Les scientifiques qui travaillent dans le domaine des sciences de la nature aiment bien observer - c’est un fait. Mais après l’observation, l’un des objectifs les plus importants est la recherche d’une certaine généralité. A la base de l’approche scientifique se trouve la généralisation. C’était vrai dans le passé, et c’est également une constante actuelle de l’activité scientifique. Certains travaux sont très descriptifs : ils expliquent, nous avons utilisé tel instrument ; nous l’avons installé dans tel endroit, à tel jour ; nous avons enregistré tel phénomène. Quelquefois ils ajoutent "C’est bizarre, ce phénomène que nous avons observé semble inexpliqué." Quelquefois ils précisent "ce phénomène n’est en accord avec aucune théorie existante", mais l’explication théorique générale est laissée à d’autres chercheurs. Ces études sont appelées descriptives par le fait qu’elles décrivent une situation sans véritable tentative de modélisation ou de théorisation. Si elles se contentaient de décrire un endroit donné à un moment donné, ces études seraient d’une portée très limitée. En fait, derrière toute étude descriptive se trouve l’idée - quelquefois informulée -, d’une certaine régularité. Le ponctuel est observé, avec l’hypothèse sous-jacente qu’il n’est pas si ponctuel. Ce qu’on a observé une fois pourrait se reproduire ailleurs et à un autre moment. Donc, même dans les études qui peuvent sembler les plus descriptives et sans portée générale, se trouve une ambition cachée de généralité. Par extension, les études scientifiques qui possèdent un cadre d’application le plus étendu, sont considérées comme les plus importantes. Par exemple, en étudiant les champignons, les scientifiques ne cherchent pas à comprendre le fonctionnement d’un champignon particulier qui aurait poussé à un endroit par hasard. Ils cherchent a priori à caractériser une espèce, et peut-être même un ensemble d’espèces. Plus la loi mise en évidence est générale, plus elle est importante. Les lois les plus générales sont appelées universelles. La quête de l’universel est surtout sensible dans le domaine des sciences physiques : les chercheurs ne veulent pas décrire une pomme qui tombe un jour donné ; ils veulent comprendre les pommes qui tombent à n’importe quel moment ; ils veulent comprendre toutes les chutes de pommes ; ils veulent comprendre toutes les chutes d’objets ; ils veulent comprendre toutes les attractions entre deux objets. Cet exemple, avec la loi universelle de l’attraction, imaginée par Newton à partir de l’observation de la chute d’une pomme (selon la légende), illustre parfaitement la quête de l’universalité des physiciens.
Le chercheur descriptif qui rend compte de ce qu’il a vu au fond de son jardin le trois décembre après-midi n’a pas pour autant une activité inutile ; il vaut mieux observer avec curiosité le fond de son jardin, que bien d’autres activités humaines. Ces chercheurs descriptifs retirent certainement une solide satisfaction de leur activité de recherche, qui les place sur la première marche de la quête de l’universel. Par extension, ceux qui proposent de nouvelles théories, de nouvelles lois, qui seront peut-être confirmées par leurs pairs, connaissent une jouissance qui n’a pas la fugacité et l’intensité de la jouissance sexuelle, mais qui la surpasse sans doute par son effet global : l’effet est moins violent, mais il dure bien plus longtemps.
Cette comparaison a des fondations assez solides : l’activité sexuelle a pour fondement la recherche de descendance, donc l’idée de laisser un héritage biologique ; une preuve de notre passage sur Terre ; une trace matérielle laissée derrière nous. Le résultat scientifique universel est aussi une descendance immatérielle, intellectuelle ; un héritage dans le domaine conceptuel ; une preuve de notre passage sur Terre ; une trace conceptuelle. Et, par extension, le chercheur qui a mis en évidence une loi aux prétentions universelles, qui semble révéler un côté, un aspect, des Lois de la nature, peut avoir le sentiment d’avoir touché au but dans sa quête de l’universel. Il n’est pas étonnant que de nombreux scientifiques dans cette situation aient eu des réactions mystiques, comme par exemple Newton.
Le fait de découvrir quelque chose que l’on sent être nouveau ; la vérification ; puis la confirmation de la solidité du résultat obtenu ; tout cela procure une satisfaction, comme une lente jouissance qui explique sans doute la grande motivation des chercheurs et leur relatif désintérêt de ce qui est matériel. La quête de l’universel est une quête qui touche dans un certain sens, à la jouissance et à un absolu un peu mystique. Cet état bien particulier est difficile à saisir pour qui n’a pas été touché par la "grâce universelle", mais cela permet aussi de saisir la légère folie bien particulière qui touche les chercheurs. Ceux-ci ont en effet le sentiment d’appartenir à une catégorie privilégiée de profession : celle qui ne vise pas uniquement la réalisation d’objectifs matériels. Il ne s’agit plus de travailler pour vivre. La profession est une passion ; le chercheur n’est a priori jamais ni en repos ni en vacances ; il est dans le monde des idées. Il a souvent le sentiment d’être dans un ailleurs, aussi bien au sein de la hiérarchie sociale, que dans le cadre du monde matériel et de sa quête pour l’aisance matérielle.
La recherche de l’aisance matérielle est une caractéristique commune de nombreuses cultures : les gens veulent d’abord survivre ; puis quand ils ont de quoi survivre, ils veulent vivre avec un horizon de survie le plus éloigné possible (argent mis de côté). Les préoccupations basiques ne dépassent pas souvent ce point. Celui qui a une quête différente se sent dans un ailleurs : la quête de l’universel permet de dépasser la quête universelle du matériel.
Dans ce nouveau mysticisme, les chercheurs actuels sont sans doute les héritiers des moines des temps anciens. Ils possèdent la profondeur de l’existence, le mystère de la profession, une foi étonnante dans leur propre activité, et une certaine pureté théorique, une certaine incorruptabilité idéalisée.