Sur la recherche diachronique de l’historienne de la littérature Judith Marcus [4], exprimée dans son ouvrage Georg Lukacs and Thomas Mann : A Study in the Sociology of Literature [5] : après qu’elle ait observé la répétition des signes de l’intérêt personnel de Thomas Mann pour Charles-Louis Philippe, et en ait situé des applications dans l’œuvre de Mann entre les trois romans cités (La mort à Venise, La montagne magique, Le docteur Faustus), et d’autre part situant les essais et la correspondance de Mann, ainsi que les remarques et les citations de Lukács dans son étude sur Philippe, et enfin l’analyse comparée de certaines lectures chez Philippe, elle vérifie et constate les liens annoncés. Ainsi elle suggère une révélation sur Charles-Louis Philippe par Thomas Mann — au long du parcours critique du naturalisme qui succède à ses premières œuvres, — sur le rôle sensible et constructiviste du mal dans la littérature de Philippe, et son implication dialectique avec la conception des œuvres chez Thomas Mann...
Le mal — et la maladie — comme sublimation
À propos de l’auteur français du désir assumé dans la pauvreté et la maladie qui l’avait inspiré, Mann, qui ne répugnait pas à la bourgeoisie de ses personnages et de ses situations, se déclara pourtant suffisamment convié par l’essai de Lukács dédié à Philippe pour reconnaître dans les années 1920 qu’il avait entrepris une exploration plus large des œuvres de cet auteur, s’étant livré, après la publication de La mort à Venise, à une lecture passionnante et presque exhaustive de ses productions, (j’interprète ici la lettre de 1920 citée par J. Marcus), donc à partir de 1912. Mann lisait le français (langue diplomatique et culturelle importante en Europe à l’époque), car sauf Bubu il ne semble pas que les autres ouvrages aient alors été traduits en anglais ou en allemand. Or l’essai de Lukács n’avait paru qu’en 1911. Si l’inspiration joua pour Mann avant l’essai de Lukács, du moins entre Tonio Kröger et La mort à Venise, c’est que Mann impliqué depuis 1993 dans la publication de sa littérature était sans doute en quête de renouveler son naturalisme primitif, voire de le quitter, forcément le mettant en recherche et le tenant informé des mouvements littéraires en Europe. Il put découvrir Charles-Louis Philippe par d’autres voies que celles de Lukács qui en 1911 l’intéressa sans doute d’éprouver qu’il ne s’était pas trompé dans son choix, confortant son intérêt pour le même auteur. Car si Charles-Louis Philippe ne connut pas la gloire d’un Goncourt, par contre il connut celle que procurait aux créateurs critiques de son temps d’être communiqués dans un bon entourage des mouvements critiques, à travers une revue où il publiait... Pour Mann en quête de parcours intérieur et de corpus social convertible en corpus romanesque, avec les modèles vivants de la bio-fiction et de l’autfiction de Charles-Louis Philippe, vers une épure littéraire du style dépouillé des conventions sociales et morales, certes Charles-Louis Philippe avait le mérite de faire abstraction de ce qu’il ne connaissait pas, et dans la sobriété de ses choix dus à son sujet avait des leçons plus larges à transmettre.
Si l’on suit bien Judith Marcus, on se dit que Mann fut sensible très tôt à ce romancier, dont les écrits pouvaient constituer la critique créative en actes des ouvrages de Mann se cherchant encore au début du XXe siècle, (par exemple Les Buddenbrook : Le déclin d’une famille, une performance qui lui vaudra dit-on le Nobel, des années plus tard, mais qui ne représentait pas un bouleversement dans la conception du roman après Zola et les naturalistes anglais). La piste primitive de Philippe suivie par Mann pourrait bien être la revue des frères Natanson, fils d’émigrés polonais devenus de célèbres collectionneurs et éditeurs critiques à Paris, La revue blanche (1889-1902), prestigieuse revue connue dans un réseau d’intellectuels et d’artistes progressistes européens, et dont Thadée, parmi les trois frères, avait fait le support des idées sociales et anarchistes des créateurs des arts et des lettres les plus avancés et critiques de la société et des académies françaises de leur temps ; Thadée Natanson, soutien de Jarry autant que des nabis, avait honoré Charles-Louis Philippe de publier un de ses romans (Le père Perdrix), des nouvelles, des essais à propos de faits divers, et dès 1900, dans le cadre d’une édition spéciale : Bubu de Montparnasse...
Quand Lukács, à deux guerres mondiales de là, répondant quelques années avant sa mort (en 1977), sur la conscience de l’importance qu’il avait eue pour Mann dans les premières décennies du siècle, déclara que non, s’agissant de ses premiers essais (autant dire s’il les minimisait alors), il n’avait réalisé que beaucoup plus tard (et c’est remarquer en outre, concernant Philippe auquel non seulement il n’avait pas poursuivi de s’intéresser, qu’il ne le cita même pas dans sa réponse à propos de Mann, alors que la question portait en partie sur ce sujet), on se dit qu’il fallut tout de même une sacrée curiosité d’auteur toute particulière de Mann pour cet écrivain français, avec lequel il poursuivit mentalement une dialectique créative jusque dans les années 1940, à propos de son roman Le docteur Faustus (écrit et publié entre 1943 et 1947) et sa genèse, et que Philippe serait le fil rouge dialectique, mental,non seulement d’une inspiration mais d’une transfiguration stylistique de Mann, dans une radicalisation de sa stratégie romanesque par l’émergence du mal et son transport.
En tous cas, la subtilité des études et les remarques de Judith Marcus mènent à des découvertes et à les transmettre, au moment où l’on explore Philippe avec de plus en plus d’attention en France, grâce à l’association des amis de l’auteur et à son secrétaire général, universitaire anglophone, (aux efforts desquels nous faisons en sorte de joindre l’autonomie de notre dossier numérique, depuis 2010).
Notamment le cas du passage qui nous intéresse chez Judith Marcus (sur le processus créatif chez Mann et l’inspiration de/par Philippe), nous captive particulièrement, tandis que pour sa part elle-même préfère rester modeste, compte tenu des traités de ses prédécesseurs qui font acte sur Thomas Mann. On peut considérer qu’elle ait choisi de minimiser sa découverte plutôt que de l’approfondir vers un auteur francophone (son champ spécialisé étant germanophone), de plus peu étudié voir oublié en France, au moment où elle conçoit son ouvrage sur Mann et Lukács (sans doute à la fin des années 1970). Mais en outre, on pourrait considérer qu’elle ne souhaite pas se lancer dans une polémique, s’agissant finalement quoiqu’elle en dise d’une question importante (à laquelle de toute évidence elle a consacré un temps d’examen pour pouvoir établir les rapprochements dont elle fait état), l’intégration du lyrisme organique du dispositif de création de Philippe dans les processus de création de Mann — où ses confrères spécialisés ont négligé d’y prêter attention. Par exemple elle conteste plutôt complémentairement que frontalement Bergsten qui favorise exclusivement de toute autre citation l’influence de la syphilis de Nietzsche à propos du génie, notoire et représentative.
Seulement il est temps de dire en France, où Judith Marcus comme essayiste en histoire littéraire est hélas victime d’une lacune radicale, car non traduite, (concernant ses travaux en général et en particulier), — sauf éventuellement dans des références universitaires germano-anglophones ou anglo-germanophones, du moins inaccessibles au public et peut-être même aux étudiants, — que son hypothèse est d’autant plus ciblée à juste titre, et loin de tout compromis affectif concernant Mann, à savoir d’autre part que Philippe lui-même, de surcroît par rapport aux références discutées, fut un lecteur avoué de Nietzsche et en assuma l’implication dans ses propres créations.
À propos de Bubu, dans une lettre à Ruyters, en 1902, il évoqua sans ménagement sa préférence romanesque pour le proxénète, le personnage « actif et fort », le Bubu de Bubu contre l’ami compréhensif de Berthe (la prostituée) qu’il trouve faible (y tiendrait-il une sorte d’autoportrait) ; et bien sûr il en ressortirait autant d’autres personnages existentiels dans ses ouvrages, inclus ceux d’une nouvelle comme La chair de trois gueux.
Rebondissement, alors, du paradoxe exprimé par Marcus à propos du statut de l’échange de la maladie dans le parcours spirituel des personnages se purifiant ou en quête de salut, et l’expérience assimilée chez « l’homme fort » de Nietzsche : question restant énigmatique à propos de Mann concernant Philippe, censée apporter une contre-partie à la réduction de Mann à Nietzsche, mais dont pourtant il se trouve qu’elle soit si pertinente sur l’un, c’est-à-dire concernant Mann, qu’elle soit également totalement applicable à l’autre, c’est-à-dire aussi bien à Philippe lui-même plutôt qu’à ses personnages symptomatiques de l’autofiction [6] [7], alors que ce sont des personnages, voyous (dominants ou violents) qui le porteraient anti-héroïquement (chez Philippe dont l’environnement documentaire des œuvres est homogène par rapport à ses personnages), et font progresser le récit par les événements (ce que Philippe appelle le hasard).
À noter l’ouvrage de Claude Herzfeld dans le cadre de ses actes au colloque du centenaire de la mort de Ch. L. Philippe, en 2009, publié chez L’Harmattan, dans la collection Espaces Littéraires, qui s’intitule : Charles-Louis Philippe. Entre Nietzsche et Dostoïevski, où considérer Dostoïevski en même temps que Nietzsche éclaire également l’auteur dans une autre voie.
Il reste néanmoins conséquent que le versant germanique fasse ressortir l’influence de la stylistique de Philippe dans la technique de Mann — ses questions et ses solutions, — et mérite certainement un nouveau regard sur Philippe, aussi étrange cela puisse-t-il paraître quand les univers voyageurs de l’un et de l’autre et l’environnement social de leurs personnages sont si différents, entre aventure intérieure et voyages géographiques et geo culturels, car si Philippe auteur français qui forcément, vu la date de sa mort, n’a pas pu lire les œuvres qui auraient pu l’intéresser (notamment La mort à Venise), mais néanmoins peut éclairer Mann, tout au contraire, l’attention de Mann à la littérature de Philippe déjà advenue en son état subtil avant la mort précoce de l’écrivain, révèle une complexité matérialiste au travail dans la construction du mouvement romanesque de Philippe qui contribue à son intérêt posthume et installe un nouveau désir de le lire, en un point encore immergé parmi les exégèses francophones... Notamment sur le style et la construction dynamique intriqués avec le récit, comme matériaux en formation (inclus le récit comme matériau), d’un événement esthétique.
Pour mémoire on peut se reporter à la traduction d’un extrait de Judith Marcus sur le sujet, dans La RdR : « Georg Lukács et Charles-Louis Philippe : l’énigme de Thomas Mann ».