de douches. Tu fais ton ménage, et je te prépare pas la bouffe. Je suis pas cher, tu verras.
Ariihohoa est soudain aussi rude qu’un frère, une tante à qui on rend une visite importune et qui se voit contrainte de déplier des draps, des taies et tout un tas de repassage... Je sens un changement d’air et de genre. Je me glisse à poil dans mon anneau de robinsonnade, un paréo pour costume, à hauteur décente. Je traîne le pas, je prends des rougeurs sous la grisaille traître. Je commence un calendrier neuf, à graver sur les arbres gisants.
Mon hôte passe bonnement mon seuil pour déposer à grands souffles appuyés la table dont il ne voit pas quel usage je pourrai faire. Mais il sourit finalement.
— Tu viendras chercher la chaise chez moi. Tu as faim ? Je t’invite pour ce midi. C’est l’hospitalité. Sauf qu’ici, normalement, c’est toi qui m’offres à manger. C’est toi qui viens chez moi. Tout s’est perdu.
— C’est vrai. Je réparerai ça demain. Merci Ariihohoa.
— Tu le dis bien. Tu es déjà venu ?
— Merci pour la table…
J’y dépose un « nécessaire ». J’ai toujours voué un culte à ces mots qui contiennent une force absolue de la chose. Ma trousse d’écolier bourrée de Bics, un cube de cahiers et de blocs : voilà exactement mon nécessaire, sans quoi je suis nécessiteux, d’écrire, d’exister. J’ai renoncé au confort d’un portable dans cette extrémité insulaire. Je retrouve la hantise des livres à l’ancienne, l’angoisse de ne pas pouvoir me relire sous la poussée d’écrire, parce que ça pousse. Je cours malgré moi au cul de ce que je dis, un flux impossible, à l’impossible retour sur les traces que j’ai laissées. J’y laisse des pertes monstrueuses, des corps difformes, combien d’épaves, de larves mort-nées…
Il commence à souffler quelque chose de froid. Pas exactement un vent mais une buée océanique, une exhalaison qui semble venir du lagon lui-même, cette béance inondée. Je suis à la valve du globe. D’emblée, deux, puis trois chiens me suivent en ordre fidèle. Ils reconnaissent mon odeur, du moins celle de mon espèce : de ces gens qui atterrissent trop vite pour la piste, paumés mais réjouis, puis qui errent en rond et qui déconfiturent à mesure de ne pas voir la baleine de la brochure, les ballets de dauphins, l’aileron qui rôde, un hula ! De temps à autre, je flanque un grand shoot en arrière quand je les sens qui mordillent. Me voilà parfaitement polynésien, qui ne marche jamais en ligne et d’un train régulier mais qui traîne et rue toujours un peu par éclats. Ces gens sont totalement imprévisibles.
Je reconnais vite le rade où la télé n’intéresse personne. Rien du monde extérieur n’a de rapport avec ici. Mes chiens me précèdent ; des habitués. Je me paie un coca et demande la télécommande. L’homme que je viens importuner s’agace déjà et tique en claquant la langue. Pas de télécommande. Je dois lever mon cul, le bras, sentir combien j’ai sué. Je me fais l’effet d’une guêpe trop pressée qui excite son monde. Tv5 ne me dit rien de ce que j’ai quitté, mais y étais-je seulement…
Au fond de mon verre, il ne me reste qu’à repartir, rebrousser chemin ou alors terminer l’anneau calcaire. Ce monde est binaire, formateur. Les chiens n’en veulent plus de la promenade sisyphique ; ils resteront devant la redif du feuilleton policier. La nuit attend à peine le plongeon du soleil, qui expulse à la va-vite un rayon vert, comme un jet d’urine avant l’extinction complète. Il paraît que c’est un phénomène rare. Je n’étais pas venu pour ça.
Mes pas craquent sur les millions d’ossements coralliens et je me fais l’effet de marcher sur des colonies de carcasses de poulet : les bréchets se brisent, les pilons que les chiens ont rongé toute l’après-midi. L’air marin fraîchit encore et je progresse dans une sorte de cimetière à ciel ouvert au printemps irlandais. Les repères se brouillent. Ici, parmi une poignée d’individus poussés à leur terme, plus rien ne pourrait arriver, rien de marquant pour le cercle qui a déjà tout circonscrit. Je repense aux morts des îles, je n’ai pas vu de cimetière dans mon Rangiroa Tour . Sans doute les pousse-t-on au large, à la voracité des requins : ce détachement pragmatique honorait les îliens. Ou bien maintenant les déposent-ils dans la bouche ronde du lagon, dans l’espoir millénaire d’un polder, une île vraie ? Je dois vite rentrer pour écrire tout cela.
Je réintègre mon Ressort à grands tâtonnements. Seuls les fredonnements d’Ariihohoa sont un phare. Je ne sais s’il chante ou s’il parle, à lui-même ou à quelqu’un mais c’est suave et outré à la fois. Je me cogne au pan de porte qu’il a remis devant ma cabane. J’allume. On est entré, on a regardé, senti. Il a lu un peu. Je me rassure à la hâte en supposant l’illettrisme de mon mahu : une enfance pourrie, des garçons brutaux, les apprentissages en double. Va-t’en lire…
Toute la nuit, je veille sous un gros lézard débonnaire, accroché à la poutre maîtresse et qui chie à coup sûr sur ma couverture. Je ne peux rien anticiper ; la bestiole est trop haut perché pour tenter l’équilibre et le ridicule. Je me contente donc de calculs complexes, de projections balistiques, d’algorithmes lointains, de vecteurs mous. Toute la nuit, j’ai entendu les pas écrasés d’Ariihohoa qui tournait autour de ma chambre, soufflait, puis repartait.
J’ai finalement pris place à mon bureau vers quatre heures.
J’ai maintenant pris possession de l’atoll, du moins sa circonférence. Rangiroa est un hublot sur moi-même.
J’écris mécaniquement, en haine de mes personnages et de ma propre voix ; tous conformes aux exigences d’autres, à leurs us de poupées qu’ils veulent nommer et auxquelles ils veulent croire, pour pleurer en religion, tout contre, coucher avec ; des déviances de vieux messieurs. Mes personnages n’ont pas assez de consistance pour tenir seuls debout. Je suis leur béquille comme ils sont devenus les miennes.
Je m’invente la télé qu’Ariihohoa ne m’apportera pas. Su Tv5, je veux tomber sur un Maigret. Je transforme ma voix ; je suis un colosse fatigué. Je module comme pour une polyphonie ancienne. Ici, chacun dans sa cabane zappe à l’envi. Oui ; j’ai trouvé mon centre ; je parle seul dans la nuit.