Un des rôles fondamentaux de la science, et un des objectifs fondamentaux de la méthode scientifique a toujours été la prédiction. Actuellement, la prédiction n’est sans doute plus l’objectif unique de nombreuses démarches scientifiques, mais on peut considérer que la prédiction était l’objectif principal des premières études astronomiques : les plus curieux parmi les premiers hommes cherchaient à comprendre les phases de la lune, le cycle jour/nuit, les étoiles, les saisons et les nuages. Pour les phénomènes les plus évidemment périodiques comme le cycle jour/nuit ou le cycle des phases de la lune, la prédiction a pu se faire sans profonde compréhension. Il suffit de mesurer tous les jours la longueur du jour, ou de mesurer le nombre de jours séparant deux pleines lunes, pour constater une grande régularité. On suppose alors que la régularité observée dans le passé n’a pas de raison de s’arrêter aujourd’hui ; on peut supposer que cette régularité va se poursuivre dans le futur ; cette supposition correspond en fait à faire des prédictions. Il y a ici l’association de ce que l’on peut considérer maintenant comme trois aspects différents de la méthode scientifique. Tout d’abord, l’observation de certaines régularités dans le passé. On se promène, on observe, on cherche un phénomène qui se répète ; on observe cette répétition, cette régularité. Ensuite, à partir de la régularité, on cherche une loi générale. C’est la modélisation ou la théorie, qui est ici particulièrement simple, puisqu’il s’agit simplement de reproduire exactement une régularité observée dans le passé. Enfin, la prédiction qui est ici l’hypothèse que la régularité du passé va continuer dans le futur. Ces trois approches interviennent dans toute tentative de prédiction : mesurer, analyser et modéliser, c’est-à-dire trouver une loi qui semble bien fonctionner sur les données qui sont en notre possession. Il faut bien réaliser ici que aucune prédiction n’est possible sans modèle. Le modèle est au cœur de la prédiction.
L’extrapolation qui est à la base de la prédiction consiste à prendre un risque ; c’est une hypothèse forte touchant à un futur inconnu : on prend le risque que la loi mise en évidence pour le passé s’appliquera toujours dans le futur. Le plus souvent la prédiction est plus risquée que pour la prédiction de phénomènes périodiques. Le risque de se tromper est d’autant plus grand que le système est plus complexe et chaotique. La prédiction a en fait, pour des systèmes complexes, un statut particulier : il s’agit d’une proposition, parmi tous les futurs également possibles. Ensuite, lorsqu’on laisse se dérouler la flèche du temps, lorsque le futur qui a été prédit se déroule, on peut comparer la situation prédite et la situation ayant réellement existé : on estime de cette façon la « qualité » de la prédiction. Une prédiction est d’autant meilleure que la qualité moyenne est bonne.
Pour un système périodique, ou plus généralement pour des systèmes déterministes (pour lesquels le futur peut être déterminé avec précision lorsque le passé est connu), la qualité de la prédiction peut être excellente. Pour des systèmes complexes, la part de l’aléatoire ne peut pas être négligée. La prédiction ne peut donc être parfaite. Tout au plus, peut-on recherche à minimiser l’erreur de la prédiction.
L’approche du scientifique cherchant à prédire l’état futur d’un système complexe n’est donc pas l’approche de Leibniz où ce qui est advenu est la meilleure solution possible (parce que c’est elle qui a eu lieu et pas une autre) ; ce n’est pas non plus l’approche de Laplace pour qui le futur était unique et déterministe ; il s’agit plutôt de chercher à estimer un ensemble de futurs possibles ; et puisqu’il faut se risquer à faire des prédictions, il faut proposer une solution particulière parmi celles qui ont le plus de chances (selon les calculs du modèle) d’advenir.
L’activité du « prédictionniste » scientifique est donc un jeu constant avec le risque : il faut minimiser le risque - risque financier, risque écologique, risque humain, etc. Il faut aussi proposer concrètement un futur prédit, et donc prendre très concrètement le risque de se tromper. La prédiction contient aussi du mystère : celui qui prédit est vu comme détenant une connaissance que d’autres n’ont pas ; il semble commander à la nature et au temps puisqu’il fournit un état du réel avant même qu’il soit advenu. La science touche donc ici à un aspect « magique » qui semble hors du réel : les scientifiques, comme les druides, les mages, les devins, prédisent l’avenir. Ceci rappelle aussi le « Inch Allah » des Musulmans, qui affirment « si Dieu le veut » chaque fois qu’ils parlent d’avenir. En disant par exemple « nous nous verrons l’année prochaine », il semblent défier Dieu puisqu’ils parlent d’avenir et lancent des prédictions ; le « si Dieu le veut » sert à atténuer leur présomption et à rappeler qu’ils n’ont pas la prétention d’aller vers la prédiction, ou alors à se rappeler à eux-mêmes, et aux autres, que leur projection vers le futur n’est pas un défi à Dieu : ils veulent rester simples mortels, simples citoyens ; ils ne veulent pas toucher au domaine réservé et magique des devins ou des prophètes.
Cette part de mystère entourant les prédictions, fournit souvent au scientifique un pouvoir, qui est de même nature que le pouvoir des anciens mages, augures, astrologues et autres devins. Ce statut particulier, ce pouvoir symbolique au sein de la société, se retrouvent chez tous ceux qui ont une activité touchant à la prédiction : le sondeur politique, l’analyste financier, le prédicteur de conjoncture économique, le démographe prévisionniste, l’écologiste catastrophiste, le diseur de bonne aventure, le prophète d’autrefois et d’aujourd’hui. Il y a bien sûr des différences entre ces deux communautés ; la première et fondamentale différence tient dans la nature de la prédiction scientifique : il s’agit d’une prédiction quantifiée, qui peut être évaluée à court terme. Le scientifique aura donc un « retour » concret à court terme, tandis que l’astrologue et le prophète parlent d’un futur trop lointain et indéfini, ou en termes trop flous.
Mais il faut reconnaître que certains scientifiques ne jouent pas le jeu : ils cherchent à obtenir l’ « aura » sociale de celui qui prévoit le futur, sans prendre de risque, sans être sujet au retour de bâton qui accompagne souvent les fausses prédictions. Prenons le cas des météorologues : ils possèdent d’un côté des données provenant de nombreux réseaux d’observations. Ils disposent ensuite d’un modèle, très imparfait. Ce modèle imparfait tourne sur ordinateur ; il existe sous la forme d’un programme informatique qui peut être lancé pour faire des prédictions dans un futur proche (moins de deux semaines). Mais trop souvent, des différences très nettes existant entre les mesures d’un côté et la prédiction de l’autre, ne sont pas mises en valeur par les météorologues. Par exemple, sur le site de Météo France, le même menu permet de regarder la situation dans une région, dans le passé et dans le futur. Il n’est pas visible, sur ce site, que le futur correspond à un possible lié à la validité d’un modèle, tandis que le passé est issu de mesures, et n’a donc pas du tout le même statut. L’utilisateur ne perçoit pas la grande différence conceptuelle entre passé et futur. Le passé est certain puisqu’il est advenu. Le futur est risqué, puisqu’il est lié à la validité et à la précision d’un modèle.
Plus grave et dangereuse est la liberté prise par les climatologues, qui se permettent actuellement des prédictions à un horizon de 100 ans, voire 300 ans. Cette activité est tout à fait sans risque puisqu’à si long terme, personne ne sera encore présent pour rendre des comptes ; de plus, les modèles utilisés pour ces prédictions à long terme ne sont pas déterministes, ce qui fait qu’à un tel horizon, on ne peut leur faire aucune confiance. A part l’astronomie avec sa « ronde » déterministe des planètes par exemple, dans aucun domaine de la science humaine on ne peut se permettre des prédictions fiables dans un futur situé 100 ans devant nous ; dans tous les domaines où cela a été tenté dans le passé (développement technologique, démographie, etc.), les prédictions pour l’an 2000, issues au début du XXème siècle, ont été totalement mises en défaut. Les climatologues proposant des prédictions pour l’an 2100 doivent être pris comme des prophètes, non comme des scientifiques. Ils se comportent d’ailleurs en prophètes : ils annoncent une catastrophe à venir (les dérèglements climatiques et leurs conséquences) et donnent également les responsables de la catastrophe : l’activité technologique, donc l’homme. Il s’agit d’une variation sur le thème de la culpabilité universelle de l’homme ; dès qu’il s’est mis à penser, l’homme a été mauvais. La nature est bonne ; l’homme est mauvais. C’est un credo de prophète exalté, avec un maquillage scientifique, lié à de pseudo-prédictions de mauvaise qualité.