L’utopie est quelquefois un rêve adolescent ou une construction intellectuelle, mais moins connue, et finalement assez sympathique par sa naïveté, est l’utopie environnementale de la bureaucratie européenne, produite à l’occasion de la fameuse directive-cadre dans le domaine de l’eau. Cette directive, publiée au Journal Officiel des Communautés européennes le 22 décembre 2000 (directive 2000/60/CE) a pour objectif d’arriver à un bon état de l’ensemble des eaux (rivières, lacs, nappes phréatiques, eaux côtières) de l’espace européen en 2015.
La naïveté n’est pas dans cet objectif de bon état de nos eaux : saluons plutôt ce bel objectif, dont on mesure l’importance lorsqu’on est confronté à des eaux polluées. Les nombreuses rivières mortes en Chine, par exemple, amènent la mort économique de toute la région. Plus modestement, je me rends compte en explorant la petite rivière qui passe au fond de mon jardin, que pendant longtemps nos ancêtres ont utilisé les rivières comme des poubelles très pratiques, qui font disparaître les objets de la vue, ce qui était peut-être pour eux une dissolution symbolique des objets indésirables. Le problème, bien sûr, c’est que les objets métalliques disparaissent peut-être de la vue, mais ne seront pas dégradés avant des dizaines ou des centaines d’années. Le nombre gigantesque des objets que l’on peut retrouver dans le lit de nos rivières me fait penser à l’indigestion du génie de la rivière dans le dessin animé Chihiro de Miyazaki.
La naïveté est donc ailleurs : apparemment les textes de loi, tout comme les théorèmes mathématiques et les théories philosophiques, se doivent de définir tous les termes utilisés. C’est sans doute d’autant plus vrai que le texte de loi en question doit être traduit dans un certain nombre de langues officielles européennes ; une définition précise des termes permet sans doute de minimiser les imprécisions dues à la traduction. La Directive-cadre européenne sur l’eau (DCE) définit ainsi longuement ce qu’elle appelle « bon état » dans une annexe détaillée. De façon générale, et pour synthétiser, le bon état correspond à des valeurs de certaines quantités, qui soient très proches des valeurs normales. La normale ici est une normale par rapport aux « perturbations anthropogéniques », c’est-à-dire une situation de l’état de nature avant que l’homme ne vienne tout perturber. On suppose donc que le système en question était dans un certain état, bien défini, avant l’arrivée de l’homme, et que celui-ci a perturbé le système naturel. L’objectif affiché est alors de parvenir à revenir à un « avant » non perturbé. Cela fait penser immédiatement à l’état de nature de Rousseau : « Tout est bien sortant des mains de la Nature, tout dégénère dans les mains de l’homme. »
L’objectif de la DCE est généreux, les termes sont définis par des petits paragraphes clairs et nets comme chez Wittgenstein, l’homme est mauvais, la nature est bonne, il ne reste plus qu’à mettre en œuvre tout cela, et tout ira bien. Pourtant, lorsqu’on a déjà mis la main à la pâte, lorsqu’on a manipulé des données environnementales, on se rend compte immanquablement qu’il y a un problème. Que ce soit en physique, en chimie, en biologie, ou en écologie, considérons qu’on mesure une certaine quantité. On veut voir si l’objectif a été rempli : on compare avec la normale. Mais quelle est la normale ? C’est ici que le sujet classique de philosophie des classes terminales (quelle est la limite entre le normal et l’anormal ?) connaît une résonance dans le domaine des sciences de la nature. L’anormal correspond-il à une valeur bien définie, par rapport à une moyenne normale ? Cette moyenne normale paraît en fait difficile à trouver, sachant que les quantités qui interviennent ici sont dynamiques, fluctuantes, variables dans le temps et dans l’espace. Prenons l’exemple du débit mesuré dans la rivière qui passe au fond de mon jardin. Le comportement paraît très sporadique, avec des pics ponctuels importants. En fait, les débits des rivières sont modélisés dans un cadre aléatoire : il y a du hasard là-dedans, on ne peut faire des prédictions à long terme, et on ne connaît pas non plus - pas encore- les « lois » de ce hasard. Sachant qu’on ne connaît pas le système, on est bien mal parti pour connaître son comportement normal. Et encore moins son comportement lorsque l’homme vient le perturber. Ceci est valable aussi pour la chimie et la biologie : ces quantités fluctuent très fortement dans la nature, avant même l’intervention de l’homme, et on serait bien en peine de fournir une description solide de ce qu’est l’état de nature pour ce genre de système.
Les phénomènes intervenant dans les sciences de la nature (géophysique, écologie...) présentent, dans leur état naturel, de très fortes fluctuations, qui ne sont pas encore comprises. Sachant que ces systèmes sont encore loin d’être compris dans toute leur complexité, comment pourrait-on définir et estimer leur état normal ? Cela touche au débat entre nature et culture. Penser que le normal et le perturbé peuvent si aisément se mesurer et se différencier, revient à voir le normal, la nature, comme ayant une dynamique déterministe, ne laissant pas de place au hasard, aux fortes fluctuations ; tandis que l’homme, dans son « impureté », introduit du hasard et des fluctuations, qui sont la marque de ses perturbations. Cette vision est en fait erronée, elle revient à nier la variabilité naturelle.
Il existe là-dessus une complexité d’une autre nature, que j’ai pu remarquer en participant à un colloque visant à mieux comprendre l’estuaire de la Seine. L’objectif affiché, en concordance avec la directive cadre de l’eau, était de parvenir à retrouver « l’état de référence » de l’estuaire. Mais comme la question est très interdisciplinaire, avec des chercheurs spécialisés dans de nombreux domaines (les poissons, les sédiments, l’hydrologie, la biologie, la chimie, l’épidémiologie...), il a fallu parvenir à trouver un état de référence, c’est-à-dire une normale non perturbée, qui convienne à toutes les disciplines. On s’est alors rendu compte que cet état de référence n’existait pas, car il était très différent selon les disciplines. Par exemple, pour un sédimentologiste, l’état de référence se trouve vers 1850, avant la Révolution industrielle, avant que l’homme ne modifie la morphologie du lit du fleuve ; pour ceux qui étudient les poissons, l’état de référence se trouve il y a deux mille ans, avant que nos ancêtres n’introduisent des carpes et autres poissons dans la Seine ; pour la pollution chimique, l’état de référence était moins lointain, tandis que pour la pollution microbienne, l’état de référence se trouve avant le Moyen Age, qui était très pollué.
Ceci montre que l’état de référence, le non perturbé, peuvent être très lointains dans le passé. Nous avons évidemment peu de données remontant aussi loin. Ensuite, même si l’on dispose des données il est difficile de caractériser la normale, et de séparer les fluctuations naturelles et artificielles. L’objectif affiché par la directive cadre est un objectif louable ; il paraît clair qu’il faut se donner un objectif accepté par tous ; mais si cet objectif est une utopie, une information qui existe peut-être, mais que nous ne sommes pas capables de caractériser dans l’état actuel de nos connaissances, l’ensemble de l’opération semble bien mal partie. Il est légitime de chercher à retrouver un état normal, mais il aurait fallu pousser jusqu’au bout la logique des définitions, et demander explicitement qu’est ce que la normale, que l’on va rechercher. Une importante phase préliminaire de réflexion sur cette question aurait sans doute été nécessaire.