Nous sommes allés rencontrer Jules Verne à Amiens. C’est là qu’il vit toute l’année, à deux heures et demie de Paris en chemin de fer. Il avait écrit une lettre à mon cher Caponi, qui m’assurait du meilleur accueil. Cette certitude avait ravivé mon vieux désir, et celui des deux jeunes gens qui m’accompagnaient, de connaître en personne l’auteur aimé et admiré des Voyages extraordinaires. Nous ne savions rien de lui en dehors de ses livres, nous n’en avions aucune image, pas même une photographie. Nous parlions de cela, justement, durant notre voyage, de ce cas singulier d’un écrivain français vivant et si célèbre, dont la plupart des lecteurs savent si peu, quand du caractère et de la vie de presque tous les autres l’on a sans arrêt des nouvelles détaillées, pour ne pas dire indiscrètes, comme s’ils étaient des rois ou des empereurs. Et ce mystère aussi ravivait notre curiosité.
Nous frappâmes à la porte d’une bâtisse de taille modeste, à l’entrée d’une rue solitaire, dans un quartier résidentiel qui semblait déserté. Une femme nous ouvrit, nous fit traverser un petit jardin et entrer dans une vaste salle de plain-pied, inondée de lumière. Jules Verne apparut aussitôt. Il souriait et tendait les mains vers nous.
Si, le rencontrant par hasard, on m’avait fait deviner sa condition, j’aurais dit : général en retraite, professeur de physique et de mathématiques, chef de service dans un ministère : artiste certainement pas. Il a presque quatre-vingts ans et ne les paraît pas. Sa corpulence rappelle un peu celle de Giuseppe Verdi, son visage est grave et bon, sans qu’aucun éclat artistique ne transparaisse de son regard ou de ses mots, ses manières sont très simples, avec une grande sincérité jusque dans les manifestations les plus fugitives du sentiment et de la pensée ; son langage, ses attitudes, sa manière de s’habiller sont celles d’un homme pour qui l’apparence n’est absolument rien. Après le plaisir de le voir, mon premier sentiment fut celui de la stupéfaction. À l’exception d’une apparente bonté et de manières affables, je ne voyais rien de commun entre le Verne qui se tenait devant moi et celui que j’avais imaginé jusque là. Les mots prononcés par un ami de Turin, mi-badin mi-sérieux, me revinrent à l’esprit : « Vous allez voir Jules Verne ? Mais Jules Verne n’existe pas ! Vous ne savez donc pas que les Voyages extraordinaires sont l’œuvre d’une association d’écrivains qui ont pris un pseudonyme collectif ? » Ma stupéfaction crût encore quand, amené à parler de ses ouvrages, il le fit d’une façon fort distraite, comme s’il n’en était pas l’auteur, ou mieux comme de choses pour lesquelles son mérite n’entrerait en aucune manière, une collection de gravures ou de monnaies dont il aurait fait l’acquisition, et dont il s’occuperait plus par besoin de faire quelque chose que par passion pour l’art. Il chercha plusieurs fois, au début, à détourner aimablement la conversation vers d’autres personnes. N’y parvenant pas, il la fit rebondir avec une admirable délicatesse sur ses deux jeunes visiteurs. Il y fut contraint cependant, pour finir, quand on lui demanda abruptement de dire sa façon de concevoir et d’écrire. Il le fit en quelques mots, avec une grande simplicité et une admirable clarté.
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Contrairement à ce que je pensais, il ne commence pas ses recherches sur un ou plusieurs pays après avoir imaginé les personnages et les faits qui doivent y prendre place. Il effectue d’abord de nombreuses lectures historiques et géographiques relatives aux pays eux-mêmes, comme s’il n’envisageait de faire qu’une description vaste et détaillée. Les personnages, les faits principaux et les épisodes du roman surgissent dans son esprit au cours de la lecture. Il y puise son inspiration, il s’y adonne non pas avec la curiosité circonscrite et l’impatiente précipitation de celui qui recherche des informations utiles à d’autres fins, mais avec l’amour et le plaisir d’un passionné de ce genre d’études. Quant aux connaissances variées qui lui sont nécessaires, dont ses romans abondent, que ce soit en physique, en chimie, en astronomie ou en histoire naturelle, il y a longtemps qu’il n’a plus besoin de les chercher dans les ouvrages scientifiques, qui furent dans sa première jeunesse sa lecture favorite. Soit il les a en mémoire, soit il les retrouve dans l’énorme collecte de notes qu’il a toujours prises et continue de prendre dans les livres, les revues et les journaux, ne négligeant rien de ce qui concerne les voyages, les découvertes, les phénomènes, les événements et les personnages singuliers dont il croit pouvoir tirer profit d’une manière ou d’une autre pour ses travaux futurs. Quant au choix des pays qui serviront de décor à ses romans, il est même guidé par une idée que j’étais bien loin d’imaginer. Dans ses Voyages extraordinaires, il s’est proposé de décrire la terre entière : il progresse ainsi de région en région selon un certain ordre préétabli, ne retournant dans celles qu’il a déjà parcourues que si c’est nécessaire, et le plus brièvement possible. Il lui reste encore beaucoup à visiter et il fait le compte des romans qu’il doit écrire pour colorier entièrement son dessin. « En aurai-je le temps ? » dit-il en souriant. Il l’espère, comme nous l’espérons tous. En attendant il ne perd pas une journée. Il écrit en règle générale deux romans par an, mais n’en fait imprimer qu’un seul, pour ne pas hâter les publications ; de sorte qu’il en a toujours quelques uns dans ses tiroirs, en attente. Il va se coucher presque chaque soir à huit heures ; le matin, à quatre heures, il est déjà debout, il travaille jusqu’à midi. Il s’est toujours conduit ainsi, sauf quand il voyageait ; il continuera de le faire aussi longtemps qu’il le pourra. « J’ai besoin de travailler, conclut-il. Le travail est devenu pour moi comme une fonction vitale. Si je ne travaille pas, il me semble que je ne vis pas. »
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J’eus en cet instant une agréable surprise : Madame Verne apparut. Imaginez une couronne de beaux cheveux blancs sur un visage rond et rose, deux grands yeux clairs qui sourient tout le temps, une bouche juvénile pleine de bonté et de douceur : vous aurez une esquisse du portrait. Aux manières simples de son mari ajoutez la vivacité et la grâce, à son aimable franchise un langage et un caractère si ingénus que vous pourriez croire ses cheveux poudrés, et les traces légères des années sur son frais visage l’œuvre trompeuse d’un pinceau minutieux : le portrait sera complet. Elle parla de l’Italie, rappela que son mari y fut chaleureusement accueilli, à Venise surtout. « Vous savez, dit-elle, qu’ils ont éclairé la façade de l’hôtel et écrit son nom sur la terrasse avec de petites lumières ? » Elle évoqua ensuite un aimable monsieur, qui lui avait rendu visite pour témoigner de son admiration, sans dire qui il était. Elle apprit plus tard qu’il s’agissait d’un archiduc autrichien, quand il lui envoya de Vienne l’un de ses splendides ouvrages d’histoire. Elle disait cela avec un tel accent de plaisir et d’émerveillement, qu’on l’aurait cru l’épouse d’un écrivain à peine sorti de l’ombre, aux premières joies inattendues de la célébrité. Jules Verne se montrait presque aussi inconscient de sa réputation. Il me demanda soudain : « Savez-vous que mes livres ont été traduits dans de nombreuses langues ? » Sa femme m’annonça même que son mari était depuis quelques années conseiller municipal d’Amiens et qu’il s’acquittait de ses tâches avec beaucoup de zèle. Celui-ci revint aussi à plusieurs reprises sur ce sujet, se montrant presque plus disposé à parler d’administration que de littérature. Elle manifesta pourtant des doutes quant à sa prochaine réélection, il lui en demanda la raison avec surprise, sur quoi elle répondit à voix basse, soudain sérieuse : « La marée démocratique, cher monsieur ; ça monte, ça monte partout. »[En français dans le texte] Tous les deux me décrivirent par la suite la tranquillité inchangée de leur vie provinciale. Le fond de leur âme se révélait à moi. Disons seulement que ni l’un ni l’autre ne s’est rendu à Paris depuis huit ans, que leur grand plaisir est d’aller au théâtre ou à l’opéra deux fois par semaine et que, dans ces soirées exceptionnelles, pour que la fête soit complète, ils dînent ensemble dans un hôtel-restaurant qui fait face au théâtre, « comme deux époux en voyage de noce ». Les promenades hygiéniques, quelques visites, les soucis domestiques, tout prend place chaque jour dans un emploi du temps précis, comme s’ils obéissaient à un règlement. Voilà comment vit celui qui imagina tant de merveilleux destins, tant de personnages étranges à la vie déréglée et agitée, allant de pays en pays comme les hirondelles, à la recherche d’événements imprévus et d’orageuses émotions. Qui aurait pu l’imaginer ?
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Mais pour faire comprendre toute la bonhomie, toute la simplicité d’âme de ces deux-là, pour donner une idée de la vie calme et réglée qu’ils mènent, où chaque petite chose insolite devient un objet de curiosité et de discussion, il me faut dire quelques mots d’un petit épisode de notre conversation, infiniment aimable, qui serait du meilleur effet dans une comédie, une façon de décrire le « milieu » par petites touches. Après m’avoir poliment réprimandé de ne pas être venu chez eux en fin de matinée pour le déjeuner, ils me demandèrent dans quel restaurant j’étais allé. Je ne me rappelais ni son nom ni celui de la rue.
« Voyons : quelle rue avez-vous prise en sortant de la gare ?
- J’ai pris telle rue, je suis arrivé sur une place, j’ai tourné à gauche. »
Ils me citèrent alors plusieurs restaurants, me décrivant en quelques mots l’enseigne, la salle d’entrée, quelques détails particuliers à chacun ; mais aucun ne correspondait au mien. Et pourtant... ce devait être l’un d’eux. Mais lequel ? Et ils en discutèrent ensemble : ce pouvait être celui-ci ou cet autre, j’avais été imprécis, peut-être, sur quelque point.
« Vous êtes bien sûr d’avoir pris à gauche ?
- Tout à fait sûr.
- Et quelle distance avez-vous parcourue à peu près ? »
Je répondis. Ils recommencèrent à argumenter. « Y avait-il en face une boutique comme ci et comme ça ? Vous êtes allé dans une grande salle à l’étage, dites-vous ? » Oui, mais c’était inutile, d’autres éléments ne correspondaient pas, on ne trouvait pas. Ils torturaient leur imagination comme s’il s’agissait d’un rébus. Ils voulaient résoudre ce problème à tout prix. Peut-être ne nous étions pas compris sur le point de départ. « Mais cette place ronde d’où vous êtes parti, comment était-elle ? Vous rappelez-vous ce détail ? » La conversation se poursuivait en vain, ce qu’ils regrettaient, visiblement.
« Mais enfin, dit Jules Verne, en la voyant, vous la reconnaîtriez, n’est-ce pas ?
- Sans aucun doute.
- Eh bien, nous sortirons ensemble, nous passerons par cette rue, vous nous la montrerez.
- Et ainsi, ajouta la dame, ce mystère sera éclairci. »
Mais je ne saurais exprimer avec quel accent de bonté ils me dirent tout cela : ils ressemblaient à un père et une mère interrogeant leur fils sur tous les détails de son premier voyage, afin de revivre avec lui tous les moments qu’il a vécus au loin. Un mois de vie commune ne m’aurait pas fait pénétrer aussi loin dans leur âme, ne m’aurait pas aussi affectueusement lié comme le fit cette brève conversation qui me fit sourire en l’écoutant, mais sous des lèvres serrées par l’émotion.
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Jules Verne voulut nous faire visiter sa maison toute entière. Nous allâmes à l’étage. Il règne partout une élégance sévère et simple, mais en aucun endroit le luxe que pourrait étaler l’écrivain des Voyages extraordinaires, à qui les seuls droits d’auteur sur les drames sensationnels tirés de trois de ses romans ont apporté la richesse. Son cabinet de travail est curieux : très petit, il sert aussi de chambre à coucher, un genre de cabine pour commandant de bord. Dans un coin, devant une large fenêtre, se dresse une grande table de travail, recouverte d’un tapis vert, de livres et de cartes, disposés de manière symétrique ; à l’angle opposé se tient un petit lit de camp, étroit et très bas, sans tenture ni parement, qui paraîtrait modeste à un étudiant. Jules Verne dort dans cette couche d’un genre militaire depuis je ne sais combien d’années, des premières heures de la nuit aux premières heures du jour, été comme hiver. La chambre que le soleil envahit donne sur une grande allée solitaire, au delà de laquelle on voit les flèches de la célèbre cathédrale. Quelques manuscrits étaient restés sur la table et je les observai curieusement : feuilles couvertes de lignes serrées, aux caractères minuscules, mais fermes et réguliers, avec très peu de corrections ; après avoir préparé le travail avec beaucoup de soin, y avoir pensé pendant longtemps, Jules Verne écrit vite. Son épouse parla quelques minutes avec moi, pendant que mes garçons s’entretenaient avec lui dans la bibliothèque. Elle en profita pour me faire à voix basse, de sa manière naïvement amicale, une recommandation qui m’émut. « Vous, Monsieur, tâchez un peu de persuader mon mari de prendre plus soin de sa santé. Il travaille trop. Il est toujours, toujours là, à son bureau. J’ai peur qu’il ne se fasse mal. Je ne vis pas tranquillement. » Je sus par elle que la santé de Jules Verne avait été un peu ébranlée quelques années auparavant, suite à un triste événement que j’ignorais : son neveu [1], devenu fou, l’avait attaqué sans raison aucune et blessé à la jambe d’un coup de pistolet, ce qui avait entraîné une longue convalescence. Ce fut même après cette affaire, ajouta-t-elle, me semble-t-il, qu’il vendit le joli yacht avec lequel il s’était rendu en Italie, pensant que la nécessité d’une vie calme ne l’autorisait plus à d’autres voyages en mer.
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Dans la pièce à côté, vaste et claire, il y a une riche collection de livres de voyage, d’ouvrages scientifiques et de cartes géographiques. Les traductions des livres de Jules Verne sont regroupées sur une étagère, des centaines de volumes de toutes les tailles et dans toutes les langues ; et pas seulement européennes, puisque, entre autres choses, il nous en fit voir une en arabe, une autre en japonais. Puis il nous conduisit devant une seconde bibliothèque, où il nous montra toutes ses œuvres en français. « Quatre-vingts volumes » dit-il en souriant et en hochant la tête, comme il aurait dit : « Quatre-vingts ans ! » Ils étaient classés par ordre de parution, ils occupaient l’intégralité d’un long rayon, formant une seule bande multicolore, luisante, glorieuse comme une rangée de drapeaux. Combien de souvenirs me revinrent à l’esprit à la vue de tous ces livres, lus avec tant de plaisir dans ma première jeunesse et tant de fois recherchés à l’âge mûr pour la récréation d’une âme triste et d’un esprit fatigué ! Combien de souvenirs précieux de projets de voyage, d’étranges et vastes rêves je fis les yeux ouverts après les avoir lus, d’immenses visions de forêts, de déserts, d’océans, de montagnes de glace et de montagnes de feu, de mystérieuses solitudes interplanétaires, d’épouvantables gouffres terrestres ou marins, de cataclysmes merveilleux et formidables ! Les noms de Nemo, de Hatteras, de Grant, de Strogoff, de Robur, de Krupis, de ces personnages mystérieux et terribles, inventeurs de machines prodigieuses et découvreurs de mondes inconnus, victimes et héros de gigantesques luttes avec la nature, résonnaient tous ensemble dans mon esprit ; et je vis derrière eux la bande des excentriques, des personnages comiques, des originaux spirituels et charmants de tous les pays, de Ardan à Paganel, de Keraban à Passepartout, au philosophe chinois des Tribulations, de ceux qui m’avaient fait tant rire, et la foule innombrable des personnages mineurs, de toute race et de toute condition, lesquels se distinguent tous par quelque détail plaisant, tous menés, par voie de terre, de mer ou par les airs, dans les entrailles du globe, dans les profondeurs sous-marines et les espaces célestes, à travers mille aventures tragiques, fantastiques et plaisantes, qui finissent toujours bien ; mais avec un art facile et aimable, teinté d’un doux rayon de poésie, qui laisse à l’esprit un sain sentiment de vie, une ardeur dans le mouvement et le travail, un amour studieux de la nature, l’admiration de la science combattante et intrépide et une haute idée consolatrice des destinées de l’homme. Ces souvenirs en moi me ramenèrent à ce grand étonnement, que tout cela fut sorti de l’esprit d’un homme aussi simple et paisible, à la vie si réglée, à la langue si posée et si calme, et en pensant à l’extraordinaire popularité de ces quatre-vingts volumes diffusés dans le monde, aux milliers de créatures de son imagination imprimées dans des millions d’esprit comme des personnes vivantes et familières, la simplicité avec laquelle il répondit à l’expression de ma pensée me parut encore plus digne d’admiration et d’amour : « Cependant, voyez-vous, cette grande diffusion est due pour beaucoup à ceci que, dans l’écriture, je me suis toujours fixé, fût-ce au sacrifice de l’art, de ne jamais m’autoriser ni une page ni une phrase que des enfants ne pourraient lire, c’est pour eux que j’écris... ce sont eux que j’aime. »
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Je lui demandai un portrait, sur lequel il écrivit, pour parler comme mon ami de Turin, le pseudonyme de la société coopérative qui compose ses ouvrages. Son épouse lui fit remarquer qu’il avait oublié la date, je la priai de l’écrire, pour avoir aussi son autographe, ce qui la fit rire, ne comprenant pas que je l’avais dit sérieusement ; elle riait encore en l’écrivant. Puis nous sortîmes tous ensemble, et à partir de cet instant Jules Verne ne fut plus que le conseiller municipal d’Amiens. Après m’avoir fait visité, près de chez lui, un cirque équestre appartenant à la ville, qui sert aussi aux assemblées et aux fêtes publiques, il me donna de nombreuses informations sur les constructions, les écoles et la démographie urbaine, entrecoupées de questions concernant les administrations communales en Italie, et il me sembla qu’entendre parler un conseiller municipal de Turin en congé lui faisait plaisir. Je me gardai bien de lui dire que j’étais en vacances pour l’éternité. Nous nous dirigeâmes vers le centre ville. C’était dimanche, et nous avons rencontré beaucoup de gens. Madame Verne s’arrêtait de temps en temps pour échanger quelques mots avec des dames de sa connaissance, qui lui faisaient fête, s’étonnant de la voir hors de chez elle en cette heure insolite. Elle en riait elle aussi avec la gaieté d’une pensionnaire en permission exceptionnelle, puis elle nous rejoignait en courant. Quand elle restait un peu à l’écart en ma compagnie, elle me répétait en hâte la recommandation qu’elle m’avait faite, et me disait les exceptionnelles qualités de cœur de son mari, en insistant, comme si elle craignait que je n’en sois pas persuadé.
« Si vous saviez combien Jules Verne est bon et généreux !
- Je le sais, répondis-je, et je vois que tout le monde le sait. »
De fait, tous ceux que nous rencontrions, hommes mûrs et jeunes gens de toute condition, le saluaient avec respect, bien qu’il y eût peut-être parmi eux plus d’un électeur qui, ce faisant, distinguait dans sa conscience l’écrivain du conseiller. Nous nous rendîmes à l’hôtel de ville -la cathédrale, je l’avais déjà vue-. Là, Jules Verne nous fit visiter le musée de peinture où, en conseiller consciencieux, il prit note d’un doute que j’émis sur un vers de Dante inscrit au bas d’un beau tableau moderne. Après quoi il nous amena voir la salle du conseil et il nous raconta l’histoire du palais avec beaucoup de détails administratifs et politiques. Enfin, en sortant, tous deux dirent presque en même temps, avec l’air de ceux qui se rappellent une curiosité à satisfaire : « À présent il faut que nous allions voir cette sacrée auberge. » Et nous partîmes en exploration.
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Quand je m’arrêtai au milieu de la rue en disant : « C’est ici » ils me dévisagèrent avec surprise.
« Tiens, tiens... [En français dans le texte] Mais c’est la première auberge que nous avions citée ! me dirent-ils.
- Il faut croire que nous nous étions compris sur la topographie.
- Passons, nous l’avons retrouvée, le problème est résolu.
- Maintenant il faut fêter cela » ajouta Verne, et il voulut que nous entrâmes boire une bière.
Il n’en prit qu’une gorgée, conformément aux règles qu’il s’est imposées ; mais son épouse but tout son verre, parlant et plaisantant avec la gaieté d’une jeune fille. « Vous savez, me dit-elle, qu’il y avait quatre ou cinq ans que je n’allais plus au café ? Les dames n’y vont pas d’habitude. C’est un événement pour moi... » Elle était assise face à une grande fenêtre qui donnait sur la rue. De temps en temps, passant sur le trottoir et la reconnaissant, quelqu’un avait un geste de surprise et se découvrait. Alors elle riait de bon cœur et disait à son mari : « Un tel est passé, et tel autre. Était-il étonné de me voir au café ! [En français dans le texte] » Jules Verne lui-même semblait se divertir de l’allégresse juvénile de sa femme, bien qu’aucune plaisanterie ne s’échappât de sa bouche -il n’en avait pas fait non plus jusqu’alors- qu’il n’exprimât d’autre hilarité qu’un bref sourire bienveillant, qu’il ne donnât pas le plus fugitif indice de cette veine humoristique qui parcourt si largement nombre de ses livres. Mais son esprit se révélait davantage dans cette gentillesse sans artifice, toute entière dans son regard et dans sa voix, dans cette bienveillance qu’il taisait, que je lisais pourtant dans ses pensées ! Je les regardais tous deux, et il m’arriva ce qu’il arrive parfois à chacun d’entre nous, je crus revivre en cet instant, dans des conditions parfaitement semblables, un moment du passé : il me paraissait -et c’était une illusion si vive que j’en fus stupéfait- que j’étais déjà venu plusieurs fois à Amiens, que j’étais déjà entré dans ce café avec Jules Verne et sa femme, que je les connaissais personnellement depuis de nombreuses années, que j’avais vécu longtemps dans cette maison tranquille, dans leur douce et chère compagnie, comme un vieil ami, pour qui leur cœur et leur vie n’auraient aucun secret.
Je le leur dis sous la marquise de la gare, où ils avaient eu la bonté de nous accompagner. Je leur dis dans quel état d’esprit je les quittais et quel souvenir j’emportais de ce jour dans mon cœur. Je dis sûrement cela d’un ton que l’art seul n’aurait pu trouver car je vis des larmes monter de leurs bons yeux rieurs. Mes garçons et moi sentîmes dans l’accolade qu’il nous donna ce que nous mettions dans la nôtre. Ces deux chères images restèrent devant nos yeux jusqu’à ce que Paris, ses mille lumières et le vacarme de la « Gare du Nord » ne s’en emparent, comme on vous tire d’un rêve.
Octobre 1895.