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Sur Exterminez toutes ces brutes de Sven Lindqvist 

jeudi 13 avril 2006, par Francois Schmitt

Certains voient les livres comme un aimable passe-temps. Pour d’autres c’est un produit commercial, ou nuisible, ou inutile. On oublie souvent que les mots et les idées qui trouvent le livre pour support sont quelquefois lumineux, inestimables, et dépassent très largement le misérable objet de papier que l’on tient entre les mains. Lorsque, par un heureux hasard, on tombe sur un tel livre, on en vient à s’étonner que le carton, le papier et l’encre, mis ensemble d’une certaine façon, puissent atteindre une telle puissance. C’est ce qu’il m’est arrivé en lisant Exterminez toutes ces brutes de Sven Lindqvist.

Le livre est paru au Serpent à plumes, dans un format de type livre de poche. La forme est assez soignée, la maison d’édition relativement confidentielle, et l’auteur est - je crois - inconnu en France. L’auteur a aussi publié en français, dans la même maison d’édition, Et maintenant vous êtes mort. Après la lecture de ces deux livres, j’ai cherché sur les sites français à me faire une idée de la façon dont ils avaient été reçus. J’ai été surpris de constater qu’apparemment aucun quotidien, hebdomadaire ou revue littéraire généraliste présente sur le web n’en ait parlé. On ne trouve la trace de ce livre en version française que sur des sites dédiés à la culture africaine, ce qui, bien entendu, n’est pas négligeable et lui apporte en fait une certaine reconnaissance dans la dénonciation des crimes de la colonisation européenne.

Ce livre porte en effet sur la colonisation européenne en Afrique. Bien que l’auteur possède un doctorat, le livre n’est pas une recherche académique, ni un essai. Il s’agit d’une réflexion libre, présentée sous forme extrêmement plaisante : une série de courts textes - snapshots - embarquant le lecteur dans une quête à la fois géographique et intellectuelle.

Le point de départ, et aussi le titre du livre, est fourni par une phrase du livre de Conrad, Au cœur des ténèbres, prononcée par un des personnages : "Exterminez toutes ces brutes". Sven Lindqvist prend cette phrase au sérieux, et montre dans ce livre que Conrad a saisi ici l’essence de la colonisation occidentale. Il considère dès le début du livre le sens primaire des mots extermination et brute : l’annihilation totale de personnes considérées comme "brutes", c’est-à-dire dont l’humanité est niée. Sven Lindqvist est frappé par cette phrase et ce qu’elle sous-entend. Il cherche, à partir des sources de l’époque, les faits ayant inspiré le roman de Conrad, qui sont en fait le fil conducteur du livre. En parallèle à sa recherche d’archiviste, il raconte son voyage sur les lieux des histoires réelles et des personnages à l’origine du livre de Conrad, tel ce capitaine belge au Congo qui plaçait les têtes d’Africains tués sur la clôture de sa maison.

Bien que la forme du livre ne soit pas académique, la démarche devrait intéresser ceux qui voudraient en savoir plus ou vérifier les sources : des références sont données dans les notes à la fin du livre. Il s’agit d’une véritable recherche dont le but est de mettre en évidence les racines des massacres par les colons européens en Afrique : il s’agit d’une véritable démonstration, utilisant la forme d’un récit, une approche tout à fait novatrice qui est sans doute un exemple à suivre. Il montre - et c’est bien là la puissance et le moteur profond du livre - que les racines des massacres et des crimes contre l’humanité des Européens en Afrique avaient un fondement et une "justification" idéologique. Cette idéologie était raciste, et indiquait que les "sauvages" rencontrés par les "hommes blancs" n’étaient pas humains ; leur extermination rapide était un service à leur rendre, étant donné que dans la lutte du plus apte, ils n’étaient pas armés face à la civilisation occidentale. L’origine de cette idéologie raciste était un "darwinisme social" appliqué aux civilisations : seuls les plus aptes pourraient survivre.

Sven Lindqvist montre bien que, en fait, la seule supériorité européenne était d’ordre militaire. Il montre que la colonisation s’est opérée par la force brute et l’extermination, le génocide, de peuples entiers, par la puissance militaire. L’idéologie raciste était en fait une justification de l’extermination par la force militaire. L’auteur cite des récits abominables de cruauté et de barbarie, qui ont été prononcés devant des sociétés savantes et des assemblées royales et princières (en Angleterre et en Belgique) devant un public "civilisé", en ne recevant que peu de critiques. Certaines rares critiques semblent avoir été le fait de quelques députés travaillistes britanniques. En somme, Sven Lindqvist montre de façon magistrale et étourdissante dans ce livre que le génocide de "races inférieures" fondé sur des idéologies racistes était une invention essentiellement anglaise au cours du XIXe siècle. Il rappelle que les Allemands avaient peu de colonies à l’époque, et que les mêmes idéologues ayant inspiré les crimes anglais en Afrique ont ensuite inspiré les nazis à une plus grande échelle. Il cite par exemple Frederick Farrar, membre de l’Ethnographical Society de Londres, qui indiquait en 1866 : "De même, toutes ces myriades fourmillantes n’ont jamais produit un seul homme dont le nom est d’une quelconque importance dans l’histoire de notre race. Si elles étaient toutes noyées demain par un immense déluge, elles ne laisseraient aucune trace derrière elles, si ce n’est leur trace organique. Et je les appelle des sauvages irrécupérables...[parce que] bien loin d’être influencées par la civilisation, celle-ci les fait disparaître, aussi sûrement et nettement que la neige bat en retraite sous l’avancée des rayons du soleil." Comme en écho lointain, l’allemand Paul Rohrbach écrivait en 1912 : "Nulle philanthropie ou théorie raciale ne peut convaincre des gens raisonnables que la préservation d’une tribu de Cafres de l’Afrique du Sud ... est plus importante pour l’avenir de l’humanité que l’expansion des grandes nations européennes et de la race blanche en général."

L’auteur montre en fait que les nazis se sont inspirés de l’Empire britannique, et que dans leur ensemble, les Européens, dans leurs rapports coloniaux, ont été des précurseurs des nazis. C’est bien là la puissance du livre pour un lecteur européen : on ressent tout d’un coup sur les épaules le poids de l’histoire que supportent les nouvelles générations d’Allemands. Ils ne sont pas seuls à supporter ce fardeau. Tous les Européens, et particulièrement les Britanniques, doivent être amenés à méditer sur les crimes de leurs ancêtres. Exterminez toutes ces brutes est un livre contre l’amnésie, c’est un livre puissant, nécessaire, passionnant, qui nous invite à nous regarder autrement. La culpabilité qu’il met en évidence est globalement européenne (l’auteur suédois montre que son propre pays était également un participant enthousiaste du processus de pillage et d’exploitation) et les Français ne se sont pas particulièrement illustrés par leur ouverture d’esprit à cette époque. Les Français, qui aiment (à juste titre) se reposer sur les Lumières, devraient aussi reconsidérer les racines idéologiques de leurs colonisations.

P.-S.

Sven Lindqvist : Exterminez toutes ces brutes, traduction du suédois par Alain Gnaedig, Le Serpent à plumes, 1998, 234 pp.

Article publié pour la première fois le 17 novembre 2002 dans la Revue des ressources.

1 Message

  • Bien que l’article ait été écrit en 2006, je n’en prend connaissance qu’aujourd’hui ! Mon commentaire sera bref et vient de la lecture de votre dernière phrase : ""Les Français, qui aiment (à juste titre) se reposer sur les Lumières, devraient aussi reconsidérer les racines idéologiques de leurs colonisations."".
    Le ""juste titre"" me semble tout à fait inadapté aux Lumières. Il n’est que de lire le dernier ouvrage du professeur émérite Xavier Martin "Naissance du sous-homme au cœur des Lumières" pour en être intimement persuadé.
    Cet universitaire a passé sa vie à explorer l’anthropologie des Lumières et, le moins que l’on puisse dire, est qu’elle est une source essentielle de ce que dénonce le livre de Sven Lindqvist. Le premier chapitre traite précisément des ""Races"".
    Cela étant, votre article est tout à fait clair et intéressant et donne envie de lire le livre de Lindqvist, c’est un bon résultat !

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