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1/5. Actualité de Charles-Louis Philippe — Présentation
2/5. Actualité de Charles-Louis Philippe — Marguerite Audoux
3/5. Actualité de Charles-Louis Philippe — Léon-Paul Fargue
4/5. Actualité de Charles-Louis Philippe — André Gide (en préparation)
5/5. Actualité de Charles-Louis Philippe — Paul Claudel (en préparation)
[ Mise à jour du 1-07-12 : Voir le cycle des événements de l’été 2012 ]
Pour situer le contexte et les affinités
qui entourent et structurent la vie de Charles-Louis Philippe
Mardi 15 février 1910 : vif témoignage de Marguerite Audoux sur Charles-Louis Philippe (1874-1909), dans le N°14 de la Nouvelle Revue Française, l’année où elle remporte le Prix Femina (alors Prix Vie Heureuse — rival féministe du Goncourt), avec Marie-Claire... un roman autobiographique, qu’elle a sans doute muri au long des week-ends dans la maison collectivement louée par Philippe et des amis proches, à Carnetin, où avec Michel Yell elle va souvent les retrouver. Ce village a donné le nom éponyme du groupe dont Philippe est une personnalité inspiratrice et avisée, non un maître de chapelle, de 1904 à 1907. Quant à lui, qui travaillera beaucoup à la corriger, avant la publication de l’ouvrage chez Fasquelle, il ne sera lauréat d’aucun prix (ce qui aurait pu le mettre hors de l’eau), au grand dam du membre du jury des Goncourt et chef de file engagé, complice de route, Octave Mirbeau, leur aîné.
Mais en cette année 2009-2010 nous célébrons d’abord Charles-Louis Philippe au passage du centenaire de sa disparition, le 21 décembre dernier... C’est par un sinistre mardi, le premier jour de l’hiver 1909 alors que monte la grande crue de la Seine, qu’il périt, en dépit des soins attentifs de son ami médecin, l’intellectuel Élie Faure [1], également médecin amical des principaux membres du « groupe de Carnetin » [2] auxquel Francis Jourdain les a faits connaître. Elie Faure, c’est toujours lui qui secourra Marguerite Audoux, lorsque le choc de sa rupture amoureuse avec Michel Ielh lui provoquera une hémorragie rétinienne, et c’est encore lui qui enverra Gide chercher ce dernier à Toulouse, afin de créer les conditions affectives nécessaires à empêcher une complication par embolie chez sa patiente.
Où l’on découvre que l’amitié scelle d’abord l’empathie solidaire entre tous, principalement à travers l’écriture (excepté Francis Jourdain et son épouse, designers), même s’ils ne se ménagent pas en critiques réciproques radicales, quoique cordiales. Et, comment dire, sinon que divergeant entre anarchistes et socialistes ils sont néanmoins tous de gauche affirmée, et constituent en autonomie de leurs affinités électives, leur propre réseau social et culturel, solidaire.
L’année 2010, en elle-même, c’est le centenaire de l’hommage à l’initiative d’André Gide pour Charles-Louis Philippe après sa disparition, — dès les mois de janvier et février suivant sa mort, — avec l’opus 14 de La Nouvelle Revue Française.Cette revue tient son titre de la première qu’en 1908 Philippe avait imaginée et contribué de fonder entre autre avec Henri Ghéon. Mais le numéro inaugural était resté non distribué, à cause d’une brouille entre Gide, (qui pourtant n’intervenait dans cette première édition qu’à titre solidaire par un article), et le directeur Eugène Montfort [3]. En sorte que la revue connut immédiatement sa succession par Gide, qui avait fonda l’association éponyme de la Nouvelle Revue Française, dont Gaston Gallimard, qu’il avait amené pour un simple partenariat financier associé, n’était pas l’éditeur. Le nouveau premier numéro, dirigé par André Ruyters à la demande de Philippe, parut sous le même titre dans le cadre de l’association de la NRF, en 1909, avec le même graphisme de couverture que son antécédent. La collection de livres à la couverture blanche naîtra plus tard, pour autant c’est bien la revue qui donnera son nom et son identité visuelle dès les premières éditions Gallimard, en 1911, également animées par Gide.
Jacques Rivière reprendra la revue de la NRF après la guerre, de 1919 à 1925, puis jusqu’en 1940 ce sera Jean Paulhan, lequel par conviction de devoir résister plutôt que collaborer préfèrera se retirer. Son ami, le brillant Pierre Drieu La Rochelle, qui deviendra un idéologue de la Collaboration, reprend la revue de 1940 à 1943. Suite à sa compromission avec la Collaboration, la revue cessera de paraître après la guerre... et c’est encore Jean Paulhan, qui a résisté puis vécu caché jusqu’à la Libération, qui la sortira de l’ornière pour la refaire paraître dès qu’elle sera de nouveau autorisée d’exister, en 1953, et cela jusqu’à sa propre mort, en 1968. Puis d’autres s’enchaîneront aux commande [4].
Le premier N°1, celui de 1908, est prémonitoire. Charles-Louis Philippe, suite à de fortes fièvres qui viennent de l’accabler (et au cours desquelles Élie Faure a pensé que la maladie syphilitique qui autrefois avait frappé cet amant de Berthe — celui-ci le lui apprenant, en même temps qu’avouant avoir négligé les protocoles de rappel thérapeutique, — a probablement continué d’évoluer), publie dans cet opus inaugural, justement un essai littéraire dédicacé à son médecin : Sur les maladies.
2010, c’est encore le centenaire de la publication du roman auto-biographique déjà évoqué de Marguerite Audoux, Marie-Claire, touchant le plus haut prix littéraire réservé à une femme, préfacé par Mirbeau et qui connaîtra un immense succès national et international... Traduit en neuf langues, l’ouvrage deviient sans délai un symbole féministe porté par la bourgeoisie du capitalisme réformiste, celui de l’intégration et de l’émancipation des femmes d’origine pauvre à travers le travail et l’auto-éducation de la promotion sociale, dans les États modernes.
2010, c’est enfin le carrefour magnétique de ces célébrations à l’horizon des cent ans de la Journée internationale des droits de la femme, traditionnellement instituée parmi le mouvement ouvrier par les femmes socialistes révolutionnaires, lors de leur rassemblement confédéral international à Copenhague, en 1910, sur une proposition de Clara Zetkin.
La vie vue de plus près : le rôle de la pensée politique
comme inspiration quotidienne et comme réseau de l’écriture
Avec Charles-Louis Philippe toujours nous voyageons dans le temps, comme si hier était maintenant. Charles-Louis Philippe c’est non seulement lui, son œuvre et sa vie, mais tout son contexte : une culture. Les actes créatifs et le mode de vie intégrés dans la société, en dépit de sa pauvreté et de celle de la plupart de ses amis, amateurs ou protagonistes des revues de poésie, instruisent sur les engagements socio-critiques des protagonistes de la création et de l’écriture, en réseau divers plutôt qu’en parti, après la répression sanglante de La Commune. La première Internationale résulte divisée à propos du centralisme for d’un seul parti (qui s’éclairera comme mono-conception de la dictature du prolétariat), suggérée pour éviter le retour d’une telle répression, entre les socialistes marxistes d’un côté et les socialistes proudhoniens et les anarchistes de l’autre — qui refusent l’alignement sur la ligne centrale proposée par Engels, au Congrès de Paris en 1889. [5]. Par là exclus de l’Internationale ouvrière malgré eux, ceux que l’on appellera pour cette raison les anarchistes non politiques, et/ou plus tard les gauchistes, également internationalistes, non terroristes, dont le radicalisme et la solidarité de classe s’expriment d’abord dans l’art populaire engagé, thèmes ou actes économiques et médiatiques, programmes sociaux, syndicalisme, (pacifistes, anti-impérialistes), et ne votant pas, ne sont pas des marginaux.
À la question « Que s’est-il passé à Carnetin ? » Francis Jourdain répondra : « Rien : l’amitié, l’amour, les moments délicieux... ».
Ils produisent, ils défendent l’émancipation individuelle en mélangeant leurs propres classes, parce que seules les idées qui fondent leur solidarité comptent pour eux, et si certains gagnent leur vie souvent pauvrement, comme Philippe, employé des services urbains de la Seine, au contrôle des terrasses sur les trottoirs, ou pas, comme Léon-Paul Fargue fils de mère célibataire peu fortunée, mais sauvé par une petite pension paternelle pour lui pemettre de faire des études artistiques, ils ont chacun suffisamment pour être autonomes. Il reste quelques exceptions, que certains d’entre eux soient riches.
Tel Octave Mirbeau, plusieurs fois cité ici, car son nom est indissociable de l’encouragement d’écrire de Philippe [6]. Farouche dreyfusard qui a aidé Zola à en finir avec sa condamnation, Mirbeau, à la solidarité exemplaire, est aussi celui qui aide Jarry ou Léautaud à des moments difficiles de leurs économies personnelles, en outre qu’il se batte sur les Prix littéraires pour les jeunes auteurs populaires, et chez les éditeurs pour les auteurs étrangers. Il ne déjuge pas ses premiers appels politiques, tel le texte La grève des électeurs (publié dans Le Figaro le 22 novembre 1888), ni ses premiers soutiens, comme sa préface manifeste à l’analyse La société mourante et l’anarchie [7] (publié en 1893) ; il restera notoirement lié au mouvement anarcho-syndicaliste et sans cesser de se battre jusqu’à la fin de sa vie.
Mais encore, il y a Gide, dont on peut dire sans risque, à lire ses actes sur ou pour Charles-Louis Philippe, à quel point il voue de l’admiration au discernement et au talent radical de celui-ci, auquel il ne dénie pas qu’il ait apporté le concept de réalisme littéraire particulier de la Nouvelle revue française. Gide auquel on ne peut néanmoins dénier d’avoir procuré au projet de Philippe une réalité charismatique et économique durable, centrée sur l’exigence radicale première. Gide est juste « un peu moins riche que Valéry Larbaud » (héritier de la fontaine Vichy Saint Yorre), c’est dire s’il n’est pas pauvre, car ainsi qualifié parmi les amis de Philippe pour caractériser Larbaud (lui aussi un familier à la marge du groupe de Carnetin, et grand ami de Fargue, et qui subventionnera la scolarité de Quasi, la fille de Milie, après la mort de Philippe).
Leur liberté ce n’est plus la bohème des romantiques, puisque tous ont un petit emploi, ou selon, une plus haute charge pour gagner leur vie, ce qui impose une discipline quotidienne afin d’être capables de reproduire leur force de travail et d’être présents aux heures ouvrables. C’est l’amitié matériellement et intellectuellement auto-critique autant que secourable (mais dans le respect de toutes leurs différences individuelles), qui caractérise les auteurs, les artistes et les compositeurs de ce mouvement en gestation d’œuvres diverses socialement intégrées. On se donne rendez-vous dans les crèmeries où l’on déjeune ou dîne pour vingt sous, selon la bourse du plus pauvre de la bande, et certains soirs on se visite à l’improviste, en arrivant avec des boîtes de conserve (Régis Guignoux [8]). Mais ils loueront une maison à Carnetin, pour vivre en communauté partagée les week-ends et les jours de congé, et aussi pour des raisons d’hygiène de devoir quitter plus souvent Paris, alors envahi de miasmes. Ceux qui ne louent pas rendront visite et seront reçus selon les disponibilités matérielles du lieu.
Malgré les différences, il n’y a pas de bienfaiteur, la location de la maison de Carnetin est un acte assumé et revendiqué selon les revenus et l’occupation des lieux de chaque membre dudit groupe — le groupe de Carnetin...
Le groupe de Carnetin ou l’invention du réseau
avant les avant-gardes modernes,
radicalisme et ironie sociale dans la société bourgeoise
Au-delà de l’anecdote, on peut penser aujourd’hui que le groupe de Carnetin anticipe la vie communautaire de l’après-soixante huit plut^pt qu’il ne vise une renversement du pouvoir, et plus largement aujourd’hui les co-locations dans les villes chères, l’habitat urbain partagé dans les grandes métropoles du monde. Il ne s’agit pas des communes activistes, mais d’une ressource collective délocalisée pour vivre mieux, penser joyeusement, et se concentrer pour travailler, malgré les vicissitudes qui accablent (dont la tuberculose pour au moins deux d’entre ce groupe d’amis).
Plutôt que les avant-gardes, Philippe et ses amis prédisent des mouvements thématiques mais informels comme Fluxus, déclarés par les actes performatifs et démonstratifs plutôt que par un manifeste à suivre ou/et une revue particulière pour les porter : prédiction de la fin des avant-gardes modernes comme avancées culturelles et artistiques des partis, avant même que soient nées les premières d’entre elles (le groupe de Carnetin cesse de louer la maison en 1907, Le manifeste du futurisme de Marinetti est publié dans Le Figaro en février 1909, des poètes inventent Dada dans une taverne zurichoise qu’ils transforment en café littéraire, en 1916). À Maurice Barrès auquel il doit d’être employé à la préfecture de la Seine, il adresse une lettre chaleureuse de remerciements mais sans se soumettre , il lui précise qu’ils ne pensent pas la société du même côté : « Vous séparez les nationalités, c’est ainsi que vous différenciez le monde, moi je sépare les classes. » Carnetin c’est la naissance des mouvements non-conformistes de l’innovation critique, au-delà des deux guerres mondiales.
Philippe et le groupe de Carnetin, n’ignorent pas Jarry et la pataphysique opposables aux partis et aux dandysmes décadentistes, ils se situent dans un domaine fluide entre le radicalisme poétique, l’accomplissement social populaire, la vie en temps réel et l’intuition intellectuelle du monde post-politique. Où l’on reste engagé par des positions de classe entre les riches et les pauvres dans les sociétés financières au-delà du capitalisme industriel. Mais c’est toute la différence par rapport au monde actuel où les réseaux nationaux et internationaux sont devenus caractérisés par le pouvoir, ou alternatifs de celui-ci.
Les signataires du bail de la maison sont Francis Jourdain, Léon-Paul Fargue, Marguerite Audoux, Charles-Louis Philippe. Tous les amis de ce réseau sont des personnalités particulières engagées sur une même position de classe ; il y a le cercle des locataires de Carnetin, et le réseau plus large de ceux qui passent et les amis écrivains voisins par leurs villages natifs. Elie Faure est socialiste, Jourdain finira par fonder le premier syndicat unitaire des artistes et contribuer à la fondation du parti communiste français, Philippe et ses amis et éditeurs de la première heure qui le suivent sont d’abord anarchistes. Même Émile Guillaumin, paysan écrivain et voisin natal de Philippe, sera le fondateur du premier syndicat paysan pour défendre les métayers contre les propriétaires terriens... Il s’agit bel et bien d’un mouvement littéraire et artistique émergent par ses individus, inspiré par une thématique critique de la société, politique et dans l’histoire des classes sociales. Mais il s’agit aussi de l’anticipation du réseau tel qu’il s’exprime dans le media numérique aujourd’hui.
C’est déjà un événement du réseau au carrefour des deux derniers siècles de la modernité de l’ère industrielle, avant le dadaïsme et le surréalisme qui investiront l’avant-garde et son sujet contre l’avant-gardisme constructiviste.
Aujourd’hui nous savons, à travers Fluxus, qu’un mouvement peut s’attribuer à des actes de création radicaux, critiques des arts et des Lettres, diversement, sans affiliation à un dogme.
En réalité l’arrêt de la location de la maison signe la fin du groupe à cause des changements de vie de ses membres : les Jourdain ont des enfants et veulent louer une maison familiale, le père de Philippe est mort ce qui annonce la nécessité d’une disponibilité plus grande de Philippe à sa mère, et d’une restructuration de ses dépenses qu’elle trouve inconsidérées, et la dialectique de son indisponibilité progressive à l’égard de ses amis. Enfin, Philippe et Milie se séparent dans l’ombre portée de la mère de Philippe venant habiter avec lui chaque hiver, et le reste du temps le faisant espionner par la gardienne de l’immeuble...
Le groupe de Carnetin aime Milie. Sur le rejet petit-bourgeois de Milie par certains amis de Philippe, ceux-ci sont externes du groupe, mais jouent un rôle dans la séparation du groupe et la fin de la location de la maison. Voyons du côté du jeune poète André Salmon qui voisine avec Philippe à Paris, et au service duquel Milie fait du ménage. Il trouve dégradant pour Philippe qu’elle soit sa compagne et non content de l’en moquer, chaque fois qu’ils se voient, il en répand la critique sur le chemin de son ami. Elle est la seule femme sans engagement intellectuel ou artistique, la seule travailleuse exclusivement manuelle restant dans le réseau. Même si les causes de cette séparation seront ultérieurement exprimées par Philippe en termes de disputes et de procès en jalousie que Milie lui aurait adressés sans cesse, il lui reprochera aussi ses « bavardages » l’empêchant de travailler, dans son petit appartement de deux pièces, quai Bourbon. Mais ils se trouve que la veuve mère presse de sa présence de plus en plus fréquente à Paris son fils, coupable à ses yeux de sexualité immorale, et ses séjours remettent à plus tard les joyeux passages des amis "de classe" et de "Lettres", et plus encore toute compagne qui ne correspondrait pas à celle qu’elle aurait imaginée pour son fils, dont elle voudrait maintenant influencer la vie... De toutes façons Philippe cherche à s’isoler à cause de son surcroît de travail : grâce à une recommandation de Jean Giraudoux (répondant à une demande de son père, percepteur de Cérilly, sollicité par la veuve Philippe dont il est voisin), pour pallier à son manque de trésorerie après l’échec de Croquignole au Goncourt, il a accepté un contrat pour des contes en série hebdomadaire, destinés au journal Le Matin, afin d’accroître le maigre salaire de son office à la préfecture de la Seine. Et à plus forte raison, comme il a une nouvelle maîtresse qu’il n’évoque dans ses courriers que par les initiales, A. D., épouse d’un peintre établi (Antoinette Dufrénoy ? — George Dufrénoy étant un ami des Jourdain qui auraient pu ainsi faire connaître les Dufrénoy à Philippe). Ce qui suppose des apartés et la plus grande discrétion, l’isolement convenant à sa situation ne fait que se renforcer...
La blanchisseuse aimante et secourable, au corps athlétique et au fort caractère de bretonne du sud, loin de la séductrice mondaine, épiera la fenêtre de son amour interdit depuis le quai, chaque nuit d’hiver, et finira par tomber malade... Elle ne survivra pas à la séparation — ce dont Philippe mourra à son tour comme elle l’avait annoncé à Marguerite Audoux.
Du moins Philippe en mourra-t-il symboliquement et psychologiquement, même si l’intervenant décisif est la maladie, frappant les anciens amants chacun de leur côté pour clore leurs vies séparément, la même année. Le concernant, la maîtresse élégante ne fera que différer les meilleurs soins comme de toutes façons elle n’habite pas avec lui, et elle finira par appeler honteusement au secours mais trop tard Marguerite Audoux, laquelle d’abord refusera toute attention au cas désespéré du déloyal Philippe, et finalement préviendra Élie Faure qui le découvrira chez lui, dans un état désastreux du aux complications d’une typhoïde mal soignée, et aux risques méningés accrus par le progrès de la syphilis — et il le fera immédiatement hospitaliser, mais en vain.
Influence et leadership
Sur un commentaire en 2009 pour présenter le texte de Jean Viollis rendant hommage (je crois dans les années 20) à celui qu’il présente comme son ami, [9], on peut renforcer l’avis à propos de la question du mouvement et de l’autorité littéraire : certes, Philippe n’a créé ni avant-garde ni académie du pauvre (la seule à laquelle il pût éventuellement prétendre), il ne cherche pas à être un maître de chapelle littéraire mais à inspirer avec puissance, il rayonne par son propre travail et c’est ce qui le rend admirable aux yeux de ses amis, ainsi que son sens aigu et pertinent de la critique par rapport aux recherches des auteurs.
Concernant le leadership de Gide, on ne voit pas comment Gide aurait été le patron littéraire de Charles-Louis Philippe auprès duquel il ne cessait de s’en remettre, au plus un ami admirable à l’écriture magistrale et cultivée incontestable, quoique réputé en leader charissmatique de l’édition, mais tout de même, il faut bien le dire, interventionniste dans le magasin de porcelaine du réseau... Il faut admettre son rôle majeur dans la division de la première Nouvelle Revue Française, mineur du moins certain, disons opportun, dans la fin du réseau de Carnetin — dont il ne faisait pas partie en tant que locataire de la maison. Et plus tard, l’intervention concrète de Gide peut être décelée dans la rupture entre Audoux et Yell.
Dans sa correspondance avec Eugène Rouart André Gide évoquant son mandat pour aller chercher Yell dans le sud, à la demande d’Élie Faure pour sauver Marguerite Audoux, exprime sa subjectivité convaincue entre deux situations amoureuses pour Yell. L’engagement de son opinion personnelle dans les conseils à ce jeune ami de choisir la province, et une jeune compagne, autant qu’une économie vitale autonome (c’est Gide qui s’est efforcé de lui trouver un poste en province), paraît évident et en partie fondé à juste titre, (concernant l’économie vitale de Yell, pour endiguer les progrès de sa tuberculose). [10]
Mais Gide n’a sûrement pas joué dans la rupture de Milie et de Charles-Louis Philippe, dont il respectait et admirait la double singularité sociale, et notamment une part non négligeable de l’autre de lui, qui le fascinait en Philippe et son mode de vie.
Extrait de :
OCTAVE MIRBEAU, ACADEMICIEN GONCOURT, OU LE DÉFENSEUR DES LETTRES « PROMU JURÉ »
Et puis, j’ai songé qu’il y a tout de même, quelque part, des inconnus à qui une telle oeuvre donnerait de la joie, et qui m’aimeraient de la leur révéler.
par Sylvie DUCAS-SPAËS
Université Paris XII
L’échec de Charles-Louis Philippe au Goncourt reste l’une des
déceptions les plus amères de Mirbeau. Dans une interview
accordée à Gil Blas, il déplore le manque d’audace de l’académie
Goncourt dans ses choix, sans pour autant totalement désavouer
son propre vote de ralliement, d’où cette réponse ambivalente :
« Le grand tort que nous avons eu, […] la grande faute que
nous avons commise, c’est de ne pas donner un prix à Philippe.
Il a beaucoup de talent. Et il en a besoin. Un lancement comme
est le prix Goncourt l’aurait mis hors d’affaire. […] Oui, jusqu’à
présent, nous n’avons pas donné les prix que nous aurions dû
donner. Je crois que ce que nous devons faire, en effet, c’est
couronner des livres qui ne pourraient en aucun cas être
couronnés par l’Académie française. Tout ce qu’on peut dire de
celui de cette année, c’est qu’il aurait pu être également
couronné par l’Institut… Oui, peut-être, mais c’est tout de
même loin d’être certain (xlviii). »
Et à la disparition prématurée de Charles-Louis Philippe, Mirbeau
se plaint encore que l’académie n’ait pas rempli sa mission d’aide
à un auteur dans le besoin : « Si vous saviez quelle colère
j’éprouve contre cette académie stupide, plate et méchante,
contre Descaves surtout – qui n’a pas su donner à ce grand artiste
un peu de bonheur, un peu de tranquillité… »
___
Davantage à vrai dire...
Cette mort de Philippe, survenant dans un épisode imprévu et peu informé, car peu collectif de sa vie d’écrivain, au terme d’une typhoïde banale (même si elle ne l’est pas selon les réalités de ses antécédents pathologiques), est fulgurante. Elle installe une énigme qui renvoie à la violence de son oeuvre. Car loin de ce qu’en est généralement présenté, l’oeuvre de Philippe est violente, entre tendresse et cruauté, entre chance, malchance, ironie et destin. Mais ce n’est pas pour autant une littérature de la fatalité. Pour l’éthique, peu importe les sujets, on pense autant à de successeurs comme D.H. Lawrence — au plus loin de Philippe — qu’aux littératures radicales d’un Rigaut, d’un Bove, ou d’un Crevel — et éventuellement d’un Drieu, — au moins loin. La plume est entre efflorescence et sècheresse et invente l’épuration du réalisme radical depuis la luxuriance de l’Art nouveau.
On cherche pourquoi il s’écoule plus d’une quinzaine de jours sans que personne du groupe fraternel — tous sont encore en vie — ne s’inquiète de son silence, et il ne vient qu’une seule réponse, c’est qu’ils ne se voient presque plus.
Alors on remonte à la fin des week-ends partagés à Carnetin, consécutive aux changements dans les vies privées de chacun, mais il y a surtout cette rupture avec Émilie Millerand, Philippe a surnommée Mélie, sa compagne de toutes ces années heureuses de la vie communautaire à la campagne, puis sa mort rapide, qui marquent une fracture affective entre tous, d’autant plus si la nouvelle maîtresse à laquelle Philippe voue un grand amour est l’épouse d’un ami des Jourdain.
Mais la fin de Carnetin et le congé sans retour de Mélie correspondent aussi à la mort du père de Philippe, et à la pression de plus en plus grande de la mère veuve, après que son époux ait disparu.. elle n’est sûrement pas étrangère à la fin de la location tant pour des raisons de disponibilité qui lui soit désormais requise que pour des raisons économiques du fait qu’elle se mêle maintenant des ressources de son fils, et elle n’est sans doute pas étrangère à la rupture avec Milie comme l’appartement de deux pièces du quai Bourbon ne peut pas les héberger ensemble... Il faut dire qu’après la rupture du couple les proches amis ont pris leur distance réprobatrice, distance accrue par l’installation parisienne hivernale de la veuve Philippe qu’il faut ménager grâce à quelques absences.
Si la blanchisseuse Émilie Millerand, mère de la petite Angèle surnommée Quasi, imaginait pouvoir mourir de désespoir, c’était la vision d’une catastrophe à propos de laquelle elle avait annoncé à Marguerite Audoux que Philippe lui-même ne pourrait lui survivre. [11] Peu de temps après il dit au chapelier qui lui offre un chapeau que ce sera son "dernier". Si tous ceux de Carnetin, communauté à laquelle Milie a participé, compagne indissociable de Philippe au moment où les décisions pour louer Carnetin sont prises, évoquée par Francis Jourdain dans Sans remords ni rancune : souvenirs (...) publié pour la première fois en 1935) sont présents à l’enterrement de Milie, la plupart exprimeront clairement leur réprobation du comportement de Philippe les jours précédents, et les autres, même s’ils se réservent, ne le défendront pas immédiatement... Face à l’épouvantable misère des planches de pin non raboté pour servir de cercueil branlant, entouré d’une courroie pour éviter qu’il ne s’ouvre au moment où il sera jeté dans la fosse commune, pour toute attention à Milie, Régis Gignoux sera dur. On ne peut que se demander pourquoi apparemment personne du groupe n’agit pour qu’il en soit autrement, bien que tous y assistent. Mais ils en veulent à Philippe de ne pas avoir répondu à la voir sous sa fenêtre, ni d’avoir fait en sorte qu’elle ait un enterrement décent, car ils pensent que la responsabilité du geste lui revient et que le faire à sa place l’humilierait.
Et en effet, il ne s’en remet pas, est-ce le remord qui le rend plus fragile encore ? Mais quelques mois après il n’est plus de ce monde. Plus tard ces amis diront qu’ils ne pouvaient pas poursuivre de lui en vouloir car il était dans une situation économique sans ressource pour faire autrement... Au moment de sa propre mort il y a l’absence affective de certains de ses plus proches amis parisiens. Marguerite Audoux qui reste à lui en vouloir commence par écarter la femme de ménage de Philippe dépêchée par Antoinette D. pour la prévenir qu’il est gravement malade et qu’il a besoin de soins... finalement elle l’écoute et c’est elle qui appelle Élie Faure, leur médecin et ami...
Retour sur la nouvelle vie de Philippe après Carnetin et rappel des conditions de sa résidence parisienne... Depuis la mort de son père en 1907 Philippe est isolé pour assumer sa mère ; dans une correspondance de Fargue avec Valéry Larbaud on confirme l’impression qu’il aille la voir beaucoup plus souvent, une fois par mois en moyenne, et de plus qu’elle vienne passer du temps chez lui à Paris (notamment chaque hiver). Pour comprendre ce que cela signifie en termes d’indisponibilité sociale, amicale, littéraire, et amoureuse, il convient de savoir que le meilleur appartement de Philippe, le dernier, qu’il n’occupe que pendant les deux dernières années de sa vie, au 45 quai de Bourbon, ne comprend pourtant pas plus de deux pièces, une salle-à manger et sa chambre tenant lieu de bureau, si l’on exclut la cuisine, et pour le confort relatif qu’il n’ait pas l’eau. [12] ; cela déjà perturbe sa vie commune avec Milie dont les bavardages l’empêcheraient de travailler (cité dans diverses correspondances) au moment de son challenge hebdomadaire pour Le Matin. Mais on ne voit pas comment celle-ci aurait pu cohabiter avec la mère de Philippe, n’étant pas la compagne de l"émancipation convenable attendue par celle-ci... Et on se dit que l’indisponibilité matrimoniale de la dernière maîtresse, et la requête de la discrétion de cette relation privilégiée, une femme belle et intelligente qui présente la particularité d’être l’épouse d’un grand peintre et n’attend pas d’argent, la fameuse A. D. dont il est question dans les dernières correspondances de l’auteur, est bienvenue dans les circonstances matérielles et psychologiques où il se trouve alors.
Tous le savent au moment de sa disparition, et les événements à l’hôpital où le groupe fraternel sera présent, chez lui en son absence, et lors de son enterrement, attestent de cette discrétion.
« Charles-Louis Philippe est mort. Nous avons été sept ou huit, entassés dans deux fiacres, à suivre sa pauvre dépouille jusqu’à la gare. Il faisait nuit, il pleuvait, il y avait par terre des flaques d’eau où tremblotaient les lueurs du gaz couché par le vent, nous pataugions dans la boue, entre des bâtisses noires. On l’a mis dans un wagon de marchandises. Le jour où mourra M. Rostand, si M. Rostand est mortel, il y aura du soleil et de la musique, et du canon, et des fleurs, et Mme Sarah Bernhardt, car Mme Sarah Bernhardt est immortelle. Ainsi se déroulent nos vies jusqu’à leur dernier acte, en un cercle rigide impossible à briser. Petites ou grandes, imbéciles ou géniales, bruyantes ou obscures, une harmonie impitoyable préside à leur progrès.
Rien de ce qui lui donne son sens n’a manqué à celle-là, pas même l’éloge des papiers qui n’avaient pas parlé de Charles-Louis Philippe de son vivant. Il était fils de pauvres gens de la campagne. Il eut une enfance affreuse, ses os suppuraient. Il était d’aspect souffrant, avec une mâchoire tordue et trouée qu’il levait vers vous en parlant, parce qu’il avait une paupière tombante et qu’il était tout petit. Il était pauvre, il aurait bien voulu ne pas l’être pour s’en aller loin, pour confronter les réalités d’un monde étroit avec les images immenses qu’il s’en faisait. Mais comme il ne savait pas comment on s’y prend pour devenir riche, il voyageait au dedans de lui. Il est mort à trente-cinq ans, comme pour jouer une farce tragique à ceux qui pensaient qu’il allait sortir de l’obscurité et de la dèche. (...) » Élie Faure, « Charles-Louis Philippe » (extrait), nécrologie et hommage publié dans Les hommes du jour, le 1er janvier 1910. (Source Lvrenblog - suivre le lien).
Même s’il est vrai que Marguerite Audoux oublie de mentionner dans son télégramme le nom de l’hôpital, et même si la décision d’emporter sans délai la dépouille de Philippe à Cérilly par sa mère peut trouver une justification dans la montée de la Seine qui va déborder, ce qui peut n’avoir pas laissé le temps de prévenir, et même enfin si la Gare d’Orsay, la plus centrale pour tous, est déclarée inutilisable le jour du départ, du fait de la montée réelle des eaux (seuls les trains au départ de la Gare de Lyon étant accessibles), il reste que plusieurs d’entre eux ne lui pardonnent pas d’avoir laissé Milie en danger (pour y revenir, on lit par exemple dans un ouvrage sur Marguerite Audoux que Grignoux n’aurait pas serré la main de Philippe à l’enterrement de la jeune femme).
On voit ainsi l’impasse progressive dans laquelle évolue Philippe, psychologiquement captif depuis la mort de son père cadrée par l’écriture de sa bio-fiction en Charles Blanchard, contre l’avis de sa mère, alors qu’il est redevable à celle-ci qu’elle l’ait sauvé à consacrer tout son temps pour le nourrir quand il était enfant, au moment de la terrible maladie qui brisa le cycle hormonal de la croissance pendant trop longtemps... ce qui le laissa anormalement petit et marqué au visage par l’ablation de l’abcès tuberculeux dans la mâchoire.
Sa puissance existentielle décroit gravement l’année suivant le troisième échec au Goncourt, qui installe définitivement sa condition d’écrivain dans une alternative entre la commande ou la pauvreté, avec la seule ressource de son poste d’employé de troisième catégorie, au moment où le sentiment d’humiliation et d’échec est redoublé par la direction du Matin qui le congédie après un an de contes hebdomadaires (il n’est pas le seul, beaucoup s’y sont épuisés avant lui) ; et quand enfin ses plus proches amis éloignés par la pression trop forte de la mère, sur le mode de vie de son fils, ne peuvent plus venir lui redonner l’énergie d’y croire. il y a, même à ce moment là, une étrange réponse quoique ironique, au rédacteur en chef de l’Action française, qui tente de l’embrigader (sans y parvenir).
Gide admire considérablement Philippe, qui le fascine ; cela s’exprime dans le Journal sans date de l’opus d’hommage de la Nouvelle revue française ; il ne faudrait pas attribuer l’idée première de la revue à Gide, qui avait rencontré Philippe suite à son article pour défendre Francis Jammes ; il n’intervint de façon directe qu’en fin de parcours du premier opus de 1908, quoique de façon déterminante, puis à l’avènement du second premier numéro dans le nouveau cadre associatif qu’il organisa. D’ailleurs, si Philippe n’est pas un homme de pouvoir en dépit de son autorité reconnue, il est remarquable que son ami André Ruyters se trouve à la direction collégiale de la nouvelle édition de la revue.
Gide s’expose à la critique radicale de son travail par Philippe (dont le ton autoritaire et fier est notoire parmi ses amis) qui ne le ménage pas. Ainsi dans sa lettre à André Gide, qu’il appelle son "frère aîné", pour répondre de la lecture du Retour de l’enfant prodigue, le 2 juillet 1907, Philippe s’exprime en vertes oppositions y compris des images : « Cher ami, tu m’as bien déçu (...) » ; la suite est l’expression claire de ce qu’il eut mieux valu au lieu de manifester une fois encore du romantisme, mieux se résoudre à exprimer « la tendresse dans la Maison », « l’intelligence dans l’ordre », le tout trouvant sa métaphore dans la force de l’imaginaire qui émerge des vergers (familiers) plutôt que lla convention de la grenade sauvage... puis de conclure : « Et pourtant, tu n’as jamais écrit aussi purement, tu n’as jamais pensé avec tant de clarté. Hâte-toi, sois un homme, choisis. Je sais d’avance que tu choisiras. Nous le choisirons tous. Je t’embrasse, Charles-Louis Philippe »... Entendre qu’il ne s’agît pas à proprement parler du terroir, mais de la topologie de l’écriture depuis celle de l’écrivain. Le lyrisme n’est pas un romantisme et convient au réalisme de ce mouvement. On imagine depuis ce genre d’échange contre-mondain sur la force sociale d’un réalisme topologique, comment Gide put rester impressionné par Philippe après la mort de ce dernier, restant sous l’influence de ses dernières critiques, cohérentes avec ses passages presque quotidiens à la Nouvelle revue française dans les mois qui précèdent sa mort, comme il a retrouvé une disponibilité après avoir été « libéré » de ses contes par Le Matin, tant il est vigilant sur ce qu’il advient de cette revue dont il est resté membre du comité de rédaction ; au point que Gide put « rater » pour la NRF le premier manuscrit de À la recherche du temps perdu de Proust, en 1912. En fait, Du côté de chez Swann publié finalement à compte d’auteur chez Grasset, en 1913, sera racheté par Antoine Gallimard dont la confiance pour Gide en restera ébranlée... L’hypothèse davantage plausible serait donc que Gide ne l’ait surement pas raté mais délibérément rejeté pour des raisons de choix éditoriaux scellés en lui-même depuis la disparition de Philippe, dans une conviction en mémoire de leurs recherches partagées. On se demande si Philippe vivant l’aurait évalué aussi radicalement ?
Parler de Charles-Louis Philippe c’est à la fois entrer dans la biographie et dans l’oeuvre comme autobiographie, ou plutôt comme autofiction (et biofiction concernant l’entourage de ses personnages principaux) ; c’est entreprendre une anthropologie d’un ouvrage à considérer le détournement de sa vie par l’idée qu’il voulait en construire une littérature singulière, au-delà de "l’art social" (concept de la première revue des poètes, philosophes et écrivains anarchistes, L’enclos, revue animée par Louis Lumet, internationalement connue dans les cercles anarchistes, où il publia comme son collègue au département de la Seine Léon Frapié, qui sera son challenger victorieux au Goncourt, en 2004), après avoir rencontré l’avant-gardiste René Ghil, [13] métaphysicien, scientifique et poète, matérialiste, entre autre critique de l’idéalisme de Mallarmé qu’auparavant l’un comme l’autre avaient admiré et dont ils avaient suivi les mardis (de rares fois, pour Charles-Louis Philippe au moment où il ne fait que des allers et retours à Paris). Par les sélections, les larges ellipses, les réinterprétations, et les rencontres imaginées, et plus encore par l’inconnu qui entre en scène, il constitue de sa vie une littérature presque simultanée de son vécu. Pourtant en toute liberté insolente par rapport aux événements, il s’agit d’inventer un autre monde, et c’est toujours une violence contre l’existant que le transformer en monde littéraire, même s’il s’agit d’apprivoiser la violence ou la souffrance du monde vécu. Parmi ceux de son cercle littérature, il est le seul à figurer dans ses romans. Le sens critique par lequel la poésie permet d’approcher des réalités autrement inexprimables restera le sceau de sa prose romanesque — par conséquent aux effets étranges — au-delà de ses premières publications.
Ses ouvrages installent une topographie imaginaire, rythmée, ils se succèdent comme des pièces musicales, sans que chacune ouvre la suivante (chacune étant une exploration intérieure et stylistique de son sujet). C’est chaque fois une nouvelle expérience littéraire, une nouvelle séquence. L’oeuvre n’est pas à entendre comme la construction d’une durée (Proust), ni d’un tableau social à travers des personnages représentatifs (Balzac), mais égrenne une succession de ruptures métaphysiques entre des vies en coexistence dialectique, et ce chaos comme système poétique général. Il y a son passé récent, immédiat, et instantané — écrire d’abord, c’est-à-dire ménager son habitat et son mode de vie pour le faire, sans se priver de gagner sa vie par d’autres moyens. Il faut comparer les ressemblances ou les écarts. Il y a l’inventé. S’y intéresser pour les amateurs revient donc à entreprendre une enquête qui peu à peu tisse une aventure personnelle véritable, à produire le temps propre de l’intérêt qu’on y trouve et qui s’accroît aux dépens de nos calendriers ordinaires... Il nous séduit et nous détourne. C’est un auteur subversif, addictif, de la braise qui poursuit de se consumer au-delà de lui-même. De cette façon, il se rend actuel et rend ses livres et leur style activement présents dans le projet même de les concevoir ; mais on ne peut rien comprendre de sa double vie sans les lire, et on ne peut rien comprendre de la beauté symbolique des textes (on ne parle pas ici de symbolisme mais du rapport symbolique de sa vie à ses livres), sans connaître la source vivante qui s’est consumée à vouloir les écrire.
À la fois émergence et dépassement depuis la liberté qu’il se donne sans complaisance par rapport aux vies possibles qu’il instruit, il conçoit des ouvrages organiques — ou chaque sujet organise sa propre structure. Comme les éléments sociaux de cette genèse par Philippe sont épars, il faut prendre le temps de les rechercher dans les correspondances de l’ensemble de ses amis ou de leurs échanges avec d’autres (entre lesquels les actes particuliers sont évoqués autant et peut-être même davantage que ceux en commun), et dans les siennes hors de ce cercle : famille, éditeurs, etc. Il faut les remettre en relation au delà de leurs disparitions — remettre le réseau en activité, — pour retrouver le fil symbolique du groupe de Carnetin et de leurs amitiés élargies respectives, hyperarborescence comme le ferment de littérature, avec des amitiés contradictoires dans leur diversité, leurs origines sociales ou géographiques, leurs économies respectives, et les fortes personnalités souvent opposées qui la composent. Affinités d’autant plus électives et d’indéfectible loyauté qu’elles fondent le réseau des différences. Intelligence en commun et amour de Philippe et autour de lui.
Il est tant de reprendre l’énoncé de la cascade des ruptures qui interrompent ce combat littéraire à plusieurs, où Philippe trouvait l’énergie de se battre pour ses projets :
les accidents et les déceptions dans la vie de Philippe
déjà évoqués y trouvent plus précisément leur place
À l’échec de Croquignole pour le Goncourt de 1906, succède la mise en oeuvre de l’ouvrage sur son propre père, qu’il entreprend malgré la désapprobation de sa mère, sous le titre de Charles Blanchard. Quand son père est soudain frappé par la mort. Cette violence entraîne un remord qui le rapproche de sa mère où elle va tenir un rôle influent sur la vie de son fils jusqu’à Paris où elle se rend de temps en temps pour se rapprocher de lui ; peu à peu, les liens vitaux qui unissent les amis proches se distendent. Il avait caché à sa mère que la maison de Carnetin fut louée : la maison est rendue à son propriétaire. C’est un peu plus complexe, car le premier enfant d’Agathe et de Francis Jourdain est né (il porte le prénom composé des trois noms de l’auteur : Charles-Louis Philippe) et ils ne désemparent pas d’agrandir leur famille, ainsi les week ends familiaux ne tardent pas à supplanter les week-ends entre amis, dans un endroit plus adapté. Enfin, Carnetin n’aurait pu être défendable aux yeux de la veuve maternelle se rapprochant de son fils Charles-Louis, à laquelle il avait caché qu’elle fut louée. Quand sa mère est à Paris les amis de Philippe ne doivent pas venir avec des femmes si ce ne sont pas des épouses. Ils la trouvent désagréable. Elle ne comprend pas davantage l’amitié qui les lie ; par exemple, elle attribue à tort la familiarité de son fils avec Marguerite Audoux à ce qu’elle put être sa maîtresse. Une complicité avec la concierge porte celle-ci à médire sur les "nombreuses femmes" qui viendraient le voir (ou qu’il entretiendrait ?)... Ainsi peut-on lire dans un message appelant Fargue au plaisir qu’ils se voient, en 1009, qu’il ne vienne surtout pas avec une femme, car sa mère actuellement auprès de lui présumerait qu’il put encore s’agir d’une des maîtresses de ses amis entretenues par son fils, et qu’il en tenait "une terreur"... Avec le consentement de la quête maternelle de son fils, qui le rend à la fois coupable et compassionnel, elle le tracasse, écarte la fantaisie de ses rencontres amicales quand elle passe quelques mois d’hiver avec lui à Paris, ce qui accroît l’isolement du à l’excédent de travail accepté pour palier au ratage du Goncourt [14]. Sa mère voudrait le voir marié : même s’il ne lui complait pas sur ce point, du moins jouera-t-elle un rôle dans les circonstances où son fils enfermé par la nécessité productive d’écrire les Contes pour Le Matin, et les pressions de ses amis ou voisins les plus conformistes, aura-t-elle probablement raison de la rupture de celui-ci avec sa compagne Milie, associée au groupe de Carnetin, qui depuis un moment vivait principalement chez lui (même si elle avait gardé son propre appartement). Milie trahie par Philippe avec l’épouse d’un peintre, (évoquée dans la correspondance sous les initiales A.E.), et surtout ne pouvant rejoindre son amant quand madame Philippe s’installe chez lui ; elle erre sous les fenêtres, tombe malade et meurt peu de temps après avoir été congédiée.
Aux yeux de madame Philippe la femme de ménage et blanchisseuse qu’est Milie, du nom d’Émilie Millerand, la renvoie à la difficulté matérielle de sa propre jeunesse ; cette jeune femme ne pourrait représenter l’épouse idéale de l’émancipation sociale de son fils et d’autant plus qu’elle a une petite fille d’un autre homme qu’elle a quitté... Quelques voisins amis, dans l’ïle, plus bourgeois que ceux de Carnetin, parmi lesquels Alain Salmon chez qui il aurait rencontré Milie — avant de la voir remonter son linge du bateau-lavoir et de l’aider, quai de Bourbon, — ne voient pas davantage leur femme de ménage comme une compagne convenant à Philippe. On se demande ce que pourrait en penser Gide, en tous cas dans l’ouvrage André Gide et le Premier Groupe de "La Nouvelle Revue Française". La Formation du Groupe et les Années d’Apprentissage, 1890 - 1910, [15] on lit que Gide aurait du convaincre madame Philippe que Marguerite Audoux auteur d’un article dans le numéro d’hommage n’avait pas été la maitresse de son fils ni une femme de mauvaise vie... Il faudrait lire dans le détail sa correspondance avec Eugène Rouart.
La question n’est pas sans importance puisque Philippe n’ayant pas survécu au-delà d’un an à la mort d’Émilie (qu’il quitta après que la maison de Carnetin fut rendue au début de 1908), elle lui aurait prédit au moment de son départ que s’il lui arrivait d’en mourir, il la suivrait de peu (citation de Marguerite Audoux rapportée dans Marguerite Audoux, la couturière des Lettres) ; sa mort n’aurait pu être sans effet sur l’angoisse qui le frappe dans la dernière années de sa vie rapportée dans les correspondances de ses amis, dont ses yeux inquiets la veille de sa rupture avec Milie. Deux hypothèses de la mort de Milie surviennent dans ces correspondances, certains pensent au suicide dans la Seine, d’autres évoquent une maladie qu’elle aurait contractée en prenant froid dehors et qui aurait ravivé des maux abdominaux (dus à une fausse couche ou à une appendicite ?) pour lesquels Élie Faure l’avait déjà soignée. Il va de soi que chacun se sentant coupable, la seconde hypothèse convenant au cas général — et probablement à la postérité familiale de Philippe dans sa région — soit retenue. Valéry Larbaud lui-même se réconforte de le penser. [16]
À Cérilly, son village, le voisinage ne l’aime pas particulièrement — ils l’appellent "le petit bougeois" et d’un autre côté ses amis d’enfance pensent que sa vie d’écrivain à Paris n’est pas réussie (et d’ailleurs ce sera dit lors de ses funérailles, dans le discours d’un de ses amis d’enfance, auquel heureusement succède l’éloge par l’écrivain et fermier Émile Guillaumin, qui habite près d’Autun). Cérilly le rattrape positivement par la famille Giraudoux et c’est Jean Giraudoux (qui ne fait pas partie du cercle critique) qui va lui trouver un lieu de publication lucrative dans le journal Le Matin, pour la commande d’une série de contes publiés quotidiennement, en 1908. L’engagement de cette production qu’il hésite à accepter parce qu’elle risque d’exclure ses autres projets d’écriture et de revue ; le renflouant elle l’éloigne du temps nécessaire pour boucler son ouvrage personnel Charles Blanchard, car il poursuit d’autre part son travail de surveillance technique pour le département. En outre, avec de nouveaux amis, il conceptualise une revue qui deviendra La nouvelle revue française. La nouvelle proximité de sa mère et la fin de la location collective à Carnetin auront raison de l’inconfort de l’amour de Milie, blanchisseuse, déjà mère de famille, qu’il a le mieux rencontrée sur la berge du quai de Bourbon, un jour où revenant chez lui il dut l’aider à monter le linge depuis le bâteau-lavoir jusqu’au quai. Bien qu’ils ne vivent pas ensemble à Paris, elle est la compagne vitale et joueuse des week ends où tous les amis se rassemblent ; elle est bien accueillie par les Jourdain et par Marguerite Audoux, qu’elle rejoint parfois dans son atelier parisien, pour apprendre la couture ; quelques amis la trouvant trop simple auraient recommandé à Philippe de la quitter, sans qu’il y parvint. Finalement il rompt avec elle en 1909, l’abandonnant à un chagrin d’amour irréversible, dont elle finira par mourir. Étrangement, lui meurt en décembre de la même année, emporté par la maladie. Entre temps, il se rend chaque jour à La nouvelle revue française dont il s’occupe beaucoup avec Gide, ce qui fera dire à ce dernier que si Philippe avait moins donné de temps à la nouvelle revue, il aurait pu se concentrer pour achever son Charles Blanchard... Aurait-il un amour partagé avec l’épouse d’un peintre dont il tait le nom dans sa correspondance, ne l’y évoquant que par des initiales, on se dit — et aussi à lire ses lettres — qu’à partir de la mort de son père sa vie a basculé, et qu’il se trouva de plus en plus à distance de ses amis les plus intimes.
Le résultat de l’oeuvre de Philippe, une grande création si discrète fut-elle au-delà d’une vie brève, c’est paradoxalement qu’il n’y ait pas de reproduction de son histoire dans sa littérature — même en matière d’autobiographie fictionnelle —. En 1947, Léon Werth dans une émission radiophonique déclare la singularité de Philippe :
"En vérité, je n’ai connu qu’une religion à Philippe, celle du romancier. Il ne voulait pas seulement livrer sa propre confession, mais aussi et surtout donner la vie à des êtres imaginaires par lui créés. Je l’ai entendu s’indignant contre un auteur qui n’aimait pas ses personnages." [17]
Sans doute est-ce une des raisons qu’il demeure une énigme, que tant perçu il soit néanmoins resté autant réfractaire aux tentatives d’épuisement historiques et critiques, qu’au rapport de réalité entre ses personnages totalement créés et sa vie édifiée comme un pouvoir de les imaginer et de les produire.
Il faut comprendre que lorsque Francis Jourdain, ami d’école d’art avec Léon-Paul Fargue, rapporte, des décennies plus tard "avec ses yeux de 1906" (David Roe), qu’en 1901 Fargue et lui se mettent en quête de trouver celui qui a écrit à la fois La mère et l’enfant et Bubu de Montaparnasse, et l’ayant trouvé, de commencer à constituer ce groupe d’amitié d’abord dînant ensemble pour vingt ou trente sous dans une crèmerie au 88 de la rue Saint Louis en l’île, où Philippe habitait depuis 1998, puis les week ends à la campagne : c’est tout un mystère aujourd’hui, vu l’absence de recension globale sinon à travers une multitude d’ouvrages en plusieurs langues, quand on commence à découvrir l’oeuvre et la biographie en réseau de l’auteur. Il nous fascine au point de chercher à le rencontrer virtuellement, directement par ses livres et sa correspondance, et indirectement par ses amis dont la plupart ayant survécu aux deux guerres nous mènent jusqu’aux années 50, avec l’association des amis qui en fait le recueil aujourd’hui, dont fit partie Jean Paulhan. Quête vertigineuse. Chaque fois on bondit pensant que l’on tient enfin la clé, mais chaque porte ouverte révèle une autre porte fermée dont il faudra chercher la clé nouvelle.
Charles-Louis Philippe c’était autant sa vie de rencontres sans célébration publique, mieux qu’une avant-garde contestataire, une cooptation vivante en milieu urbain, et par conséquent restant puissante, jamais elle ne put être représentée formellement, ni à juste titre par une théorie ni par un media. Tout étant spontanéité, ou passage à l’acte social du désir d’être ensemble (ou terme du désir), chez de tels auteurs, avec leur part aléatoire : la tâche de retrouver leurs carrefours demande de la persévérance à suivre de nombreuses pistes. Nous ne sommes ni scientifique ni littéraire académique, aussi nous tenterons librement cette entreprise depuis notre sensibilité et nos recherches, a priori autorisées par l’anarchisme de l’auteur, qui cherchait le plus large public compréhensif d’un réalisme lyrique, trans-social, extérieurement de la forme poétique et des genres littéraires convenus.
Retour à l’écriture et aux arts
Écrivain de la perte dans une subtilité que certains attribuent à tort à un maniérisme oscillant entre affects violents et plume doucereuse, il est engagé dans une oeuvre de la pauvreté sinon de la misère sociale, par une mélancolie qui écoule l’amour et l’humour comme un sanglot d’ironie populaire, avec un usage de la syntaxe qui fait résonner parfois les phrases comme des aphorismes dialectiques ou des anagrammes philosophiques :
"Ce n’est pas impunément qu’on est venu jusqu’à vingt-trois ans sans casier judiciaire" (Bubu de Montparnasse) ; "Deux sortes d’hommes habitent la Terre : ceux qui protestent et ceux qui ne protestent pas." (Les chroniques du Canard sauvage) ; "On a toujours l’air de mentir quand on parle à des gendarmes." (Les chroniques du Canard sauvage) ; "C’était une galette aux pommes de terre, chaude et dorée, dont la croûte était tendre, parce qu’ils n’avaient pas beaucoup de dents et dont la miette, pleine de beurre, fondait dans la bouche et y ruisselait." (Le père Perdrix) ; sur la morale engagée dans la littérature : "Toutes les crises morales de la littérature sont les crises morales de la bourgeoisie." (cité dans dans Littérature contemporaine, par G. Le Cardonnel et Ch. Velay) ; "Le gras est aussi bon que le maigre ; dans chaque bouchée il faut les mêler l’un à l’autre et l’ensemble acquiert un goût de noisette." (Le père Perdrix) ; une définition du naturalisme (Oublier Zola) : "Il a manqué à M. Emile Zola de grands vices pour faire une grande oeuvre" (Les chroniques du Canard sauvage) ; "Un sang alcoolisé coulait dans ses membres, avec des moments d’entarin, puis avec des moments de bonté." (Bubu de Montparnasse) — Dico citations.
Ses livres sont considérés comme des livres pour gens de Lettres, pour initiés ; Gide dira du roman Croquignole — qui exprime une philosophie existentielle à travers la vie d’un petit employé de bureau,— qu’il est énigmatique ; il y a dans ce livre quelque chose entre Kafka et Jarry sur le fond, mais que le réalisme tendant à la caricature et la tentative d’épuisement social constituent autrement par la forme [18]. Philippe intéresse le cercle avant-gardiste ; peu de temps après sa mort, Léon-Paul Fargue et Valéry Larbaud, devenus grands amis, passeront son oeuvre à l’intelligentsia anglophone des féministes américaines, attirées à Paris par l’ouverture littéraire et les avant-gardes artistiques, toutes européennes à l’époque, et encore par l’anti-conformisme des moeurs dont une femme comme Rachilde, auteur du transgenre romanesque Monsieur Vénus, et néanmoins épouse de Alfred Valette, le directeur du Mercure de France, est une incarnation sulfureuse. [19] On imagine que c’est en passant plus tard chez Sylvia Beach, dans sa librairie "Shakespeare & Company", ou dans la librairie voisine et associée d’Adrienne Monnier "La Maison des Amis des Livres", toutes les deux en relations amicales avec Valéry Larbaud et Léon-Paul Fargue dont Marie Monnier a illustré un ouvrage, que T.S. Eliot, ami de Joyce, découvrira Bubu de Montparnasse, lors d’un voyage en France, au début des années 30. Et si on n’a pas lu cette préface — rare même en anglais — on se demande pourquoi seul ce livre paraît retenir son attention, ce qui n’est pas le cas de Lukács.
En effet, si Thomas Stearns Eliot préface l’édition anglaise Bubu of Montparnasse en 1932, le marxiste Georg Lukács, philosophe précurseur de l’existentialisme et esthéticien de l’essai sur l’art, qui s’intéresse beaucoup au réalisme français notamment chez Balzac, a déjà consacré une plus large attention à l’auteur dès 1910, dans L’âme et les formes (publié en Allemagne en 1911) ; mais une fois encore cette attention n’entraîne que la traduction en allemand du roman le plus connu, et c’est une nouvelle version, Bubu Vom Montparnasse ; (en 2001, hommage sera rendu à Philippe en langue allemande avec l’ajout d’une nouvelle traduction de Croquignole [20])... Lukács citera ses propres pages en 1924, dans La théorie du roman, à propos de la littérature épique contemporaine, pour situer la forme actualisée de la "chantefable" attribuée à Philippe dans L’âme et les formes. Grâce à eux, s’ajoutant au succès, où l’érotisme joue son rôle dans Bubu de Montparnasse (il y aura trois éditions françaises en moins de trois ans), l’ouvrage traduit dans plusieurs langues deviendra, malgré l’effet d’un malentendu sur l’auteur, le viatique posthume de l’ensemble de l’oeuvre en français, dans les universités étrangères. Paul Claudel, dans ses Oeuvres en Prose ("Accompagnements", éd. La Pléïade, Gallimard), dira la mesure romanesque de Philippe à l’épreuve des littératures étrangères : "(...) Nous n’avons pas dans notre langue l’équivalent de ces observateurs de l’humanité sympathiques et attendris que furent en Angleterre un Dickens et en Russie un Dostoïewsky. Depuis Balzac jusqu’à Zola, en passant par les Goncourt et par Flaubert, on dirait que tous les romans français qui s’occupent du peuple ont été écrits par des bourgeois haineux et dégoûtés qui ne ressentent à l’égard des pauvres gens ni compassion ni amour. Eh bien ! cette compassion, cette sympathie, qui ne sont jamais ce qu’elles doivent être si elles ne sont éclairées d’un rayon de bonne humeur, c’est ce que Philippe a apporté d’original dans notre littérature (...)", Giraudoux aussi l’apprécie justement. Plus tard, Gaston Bachelard verra dans Charles Blanchard une philosophie de l’action (d’après Jean Auba — inspecteur général honoraire de l’Éducation nationale et correspondant de l’Institut, auteur de l’abstract pour la présentation de l’auteur dans le site des Archives de France, à l’occasion du Centenaire, et pour autant qui ne donne pas les sources qu’il requiert)... En février 1995, Didier Daeninckx à La Maison Française d’Oxford, puis à l’Institut franco-japonais de Tokyo en octobre de la même année, prononce sa conférence intitulée L’écriture des abattoirs, où il évoque parmi d’autres ouvrages l’inclassable "Bubu de Montparnasse du trop discret Charles-Louis Philippe".
Sur l’amour, la mort, la pauvreté, la précarité en toute chose, Charles-Louis Philippe rompt avec le rituel de la description des romanciers naturalistes, qui assignait les personnages à la nature et prédisait leur vie. Chez lui, le matérialisme est celui des classes sociales ; et il parle de la sienne, qu’il connaît ; quand il n’est pas une victime de classe, il reste solidaire de la lutte des classes. Ce qui est descriptif de l’environnement ou des personnages, chez lui, construit une topologie du mouvement ; ce sont des points d’accroche qui structurent l’énergie de l’histoire mais pas son sens, qui se dégage philosophiquement de l’ensemble. Il y a le flux stylistique et les aspérités qui entravent le récit (alors il repart autrement), ou qu’il contourne (ce qui instruit des arabesques et des changements de rythmes). Peut-être ressent-il l’influence du cours la Seine, l’ayant observée à différentes hauteurs des eaux selon les saisons, car il a toujours habité dans l’Ile Saint Louis dont à deux endroits sur le quai Bourbon (au 31 et au 45). Passage de la ligne droite dans sa plus grande force à la tendresse de la courbe dans sa plus grande fragilité, installation des silences chaque fois égale au temps suspendu. D’autre part, il rompt avec la position d’observateur finaliste (le finalisme panthéiste de Thomas Hardy, par exemple, ou encore le déterminisme scientifique appliqué à la société chez Zola). Se situant lui-même en acteur fondu dans la toile du récit, réfléchissant il se construit — il construit sa propre existence séparément mais en même temps qu’il forme son ouvrage — son personnage, à peine travesti sous un pseudonyme, est la voix subjective de celui qui écrit dans le récit même. Cette "voix" annonce la façon dont Faulkner transfèrera la responsabilité de l’auteur aux voix de ses personnages inclus le débile dans Le bruit et la fureur et Tandis que j’agonise.
Au contraire des contemporains français qui l’environnent Philippe exprime une pensée émergente de la condition humaine qu’il installe dans un héroïsme contre la violence banale, qui soulève la vénalité en sa place même ; réalisme intimiste de l’expérience de souffrir de pauvreté, mais aussi de maîtriser quelque chose de douloureux et de voluptueux à la fois lié au désir sexuel et à sa consommation. Car il y a l’attirance pour les choses et la sensualité du sexe libéré des conventions, chez Charles-Louis Philippe, mais qui l’aliène, comme le fait remarquer Paul Claudel que cela préoccupe respectivement dans son oeuvre. Philippe est habité par l’angoisse du sexe, de la maladie, et de la mort, liés dans ses textes. Chez les pauvres la maladie parle d’abord de la mort possible au lieu de la guérison, sauf à s’inventer une mère idéale dans la petite enfance, parce que le corps du pauvre est faible et même malade il ne reçoit pas de soin ; Philippe le sait, il voit mourir de tuberculose sa demi-soeur — délicieusement ses mains le caressant (dans le récit de La bonne Madeleine qui lui est dédié) — où l’on pense à l’érotisme dans La montagne magique de Thomas Mann, ou encore à l’évocation de la tuberculose (une fascination) dans L’histoire de l’oeil de Georges Bataille ; et ce leit-motiv le poursuit à travers la syphilis de Berthe, la prostituée de Bubu. Berthe, une fois blanchie, loin de rompre avec la prostitution retourne sur le trottoir ; alors, il ne s’agit plus de destin mais de fatalité, parce qu’elle ne souhaitait pas y retourner — ouverture tragique : or ce moment venu, au contraire, le roman s’arrête — ; où Bubu tout juste sorti de prison vient la récupérer chez Pierre Hardy pour la remettre "au travail", "c’est une femme qu’on assassine", le mot de la fin (pas l’assassinat). L’objet du roman n’est pas la fatalité elle-même, elle se réalise dans la vie des protagonistes au delà de l’ouvrage ; le réalisme de Philippe n’est pas le naturalisme de Tess ni de Jude, dont la fatalité est le sujet qui les centre comme personnages dans les romans de Hardy. D’un autre côté Philippe n’est pas dans cette fatalité précise de son propre corps. Il est contaminé lui-même, puisque sous le nom de Hardy il évoque des soins au mercure contre la syphillis, pendant qu’il prépare son concours des Ponts et Chaussées (dans le roman comme dans la vie). Mais il ne mourra pas directement de cette maladie — qui pourtant l’assaillera de nouveau faute d’un suivi médical de la première affection — sinon qu’elle l’affaiblît et complique toute autre affection pathologique, la rencontre avec Berthe n’est pas celle de Jeanne Duval pour Baudelaire, et d’ailleurs excepté ne pas manquer de loyauté, Philippe sait s’en séparer pour aimer d’autres femmes. Ce n’est pas un amour aliéné même s’il est tragique, parce qu’il instruit le destin d’auteur organique qu’est Philippe.
À l’époque, on sait blanchir de la syphillis même au prix d’un traitement destructeur, et même si la récidive programme souvent la mort ce n’est pas toujours le cas, par contre beaucoup d’autres maladies se compliquent mortellement plus vite ; ni les vaccins (le vaccin de la typhoïde découvert par Wright en 1896 n’est pas généralisé parce qu’expérimenté sur l’armée anglaise il a confirmé des risques), ni les thérapies aux antibiotiques ou aux sulfamides, tout juste découverts chimiquement, (ils n’existent pas encore en termes pratiques). Marcel Schwob, le voisin de Charles-Louis Philippe, meurt en 1905, à 37 ans, d’une grippe, Henry Levey, le poète et diplomate ami de Fargue et de Jourdain, meurt en 1906, à 33 ans ; Alfred Jarry meurt en 1907 à 34 ans, d’une méningite tuberculeuse, complication d’une pleurésie ; Jacques Rivière mourra en 1925 à 39 ans, d’une typhoïde, (comme Charles-Louis Philippe)... De nombreuses femmes meurent en couche, de fièvre puerpérale (la mère de Marguerite Audoux), Emilie Millerand, Mélie, ou Millie, meurt également jeune, peut-être d’une infection abdominale.
La violence rode sur les moments de plaisir et la mort sur les moments de bonheur, toujours fugaces, toujours précaires (est-ce la structure de la pauvreté acquise dans l’enfance dont le roman est une entreprise de dépassement, ou le roman en est-il l’oeuvre traumatique ? Il y a tous les aspects selon les publications, il y a un masochisme). Cela redouble l’intérêt pour les femmes et le désir confus mêlé d’offense et de tendresse qui préoccupent Philippe à leur propos, remarque Claudel, qui respectivement n’est pas sans ignorer l’emprise ni l’inspiration de la chair. Claudel évoque même le récit d’un viol dans une des nouvelles qui composent le roman La bonne Madeleine et la pauvre Marie, dans la troisième partie Quatre histoires du pauvre amour, au chapitre La chair de trois gueux. Mais cette angoisse concerne aussi la vie répétitive de chaque jour, par exemple du petit employé de bureau, dans Croquignole, qui après avoir pu rompre avec son devoir quotidien en s’étourdissant de plaisir finit pourtant par se suicider. Ses vicissitudes sont des clés démonstratives posant les questions de la philosophie de l’existence. Ce ne sont pas des créations d’après les malheurs des autres mais bien les siens qu’il livre dans un don pour comprendre celles des autres et les communiquer ensemble par la publicité (au sens propre) de la littérature — l’expérience de soi pour comprendre les autres lui procure son empathie des situations qu’il n’a qu’indirectement vécues ; ce qui étend son monde et le transmet.
Manifestation de la capacité humaine du dépassement social, entre le sens de la dérision de soi, et l’autonomie de l’intellect par rapport à la matière.
Un simple exemple évoqué par Léon-Paul Fargue, quand lui parlant de son enfance Philippe lui raconte comment il supportait la faim en l’apprivoisant : le matin, couper en quatre le morceau de pain laissé à Philippe par sa mère quand elle part travailler, préparation des quatre repas pour toute nourriture au long de la journée, permet de regarder leur nombre diminuer progressivement, et ainsi de patienter jusqu’au soir en se passionnant, plutôt que se tordre de douleur. Le sourire de la faim (quand elle peut trouver une réponse relative au moins dans un morceau de pain suffisamment grand, et sous un toit, ce qui devient une misère relative), c’est donc son autobiographie à la fois réelle et fictionnelle. Fictionnelle par les choix sélectifs de la matière du réel, ce qui explique par exemple l’ellipse radicale de l’évocation de sa soeur jumelle (pourtant bien vivante et sans problème particulier), parmi la famille ainsi transférée à une dialectique ternaire qui rend plus édifiante l’autofiction comme transfiguration de soi, comme autre naissance, comme autre vie (La mère et l’enfant).
Outre ces événements, où se construit une durée non pas faite pour revivre mais pour prendre la distance dans la juste mesure du récit, ce n’est jamais l’épreuve d’une situation dont le lecteur pourrait se satisfaire, et par conséquent il n’y a pas de mélodrame ; par là, il ouvre des voies abstraites du réalisme poétique, comme s’agissant de romans conceptuels.. Ainsi, l’action humaine est instruite par la confluence de la prose et de la poésie, similaire à l’opération en temps réel de s’arracher à sa fatalité, cela n’est pas une représentation. Il n’y a pas d’obscénité, pas de pornographie chez Philippe, ni même de dévoilement, pas de voyeurisme, juste des choses auxquelles on ne peut se soustraire, comme dans la vie. Beaucoup d’érotisme et de violence mais rendus pudiquement, par exemple les mouvements des mots balancés au rythme de l’attentat sexuel, en temps explicite, est particulièrement évident dans La chair de trois gueux. D’ailleurs, s’il rend crédible chaque situation d’une condition humaine exprimée, ce n’est jamais par la preuve mais toujours par le rythme et l’expérience qu’il donne à la ressentir. C’est l’écriture de l’action dans le sens même du texte, et de la création du texte comme création de vie (comme maîtrise du temps au-delà de l’arrangement des choses, l’arrangement des choses par la littérature). Comment supporter la pauvreté est-il possible ? Voilà à quoi il répond : parce que la puissance de l’intellect et de l’exprimer permet éventuellement de les dominer (on pense à Dostoïevski).
Le corpus de sa littérature c’est lui : non pas un corpus narcissique sinon compréhensif, toujours comme altérité familière — lui-même et lui comme autre ; ouvert sur le collectif, ce n’est pas un corpus sans fiction puisque certaines personnes de son entourage n’y apparaîtront jamais telle sa soeur jumelle, Louise, ce qui laisse entendre que ceux qui s’y présentent sont différents de ce qu’ils furent ou de ce qu’ils sont extérieurement ; c’est bien à constituer un monde inventé par la lettre, abstrait de la vie qui l’inspire, qu’il s’attache, et non pas à reconstituer le monde (comme Proust se préoccupe de le revivre pour lui conférer une durée éternelle) ni à en reproduire l’aspect systématique (comme Zola)... Mais c’est son propre corps vivant comme expérience sensible, donnée au corps lyrique de sa littérature, quand la vie se consumme à la concevoir : sa part maudite, dépensée pour les autres personnes propulsées au sein de ses histoires, contre don qui l’engage corps et âme, pour les remercier. La prescience de la post-modernité artistique du temps réel, que nous connaissons aujourd’hui, étant pensée métaphysiquement chez Philippe, dans une rupture radicale avec l’allégorie, paraît soudain émerger de sa propre époque.
Comprendre cet auteur en langue française donne à suivre la trace historique d’ouvrages qui se sont produits ensuite, avec des auteurs comme Miller ou Sartre (en dehors de ses essais), plus encore que Carco ou Cendrars en dépit des apparences trompeuses. Ces ouvrages critiques de la vie par le point de vue philosophique qu’ils libèrent, philosophie à distance des ambiguïtés naturalistes portées par la filiation romanesque, et tout autant à distance de la doctrine philosophique, réalisent une fiction de l’intellect, et de son jeu logique, en cours d’invention. Cette innovation, l’autre philosophie, c’est aujourd’hui l’événement dynamique de l’oeuvre de Mehdi Belhaj Kacem, du roman aux essais, qui réalise littéralement une métaphysique du mouvement. (I love Mehdi Belhaj Kacem).
Philippe prédit peut-être l’univers de Bove, mais stylistiquement il est encore proche de l’art nouveau, dynamographique, et ne répugne pas aux choses crues. Quant au lyrisme de Bove, la solitude et la vacuité individuelle et sociale y sont paroxystiques, jusqu’à l’immobilité et au néant, exprimés par le dépouillement des phrases, courtes, et la disparition radicale de l’anecdote (on pourrait dire aussi le contraire, rien n’y étant autre qu’anecdote, comme une vie qui ne pourrait prendre sens), indifférence et stagnation. Chez Philippe c’est le mouvement qui exprime la perte. L’un éclaire l’autre à l’opposé. Chez Bove tout est perdu et édulcoré d’avance. Chez Philippe, la perte c’est l’entropie violente du mouvement (dans la nouvelle du viol c’est clairement manifesté par le style), rien ne s’édulcore tout s’amplifie. Toute son oeuvre surgit comme une métaphysique de la perte depuis la violence de la vie nue — qui le sait et le problématise pour en réduire le cours. Une dépossession de sa propre vie quand elle advient comme la matière de l’histoire.
Dès le 15 février, à l’époque, soit moins de deux mois après sa mort, pas plus du temps imparti pour lancer une ligne éditoriale dédiée, requérir ses contenus et les imprimer, n’est nécessaire, pour que le cercle de la NRF autour de Gide ne lui rende hommage, dans un numéro dédié de La nouvelle revue française, le N°14, du 15 février ; certes Philippe a contribué à fonder la revue et il était membre du comité de rédaction. Les N°12 et 13 commencent l’année 1910 par maintenir le lien, à publier en deux parties le dernier ouvrage de Philippe, la biofiction de son père (en partie l’autofiction du fils) restée inachevée, mais qui n’aurait jamais été achevée autrement, peut-être, sinon dans cette forme même, en fragments comme autant de vies possibles, appelée par Gide : "Les" Charles Blanchard...
Il nait moins de dix ans après La Commune de Paris, dans la République de Thiers, et avant la première guerre mondiale il meurt d’une méningite, à trente cinq ans. Si on lit pour les recouper les différents témoignages auxquels on peut avoir accès, c’est une évolution en trois temps d’une typhoïde d’abord attribuée à une grippe, une typhoïde ; on dit d’abord que l’appartement de l’auteur n’est pas adapté à y donner les bains froids prescrits pour faire tomber la fièvre, alors il est hospitalisé et serait resté une huitaine de jours à l’hôpital Velpeau avant le moment fatal. Marguerite Audoux inquiète aurait prévenu tous les amis par télégramme ou par lettre mais dans son émotion elle aurait oublié d’y reporter le nom de l’hôpital ; tous le cherchent et certains sans le trouver avant qu’il ne tombe dans le coma... La famille se plaindra de ne pas avoir été prévenue à temps, mais la mère se rattrapera faisant transporter dès le lendemain le corps du défunt jusqu’à Cérilly, seconde rupture de l’information utile pour les amis proches, qui là encore ne seront pas présents (Gide qui s’y retrouve l’explique très bien dans son Journal sans date, paru dans le N° d’hommage de la NRF)...
À son arrivée à Velpeau, il est soigné par son ami, l’éminent historien et essayiste de l’art également médecin anesthésiste, Élie Faure [21]... Philippe est reconnu, même si on vient de lui refuser un Goncourt pour la troisième fois, maintenant pour son roman Croquignole (1906), incompris dans son originalité [22], en dépit des efforts répétés d’Octave Mirbeau qui y croit.
Peu après, blessé mais faisant contre mauvaise fortune bon coeur, Philippe dit à Gide qu’il n’écrira plus de roman, qu’il cherchera autre chose, une autre forme de récit, différente, qu’il trouvera bien quelque chose... c’est donc Charles Blanchard (l’ouvrage qui l’a consumé peut-être). Il est novateur d’un transgenre de la poésie et du roman — et même de la philosophie — une forme conceptuelle de la prose où passe le temps et le tissu matériel de la place et du déplacement des choses, intriqués avec le destin des gens (on dit destin et non pas fatalité comme chez Zola ; ici les personnages choisissent même si leurs choix deviennent irréversibles ; par exemple la jeune prostituée de Bubu choisit d’abord l’argent et le confort au lieu d’une tâche matérielle pour un pauvre revenu) ; composition musicale, flux et rythmes, paradoxalement se donnent lieu au plus près de la biographie et de l’autobiographie documentaires sur la pauvreté. Exploration de la création littéraire aux confins du flux et du reflux de la prose, en génération successive de l’écriture et des points de vue, sans en faire l’objet d’une représentation (au contraire de Lawrence George Durell qui installera un hyperespace-temps à travers les quatre points de vue des quatre livres du Quatuor d’Alexandrie).
Le défi de l’autofiction sera relevé dans un genre de roman-vérité de l’autobiographie sans ambages, que d’aucuns attribuent à une influence de Tostoï, par Marguerite Audoux ; elle rencontrera un large succès populaire avec son premier roman, Marie-Claire, qui remportera le Femina Vie Heureuse en 1910, et sera un best seller traduit en neuf langues. Le 14 décembre 1910 l’envoyé spécial du New York Times à Paris, Alvan F. Sanborn, fait une recension de l’ouvrage qui sera publiée dans l’édition du 7 janvier 1911 : A Dressmaker’s Novel. Ce livre finira par devenir un modèle édifiant de la féminité républicaine apprivoisée par la couture et la mode (arts domestiques des femmes au foyer et de la femme mondaine), convenant à la bourgeoisie, quand en 1937 son titre sera attribué au nouveau magazine féminin créé par Prouvost, l’année de la mort de son auteur. Ironie du retournement social à peine posthume, quand on sait la femme du peuple extraite par elle-même de sa condition défavorable, tardivement, après avoir commencé par les tâches ménagères les plus dures, après avoir été bergère... exemple d’autonomie, y compris dans sa vie privée, et toujours secourable pour ses proches... Lorsque Charles-Louis Philippe disparaît, il sait que Marguerite Auroux a trouvé son éditeur pour cet ouvrage, grâce à Mirbeau, que Larbaud copie et corrige le manuscrit, et qu’elle y propose une vision de sa vie depuis son enfance. Mais se doute-t-il qu’elle pourra recevoir un Femina et enfin accéder à une aisance sociale, dans le tourbillon de l’immense succès qui en découlera de son vivant ? Principalement ce titre (mais qui jamais ne l’enivrera) : la misère et s’en arracher, pour objet de valeur de la littérature, comme progrès représentatif de l’égalité sociale relative, en république ? Quant à l’oeuvre de Charles-Louis Philippe, dans un défi entre Dickens et Dostoïevski, il ne peut savoir la reconnaissance internationale qui arrive, puisque Bubu de Montparnasse ne commencera à être traduit et l’ensemble de son oeuvre ne feront l’objet d’analyses dans d’autres langues, publiés seulement après sa mort.
Lui conçoit l’écriture comme une conquête de l’autonomie de l’intellect par rapport à la vie matérielle, qui la transforme, une transcendance de la vie par soi, le mal et son contraire, l’élévation philosophique, le désir et sa métamorphose littéraire, la beauté comme musique dans l’instant suspendu à la Lettre. Et la création littéraire à la façon d’un artiste : singulièrement un art de l’existence ; presque en temps réel de la vie et d’en écrire. Auteur engagé par une position de classe — qu’il nomme parfois sa "race" (celle des pauvres qui jamais ne pourront s’enrichir et ce n’est pas faute d’essayer), — anarchiste, dans une action créative, complexe car à plusieurs vitesses de la durée, à travers le temps respectif des personnages, aux topologies éclatées. Toujours des idées en mouvance, toujours renouvelées entre amis, événement artistique de leur "transmutation" respective, et cette jubilation aussi de déplacer la littérature du voyeur vers celle de l’acteur et ce récit de soi. Cependant, il travaille loyalement dans l’administration départementale, après avoir été reçu à l’examen des Ponts et Chaussées. Il a trouvé un poste lui permettant de vivre modestement mais sûrement, piqueur (agent technique) chargé de la surveillance des travaux des trottoirs, grâce à l’académicien Maurice Barrès (auquel il ne cache pourtant pas ses idées contre le nationalisme). Ainsi trouve-t-il le moyen de s’extraire de la précarité et peu à peu ne plus passer au bureau, ce qui lui procure plus de temps pour écrire et rencontrer. Il est dans la lignée des écrivains de la fonction publique, qui ne tirent pas de leur création littéraire le principal de leurs ressources, mais de leur double statut libèrent leur plume d’autant, entre les employés de service — sans compter les policiers — les administrateurs et les diplomates, depuis Stendhal jusqu’à Gérard Klein. Mais quelque chose en plus provenant de la ressource d’écrire lui permettra de rendre sa situation plus confortable, de finir par avoir la disposition d’un appartement comme il aime, clair, avec une chambre suffisamment grande pour qu’elle puisse contenir une table pour écrire, et une autre pièce où manger avec ses amis, et une cuisine, dans un immeuble de l’île Saint Louis, où il avait toujours habité auparavant mais très inconfortablement. À quelques années de sa mort. Jamais il ne sera assez riche pour voyager, comme à un moment il projette de le faire au moins une fois : en vain. La rentrée d’argent attendue, un accord pour le droit de traduction d’un livre, peut-être, n’arrivera pas au moment voulu.
Retour à Carnetin :
le groupe fraternel n’est pas une avant-garde
L’enjeu n’est ni la doctrine ni le pouvoir
mais au-delà il compte
Charles-Louis Philippe est l’animateur d’une avant-garde littéraire volatile — dont la trace n’est pas scellée par les manifestes — dite "groupe de Carnetin", du nom d’un village au nord de la Haute Marne. Le groupe s’y rassemble chaque week end de 1904 à 1907, dans une maison au 18 de la rue de la Croix, louée en commun à une connaissance de Jules Ielh (selon une lettre de Léon-Paul Fargue disant à Valéry Larbaud que c’est Ielh [ dont la famille a un pied à Lagny ], qui aurait trouvé Carnetin), un certain monsieur Terrasse, sans doute le critique et historien d’art Charles Terrasse, de la génération antérieure à celle du compositeur d’opérette Claude Terrasse (ami et beau-frère du nabi Pierre Bonnard) qui vient de faire la musique d’Ubu roi — mais certainement l’un des deux dans ce coin de campagne sur un côteau recherché par les parisiens en quête de nature à proximité de la grande ville depuis que le train arrive à Lagny, tout en bas. Tous sont liés à La Revue Blanche, qui a publié Bubu de Montparnasse, mais elle vient de s’arrêter lorsque le groupe prend la maison, en 1903. Entre écrivains et artistes qui écrivent, la plupart comme Philippe ont un autre métier pour gagner leur vie, ou se contentent d’une petite rente s’ajoutant aux revenus d’écriture, tel Léon-Paul Fargue, dont la mère est couturière, mais qui reçoit les avantages d’un père l’ayant reconnu tardivement et dont finalement il héritera. Tous se reconnaissent dans le projet anarchiste économique (celui qui résulte de la rupture politique de la seconde Internationale, en 1889) mais certains davantage. Le groupe présente des membres stables entre Léon Werth (qui achèvera le dernier ouvrage de Mirbeau malade), Francis Jourdain (poète, peintre, graphiste et designer de mobilier, avec lequel Léon-Paul Fargue et Maurice (Thomas) Tourneur créent la revue La croisade (en 1904) ; Jules Ielh, alors étudiant magistrat, travaillant au service des colis de la place Saint Sulpice, pour la gare Saint Lazare, deviendra l’écrivain Michel Yell (son roman Cauët sera publié en 1912) ; il fera partie du Centre de renseignement alsacien pour le gouvernement français, sur la Presse allemande, dit L’académie de Réchésy, pendant la première guerre mondiale ; membre dynamique du groupe il introduit auprès des autres son amie, la couturière et poétesse Marguerite Audoux, (l’aînée du groupe), dont il fait découvrir les manuscrits à Octave Mirbeau. Charles Chanvin (avocat et poète), Louis Rouart, et bien sûr Charles-Louis Philippe, considéré comme l’animateur du mouvement. Quant au multiple Léon-Paul Fargue qui pourtant déteste la campagne, artiste, musicien, et poète, qui traverse les avant-gardes de sa génération, toujours en quête de la suivante comme de la précédente, il est très proche de Philippe et la plupart de ceux de Carnetin viennent de son propre cercle d’étudiant, qu’il lui a fait rencontrer, et plus largement encore le réseau parisien d’écrivains, d’artistes, de musiciens, tels Maurice Cremnitz, Maurice Ravel, Alfred Jarry qui lui aussi mourra jeune, à trente quatre ans, qui a rencontré Fargue au lycée et avec lequel ils ont créée en 1894 la revue L’art littéraire, trop différent dans son mode de vie égal à son oeuvre culte Ubu roi aux multiples variantes, pour faire partie d’un groupe qui ne soit pas le sien — mais ses éclats sont derrière lui, avant 1900 (en 1906, un an avant sa mort, il écrira à Rachilde qu’il est épuisé "(...) n’a aucune tare ni au foie, ni au cœur, ni aux reins, pas même dans les urines ! Il est épuisé, simplement et sa chaudière ne va pas éclater mais s’éteindre. Il va s’arrêter tout doucement, comme un moteur fourbu").
Et d’autres... Ils viennent les saluer dans leur retraite, décontractés, et les rencontrent à Paris, où le groupe ne se perd pas de vue... Carnetin est alors connu pour une maison de repos et de retraite recherchée par les gens de la scène, c’est un endroit paisible qui n’est pas déconnecté de la mode ni des événements.
Habiter ensemble joyeusement et écrire loin de la pollution et du tumulte. De toutes façons il y a du bonheur de vivre dans la société contemporaine traversée par le génie littéraire, musical, artistique, de la belle époque, et de s’y rencontrer selon des affinités électives, même à revenir du pire et à y bagarrer ; quand Philippe monte à Paris, c’est le moment de la bataille de Ubu roi créé au Théâtre de l’oeuvre, puis joué et rejoué sous diverses formes, dont au théâtre des pantins avec des marionnettes créées par Pierre Bonnard, l’animation et la voix de Jarry, sur une musique de Claude Terrasse, en 1901... La vie est brève et elle est aussi destin, on ne refuse pas qu’elle puisse devenir au jour le jour moins violente ou plus douce que les conditions les plus fatales des existences de chacun ; le pire de l’atteinte pour eux étant celle qui pourrait être collective — celle qui pourrait les empêcher de s’entraider, ou l’atteinte contre le peuple entier. C’est aussi cela ce qui lie le groupe de Carmetin, certainement une des avant-gardes les moins dogmatiques et les plus émergentes qui aient jamais existé dans la modernité, périphérique (donc décentrée), qui ne se regroupe pas dans une revue qui la représente, mais au contraire se disperse et se diffuse à l’extérieur d’elle-même... Innover les idées d’une nouvelle littérature et des arts populaires en vivant ensemble, sans concession sur le rappel des origines, ni sur la solidarité au-delà. Dans le milieu agité des écoles d’Art.
S’ils ont l’amitié solide d’André Gide, celle déterminée du dreyfusard Octave Mirbeau (dont Léon Werth achèvera le dernier manuscrit), déjà cité à propos de Croquignole, mène le combat pour eux éditorialement, car ils est prestigieux et membre permanent de l’académie Goncourt par la volonté testamentaire d’Edmond Goncourt ; homme d’engagement acharné jamais Mirbeau ne trahira son anarchisme, il ne manquera pas davantage de générosité solidaire en termes d’argent, par exemple pour secourir Jarry. Ce qui caractérise les membres du groupe n’est pas seulement leur échange professionnel, leurs idées littéraires, et leurs débats critiques entre amis, mais encore une grande solidarité dans leurs vies quotidiennes. Il n’y a qu’à lire le récit des derniers moments et de l’enterrement de Philippe par Gide pour l’admettre (NRF, n°14).
"Combien j’aime la tendresse des rythmes, c’est du charme sans nom, soupirer et vivre avec les génies que fit Dieu. La création n’est belle que parce qu’on la peut chanter." dit-il, ; or Dieu ne pourrait signifier ici la croyance (Philippe se revendiquait agnostique), plutôt une métaphore de l’harmonie. C’est que sans concession à soi, passant à l’acte la proposition de Verlaine selon laquelle il y aurait de la musique en toute chose, le groupe pourrait-on dire se meut musicalement : chaque semaine il forme une communauté en province, qui se défait dès le début de la semaine suivante à Paris, puis se recompose au bord de la Marne, le week end revenu... c’est un rythme décalé pour accroître le monde, entre deux façons d’exister ensemble en province et plus individuellement à Paris, une conception musicale rythmée de la vie comme dans l’oeuvre. Le groupe présente cette caractéristique d’être une synergie qui ne s’endoctrine pas elle-même d’une revue enseigne, c’est un activisme informel du temps réel de vivre et de créer ; son impact critique dans la production littéraire a vocation dans l’édition et la société environnantes et de les inspirer dialectiquement, sans déroger sur le radicalisme social. Ce n’est pas dans ce sens une avant-garde politique (supposant le parti pour la prise du pouvoir, ou une division des groupes, comme le seront les avant gardes suivantes). Mouvement littéraire en présence sociale dans la vie culturelle et ses media, action poétique de se donner une tranche de vie non conformiste partagée, informée par les rencontres, et plus largement immergée. Mouvement du groupe parmi les groupes, dont la virtualité intellectuelle et la diversité sensible peuvent être considérées, par son dynamisme ouvert et non représenté (tout le contraire du surréalisme sous le leadership de Breton) et l’impact de son interférence dans la société, prédictible des réseaux sociaux sur Internet, après les avant-gardes historiques : un mouvement d’existences (individuellement et collectivement).
Marguerite Audoux est bien placée pour évoquer la sensibilité de son camarade d’écriture, dans le large hommage rendu par la NRF... Elle a quarante ans, ce qui est déjà une singularité amoureuse que le jeune Ielh se soit épris d’elle. Tous les deux tiennent un nom civil impossible, lui Louis Philippe, elle Marguerite Donquichote. Elle originaire du Cher, lui originaire de l’Allier, où chacun connaît sa condition de misère pour commencer dans la vie et là, on ne va pas tenir la comptabilité de la pauvreté mais informer tout de même le dénuement particulier de Marguerite, qui cumule la grande pauvreté et l’orphelinat (sa mère morte en couche d’hémorragie ou de fièvre puerpérale et son père devenu alcoolique par désespoir), puis d’être placée dans une ferme au lieu de poursuivre l’école (seize ans séparent sa naissance de l’institution de l’école publique obligatoire en France) ; sans compter ensuite les affres de la libre sexualité féminine du petit peuple, en un temps où la contraception n’est pas accessible et l’avortement particulièrement dangereux. Lui, au moins, fait partie de la génération de la scolarisation gratuite obligatoire, dont sa date de naissance ne le sépare de la fondation que de quatre ans, école primaire réussie donc suivie d’études secondaires puis supérieures comme boursier de l’État jusqu’aux classes préparatoires aux Grandes Écoles. Du côté d’Audoux, ce fut l’épreuve du travail manuel pour s’extraire du besoin. Chacun malgré tout a reçu un moment de tendresse durant son enfance qui lui permet ne pas se sentir vaincu, et l’amour, corps et âme, tiendra une place importante dans leur liberté respective... Leur filiation sociale, celle de la pauvreté des campagnes et de l’artisanat rural, qui advient à la littérature générale, est rare dans le milieu parisien littéraire contemporain. C’est tout le contraire du fortuné Valéry Larbaud, grand ami lettré, romancier, traducteur et correcteur, qui écoute les conseils éditoriaux de Charles-Louis Philippe. Pourtant, au-delà des différences de fortune, c’est lui qui recopie amicalement la totalité du manuscrit de Marie-Claire de Marguerite Audoux, et le corrige après une première lecture de Philippe, et qui sera le directeur d’édition de la publication préfacée par Mirbeau qui remportera le Prix de la littérature dédié aux femmes... car elle écrit bien et le conçoit mais sans orthographe.
Larbaud deviendra le proche ami de Fargue après la mort de Philippe.
Bubu de Montparnasse (publication originale dans La revue Blanche, en 1901, et traduction anglophone en 1932) n’est pas le premier ouvrage romanesque publié par Charles-Louis Philippe, mais c’est le premier à avoir remporté du succès, sans doute par malentendu sur l’objet littéraire, à cause de l’univers urbain du Paris d’Haussmann et de sa transversalité sociale. Le titre est éponyme du nom du personnage principal, une petite gouape proxénète d’une jeune prostituée qui rencontre l’auteur et l’inspire, Berthe Méténier, dont c’est le récit de son destin, en quelque sorte. Où l’auteur lui-même figure sous les traits de Pierre Hardy (on ne peut pas ne pas penser à un trait ironique par rapport au romancier naturaliste anglais). Cette biofiction étant l’ouvrage le plus connu de Charles-Louis Philippe, est aussi celui qui l’a fait connaître internationalement mais sans doute avec moins de malentendu qu’en France ; l’auteur y est aperçu au coeur vivant de la société de son temps, duale entre bien et mal, entre license populaire et morale bourgeoisie, où il pose les questions matérielles des conditions d’existence bouleversées par les mutations de la Belle époque.
Marguerite Audoux dans son hommage pour La nouvelle revue française évoque le rapport réel de Berthe Méténier avec Charles-Louis Philippe, qui continue de s’occuper d’elle chaque fois qu’elle appelle à l’aide, au point qu’il l’ait faite connaître à ses amis, et elle évoque d’autre part Marie Donadieu, femme également aimée qui inspirera à son tour une oeuvre portant son nom, en 1904.
Affirmer le soi de classe en toute cordialité, face au nationalisme bourgeois de celui qui vous a mis sur le chemin de vos propres ressources, pour Charles-Louis Philippe le recevant de Maurice Barrès, ne relève pas de la dialectique du maître et de l’esclave mais de la politesse populaire. Même Barrès, auquel Maurras réfèrera a donc admis du jeune écrivain, au changement du siècle, le radicalisme de l’alternative critique de classe, quand Paris est encore traumatisée par l’écrasement sanglant de La Commune. Paradoxalement, Jules Ferry qui avait fui sous les accusations d’accabler de famine le peuple insurgé, est celui qui récupèrera des miettes de l’activisme laïque communard pour l’école publique, qu’il jettera en pâture à l’église de la république, à partir de 1879, tandis que les protagonistes actifs du projet, passé à l’acte pendant le gouvernement de la Commune, des socialistes et des anarchistes survivants, sont encore emprisonnés, au bagne, ou exilés.. Si Édouard Vaillant et Louise Michel sont encore absents mais reviendront, personne ne pourrait ressusciter Eugène Varlin, dénoncé par un prêtre, lynché — éborgné — puis fusillé par les lignards, le dernier jour de la semaine sanglante, le 28 mai 1971. Pour autant une grande fondation qui sauve la république de Thiers huit ans plus tard, et en tous cas dont Philippe appartient aux premières générations qui peuvent en recevoir les fruits... Alors que les idées nationalistes avaient porté l’émancipation constitutionnelle ou républicaine des peuples de l’Europe contre les empires, au XIXe siècle, le renouveau des nationalismes nourrit la première guerre capitaliste contre les peuples, au XXe siècle ; quand la première guerre mondiale éclate, l’internationaliste Charles-Louis Philippe, qui avait objecté à son pair l’ombre de l’Histoire moderne, sous le renouveau pervers du nationalisme annoncé, est déjà mort.
Il s’agit également d’une citation personnelle de François Lasquin, érudit anachorète et éminent traducteur de l’anglais, lui-même disparu (le 26 févier 2006), qui m’a fait découvrir en 1970 la modernité critique, la beauté sociale, et la fragilité poétique de cet écrivain, dont la trace fut également transmise à Baudouin de Bodinat qui s’intéressait d’abord à Léon-Paul Fargue, dans ces années où il entreprit des recherches personnelles sur les témoignages ou les actes du groupe de Carnetin.
ÉPILOGUE
Charles-Louis Philippe après les années de Carnetin fonde avec quelques amis La Nouvelle Revue Française (à l’origine de la NFR).
Par ses publications personnelles et son activité en commun, Philippe, si discret et loin du pouvoir littéraire personnel soit-il, est influent dans la discussion littéraire de son temps ; ses idées édifiées par son oeuvre manifeste ont un impact critique, non seulement dans le cadre des échanges du groupe de Carnetin, mais encore dans le cadre des observateurs nationaux et internationaux des mouvements intellectuels et artistiques parisiens. Il est à l’origine de la création de La Nouvelle revue française, théoriquement et pratiquement (lire l’article dans La République des Lettres).
Au début de l’année 1908 il anime un mouvement avec les écrivains Henri Ghéon (1875-1944), Eugène Montfort (1857-1940), André Ruyters (1876-1950) et Michel Arnauld (pseudonyme de Marcel Drouin, beau-frère d’André Gide, 1870-1943), qui décide de créer une revue littéraire spécialisée intitulée ’’La Nouvelle Revue Française’’ et d’en proposer l’idée à Eugène Montfort, qui ajoute quelques auteurs de ses propres amis ; en tant qu’éditeur, celui-ci est le directeur du N°1, auquel Gide participe solidairement par un article. Mais à l’issue du bouclage Philippe et ses amis avec Gide s’opposent à Montfort sur les engagements éditoriaux de l’opus, notamment à propos d’une critique sur Mallarmé — aîné qui les a nourris de rencontres et qu’ils défendent, mais sans défendre le symbolisme pour autant — et d’un éloge de Gabriele D’Annunzio, qu’ils désapprouvent. Ultérieurement ils n’admettront pas davantage certains décadentistes français engagés dans l’idée d’une renaissance pan-européenne ou sensibles à ces avant-gardes politiques de la puissance, ou encore ambigüs par indétermination littéraire ; ils se situent contre la réaction ’historiciste’ qui réintègre les nationalismes en les déplaçant vers une conception impérialiste de la diversité culturelle européenne, sous la nouvelle idéologie para-révolutionnaire qui se développe alors. Sinon discuter de cela dans leurs pages, dont l’objet formel ne peut inclure le discours politique, contrairement à La Revue Blanche (qui a cessé de paraître en 1903), ils veulent du moins que leurs actes d’écrivains s’en démarquent radicalement.
Quant aux engagements stylistiques, ils concernent une critique du naturalisme et du symbolisme qu’ils veulent dépasser ou exclure. Étant en quête de renouvellement littéraire, ils ne veulent pas reproduire les revues du passé, ni sur le fond des publications ni dans le champ éditorial. Le groupe se sépare de Montfort sans délai et André Gide prend sur lui que les instigateurs de l’idée éditent par eux-mêmes la revue ; ils créent l’association "Les éditions de La Nouvelle Revue Française" (NRF) à l’égide de laquelle ils publient le vrai-faux N°1, avec une ligne éditoriale clairement distincte de la précédente, le 1er février 1909. Migration et refondation de la Revue dont Charles-Louis Philippe est membre du comité de rédaction fondateur et le demeure jusqu’à sa mort.
Gide est le médiateur des éditions de la NRF auprès de Gaston Gallimard qui les soutient et en deviendra le directeur en 1911 (à la demande des fondateurs encore vivants), en même temps que celui-ci lui demandera de lancer La Collection Blanchen dont on peut considérer qu’elle est l’émergence de la Revue au départ des éditions Gallimard, qui naîtront en 1919. Mais pendant les années de guerre Gallimard (de surcroît irrité par le manque de discernement de Gide à propos de Proust) déserte la revue. Après l’armistice elle sera relancée magistralement par Jacques Rivière, qui en avait été le secrétaire de rédaction en 1911 et peut-être même dès 1909, et auquel Gallimard créant d’autre part la société des éditions de la Librairie Gallimard, confiera l’autonomie directoriale de la NRF.
On attribue au poète, scientifique et philosophe René Ghil, matérialiste instrumentiste, éminente personnalité avant-gardiste qui a dirigé la revue Écrits pour l’Art jusqu’en 1892, radical dans la mouvance anarcho-syndicaliste où il aurait rencontré Philippe, de lui avoir permis la première publication de ses vers dans la revue belge Stella, en décembre 1894, et de collaborer à la revue de Louis Lumet L’Enclos. En 1899 Ghil se souvient et recense, dans le numéro 107 de La Critique, le petit "roman poétique" (selon Paul Claudel, évoquant dans La Nouvelle Revue Française les deux premiers ouvrages romanesques de Philippe) composé en diptyque, La Bonne Madeleine et la Pauvre Marie (paru à la Bibliothèque Artistique et Littéraire, éditions La Plume, en décembre 1898). À ceux qui prétendent que Philippe n’aurait pu connaître l’oeuvre de Nietzsche, on objecte que l’un des premiers passeurs parisiens de Philippe, René Ghil, était un lecteur de Nietzsche, et dans le groupe de Carnetin, Ielh était d’origine alsacienne germanophone. Il est question de Nietzsche dans les hommages rendus publiés dans le N°14 de La Nouvelle Revue Française, en 1910, ailleurs dans la correspondance de Philippe, toutes choses qui rendent incontestable la pertinence et l’opportunité de l’essai de Claude Herzfeld, Charles-Louis Philippe, Entre Nietzsche & Dostoïevski, publié à l’occasion du centenaire....
Ainsi, de Ghil (anarcho-syndicaliste) à Faure (socialiste), du premier au dernier des penseurs et poètes passeurs et qui veillent, se décrit la courbe philosophique singulière et radicale du destin symbolique, délibérément engagé, par Charles-Louis Philippe. Recherche et de beauté immanentes de la société moderne par-delà le mal, le désir et en outre un certain masochisme du risque associé au désir, où se joue le dépouillement de sa vénalité jusqu’à la substance abstraite de l’être, chemin d’une initiation par la maîtrise de ses choix, la connaissance inaliénable par les dogmes. Son oeuvre étroitement intriquée avec sa biographie suggère le fil d’un travail intérieur invisible au lecteur, mais sensible, poétiquement perceptible, de la part obscure de l’auteur, une relation familière avec la mort probable et le jeu de ruser avec elle. Depuis ses difficultés individuelles, qu’il constitue en corpus d’expérience et par quoi il les dépasse, il trouve la puissance d’advenir à la communauté, celle de ses affinités électives d’abord, et ensuite au-delà de leurs vies culturelles posthumes respectives, par la réalité de la poésie par quoi son récit est celui d’une multiplication des vies, sans fin renouvelables, mais jamais reproductibles. S’il a intégré la société de son temps au grand dam de l’annonce de sa pauvreté et de la petitesse de sa taille, c’est par la voie critique de l’événement des actes publics émergents de sa vie personnelle, et non par le pouvoir. Avec la solidarité amicale réciproque, comme déploiement des potentiels personnels. Un existentialisme en commun. Ce qui est le plus étrange, c’est qu’à travers lui, tous ceux qui l’ont évoqué renouvellent au delà de leurs propres vies leur activité parmi nous, autrement qu’on croyait les connaître, comme si l’animation — littéralement l’activité de l’âme, on va dire, le temps réel de la pensée qui instruit son abstraction — de Charles-Louis Philippe, qui avait partagé ses affects et son intelligence avec eux de leur vivant, dans une communauté des idées sans alignement, poursuivait d’être active pour nous mettre en mouvement autrement, aujourd’hui même.
A. G-C.