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François Bayle / 50 ans d’acousmatique…
…à propos des œuvres musicales contenues dans le coffret de l’édition INA-GRM
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LE HAUT-PARLEUR, L’ESPACE, LA LUMIÈRE…
— techniques et poétiques —
François Bayle est un compositeur français, né en 1932 à Madagascar, où il séjourne jusqu’en 1946.
Étudiant à Bordeaux, puis instituteur à Paris, c’est en autodidacte qu’il aborde, dans les années 60, l’enseignement d’Olivier Messiaen et de Pierre Schaeffer et qu’il rencontre, à Darmstadt, Karlheinz Stockhausen et, à Paris, Iannis Xenakis et Pierre Henry.
Au GRM — Groupe de Recherches Musicales — dont il fut l’animateur de 1966 à 1997, François Bayle s’est montré durant toute sa carrière professionnelle un animateur infatigable, promoteur de la musique acousmatique et de sa philosophie, reprise du philosophe Pythagore : écouter sans voir, ou les yeux fermés, pour mieux goûter les sons.
Depuis 1997 François Bayle a développé son propre atelier-studio Magison, rue de la Harpe à Paris.
Son catalogue compte environ 70 œuvres principales.
« Le progrès des machines provoque (ressuscite) un registre de perception archaïque, reptilien.
Sortis de la mer, nous avions inventé le rapport solide, le discontinu.
Et puis, c’est à nouveau le déluge.
La soupe primitive. »
François Bayle [1]
☆…
LE HAUT-PARLEUR, L’ESPACE, LA LUMIÈRE…
— techniques et poétiques —
1. VIGILANCE…
Est-il possible, à l’écoute d’une composition de musique concrète [2], d’oublier cette boîte — le haut-parleur — d’où tous les sons surgissent ?
Est-il possible de ne pas faire grand cas de cet étrange habitacle de bois, de plastique, de papier et de fer qui semble être, pour les sons enregistrés, l’ultime tremplin pour envahir l’espace de notre écoute et, tout à la fois, à l’inverse, se présente comme un puits sans fond où résonne une kyrielle d’entités cachées comme autant d’humeurs inquiètes ?
Qu’en est-il de cet horizon paradoxal comme replié sur lui-même, espace propre aux images-de-sons (qui implique le support électroacoustique) et qui autorise ce que le compositeur lui-même appelle le débrayage spatio-temporel, la dé-liaison, qui par le montage et le mixage permet toutes les ruptures causales, temporelles, spatiales, tous les mouvements, toutes les métamorphoses ? [3]
François Bayle, par un détour poétique et musical dont il est seul le maître, rend hommage à ce singulier dispositif technique dès son entrée en composition dans les années 60 (œuvre protéiforme qu’il est donc possible, puisque désormais réunie, d’écouter presque en son entier) comme par exemple — et tout particulièrement — avec sa composition datée de 1976 justement intitulée Camera Oscura.
Considérant, symboliquement, que la chambre noire nous initie naturellement à une vision inverse de la réalité : depuis cette déchirure minuscule par où filtre la lumière jusque dans notre théâtre intime et, suivant la projection, tête en bas, en mouvement, en couleur, de l’image lumineuse du dehors, par ce tour de passe-passe le compositeur nous demande d’arpenter les cloisons internes de notre crâne auditif comme si celui-ci pouvait devenir, à son tour, la plaque sensible de ce même dehors.
La lumière, notre Mère, ne nous fait-elle pas signe depuis ce point de torsion où elle s’engouffre, espérant, qui sait, être saisie et de la sorte nous délivrer un secret ?
Les anciens ne s’y sont pas trompés, habiles qu’ils furent en apposant leurs mains soufflées de pigments sur les parois souterraines. Éclairés de leurs torches huileuses à la flamme vacillante (projetant, aux alentours, des ombres certainement déformées voire monstrueuses) ne cherchaient-ils pas, comme s’ils se souciaient déjà, en toute lucidité, de la pérennité de leur lignée, à nous appeler pour nous communiquer à distance leur désir d’être autre chose que de simplement rester là, dans les landes et les forêts à vivre, chasser, se nourrir, à survivre, se reproduire, à enterrer leurs morts, inquiétés et traqués par des bêtes féroces ou on ne sait quelles autres forces certainement mystérieuses ?
François Bayle, au travers de son œuvre musicale, nous confie quelque chose de cette inquiétude première.
Non pas qu’il s’agisse, pour lui, de nous acculer au fond d’un antre, là où le chasseur tente aussi de maîtriser sa proie.
Je pense, au contraire, qu’il se dégage définitivement d’une telle caverne originelle et qu’il transforme cette attention archaïque en une vigilance bientôt sereine.
La vigilance, lorsqu’elle est associée à une poétique, élève l’œuvre artistique en ces régions où la vue (ici, pour nous bien sûr, l’audition) est une vue d’en haut — qui embrasse.
Vigilance que l’auditeur à son tour ressent.
Vigilance qu’il endosse et fait sienne.
Et passée une telle écoute, ne continuera-t-il pas de la considérer tout au long de sa vie comme l’alliée nécessaire ?
La vigilance est une attention constante portée sur le monde, notre rapport avec ce monde (un monde de sons) lorsqu’il nous permet d’entrer en connivence avec lui.
Mais pourquoi parler de vigilance à l’écoute de l’œuvre de François Bayle ?
Parce qu’en tant qu’auditeur, cette qualité qui filtre dans sa musique est à accueillir, il me semble, comme une passation de force.
Encore faut-il se rallier à cette idée de la contagion… …d’une œuvre à une autre… …d’un esprit à un autre…
Le compositeur ne nous dit-il pas, au travers de réalisations majeures comme par exemple L’Expérience Acoustique, Les Couleurs de la nuit, Son-Vitesse-Lumière ou plus récemment encore La forme du temps est un cercle que pour venir à bout de son ouvrage il se doit, à tout instant, d’être aux aguets ?
2. CONNIVENCE…
Le compositeur est un chasseur.
Et sa proie n’est en aucun cas l’auditeur : sa proie est son œuvre.
Avec cette particularité cependant : une fois réalisée (définitivement achevée), celle-ci lui échappe.
Et le compositeur se retrouve seul.
L’enjeu, pour tout artiste, est considérable.
Œuvrer, c’est offrir du vivant au vivant et s’accorder, en toute lucidité, aux lignes du monde ; c’est savoir s’y laisser prendre et composer avec elles.
Être vigilant, tout autant, c’est s’approcher de cette région d’une véritable connivence avec le monde — monde qui va proposer à l’artiste de quoi emplir sa musique de formes nouvelles (…un océan de formes, des relations fortes et des courants…) le dégageant, spontanément, d’un tournoiement trop autocentré, l’éloignant du perpétuel petit théâtre psychologique au sein duquel il est si facile de tomber — pour qu’il se rende enfin, en tant qu’individu ouvert, disponible aux forces élémentaires et profondes qui régissent ce même monde.
Depuis cette connivence (un poste à l’avant du monde), l’influence de la nature elle-même semble parfois prendre le dessus et inspirer quelques exigences de construction.
Pour un compositeur qui manipule le son concrètement comme François Bayle, ce pourra être la compréhension puis la saisie de l’évidence formelle de ces nombreux motifs longuement observés qu’il aura choisi d’imiter, voire d’habiter — en poète du son enregistré. Ou encore une auscultation précise (et augmentée, le plus souvent, d’un jeu musical) de corps sonores ou de tout autre complexe acoustique qu’il décidera, lors de ses tournages sonores [4] d’enregistrer, de signer, jusqu’à les ramener, pleins et chargés d’une telle vivacité — pour ne pas dire d’une véritable présence — au sein même de son œuvre haut-parlante.
Jeîta, Murmure des eaux —
Il faut écouter, par exemple, Jeîta, Murmure des eaux, qui nous entraîne pour une lente et longue pérégrination souterraine : labyrinthe musical au sein de ce que le compositeur nomme l’eau verticale ; parcours magnifique de gouttes capricieuses et autres pierres écrites qui murmurent comme de la dentelle ; eau tour à tour glaciale, brûlante ou fossilisée. Mais Jeîta est aussi un espace réel, une caverne considérée comme l’une des merveilles du monde, située au Liban dans la vallée de Nahr el Kelb qui, lors de l’ouverture au public de l’une de ses nouvelles galeries — cet incroyable espace sous terrain se déploie sous plus de neuf kilomètres — accueillit en 1969 la création, en concert acousmatique de Jeîta, Murmure des eaux. Nous nous plaisons, aujourd’hui encore, à cheminer lors de son écoute parmi ces lieux où le minéral et les sinuosités se disputent, de galeries en galeries, les méandres de toutes nos fictions.
L’espace de la grotte, lieu premier, lieu de l’audition qui rayonne : espace acoustique où la vue se retire, s’absente, pour laisser la place au murmure essentiel de manifestations invisibles.
« À cette très lente élaboration et transmutation d’une pierre fluidifiée et d’une eau pétrifiée, cette musique répond comme une phénoménologie de l’invisible : un temps à la fois figé et véloce, un univers sonore du petit et du ténu, aux sonorités parfois minuscules, aux folies rythmiques microscopiques (battements aussi légers que ceux d’ailes d’insectes), aux sons à l’énergie intense et contenue, aux nappes étincelantes. » [5]
Théâtre d’Ombres —
Il faut écouter Théâtre d’Ombres et particulièrement cette improbable deuxième partie du mouvement intitulé …ombres blanches : sensation de neige brûlante et poussiéreuse qui de nos mains s’évapore à peine lorsque nous nous en approchons pour la saisir.
À cet instant nous comprenons, de la façon la plus imperceptible qui soit, que cette neige, artificielle, n’était pas composée d’eau gelée mais d’immenses filaments : filaments aussi fins et acides que la toile d’une araignée descendue des futaies (depuis le mouvement précédent …derrière l’image) où sifflent ces somptueux oiseaux colorés comme pour nous prévenir que leur milieu est immense et qu’il relie l’humide, ses racines, le limon, les troncs, les branches aux espaces végétaux supérieurs de la plus gigantesque des canopées où frayent des êtres plus fabuleux encore.
« La sonorité est évidée, à la fois sifflante et tranquillement crénelée par dessous. C’est elle le vecteur de ce transport merveilleux qui semble ordonner et faire éclore à son passage tout le disparate du monde alentour. Tout devient facile, tout se déplie et se déploie de soi-même. Même les désordres les plus bruyants — piétinements, tambourinages, intrusions diverses — s’y dissolvent. […/…] partance perpétuelle vers le pays où l’on n’arrive jamais… » [6]
Les Couleurs de la nuit —
Je pense ici, par exemple, aux effroyables nuages d’insectes qui se dévident, en filigrane, à la poursuite des textures salines des Couleurs de la nuit, nous remémorant la peur archaïque d’une invasion animale. L’imaginaire, toujours en travail, devient une ruche. Entre concret et abstrait, la substance sonore active notre esprit — en même temps, par une accumulation de gestes sûrs, le compositeur nous laisse libre de choisir nos cheminements, nos propres visions, notre propre respiration jusqu’à ce que l’on s’approche, finalement, et sans s’en rendre compte, « des frontières du vide… » [7]
« Le son est écartelé, comme d’une matière qui semble constamment fissile et crissante — s’étirant en poudres itératives. Cette ébullition fébrile, ou cette intense activité organique sont menées à leur apogée au cours des quatre derniers mouvements, en une progression dramatique impressionnante, faite de surenchères et de replis. La matière sonore, touffue et enchevêtrée est comme orientée et animée par un principe permanent d’afflux et d’élévation. » [8]
3. UN MONDE NATUREL DES MORPHOLOGIES…
Le haut-parleur, en tant que projecteur sonore (au microphone et à l’enregistrement associé) laisse se manifester des sons semblant parfois venus de nulle part — comme on souffle des images sur un mur soudainement révélateur.
L’artiste a le sens de la beauté, il décèle ce qui, sous chaque pierre, à chaque instant, pour chaque parcelle d’existence pourrait lui offrir encore plus de vie.
Par son œuvre, il nous expose à cette vie nouvelle, inépuisable en ses agencements.
Pour l’artiste, c’est un grand travail — nécessaire et naturel.
François Bayle ne dit-il pas lui-même : Pour moi, chaque pièce est une question de vie ou de mort. [9]
Enregistrer un son et le capter, aidé de la machinerie électrique, saisir ces quelques imperceptibles mouvements d’air peut être vécu comme une intense opération de collecte.
Enregistrer un son, pour le compositeur concret, est déjà un geste créateur, à la manière de celle ou celui qui, depuis toujours, émerveillé(e), se penche sur le rivage et ramasse un galet, un os ou un morceau de bois flotté.
Voici quelques éléments premiers qui pourront, par la suite, s’articuler à l’instar d’entités — des identités ? — pleines d’existence et magnifiquement chargées.
Chargées de présence.
Il s’agira ensuite, pour le compositeur, de les intégrer à son œuvre mais surtout, par son art du montage et du mixage, de susciter un véritable champ de relations (lui seul propre à l’émergence d’une poétique) et, de là, les images — les fictions sonores ? — en toute autonomie commenceront à se multiplier, jusqu’à peut-être même délibérément s’échapper.
François Bayle : « Dans le monde naturel des morphologies, par exemple en regardant la mer se jeter sur la plage et se retirer longuement pour reformer un rouleau, qui grossit et vient à nouveau s’écrouler sur le sable, on trouve là une forme, déjà une métaphore, un mouvement spatial direct et rétrograde, un modèle qu’on peut appliquer à l’événement sonore […/…] » [10]
Fort de ses nombreux questionnements sur sa discipline concrète (on lira pour cela ses ouvrages théoriques, comme Musique acousmatique : propositions… positions… ou encore L’image de son, technique de mon écoute) François Bayle pose aussi cette idée très poétique que le son enregistré est lumière.
Considérons donc à notre tour et à la suite du compositeur que le son enregistré, en effet, est lumière : transporté au sein d’une chaîne électrique qu’il parcourt d’un point à un autre, traversant presque instantanément les méandres d’un complexe de câbles, de convertisseurs électroniques et autres amplificateurs, il apparaît à nouveau, via ce flot d’électrons, à l’autre bout de la chaîne électrique, via le haut-parleur, comme s’il avait toujours été là.
L’électricité parcourt les câbles.
La vitesse de l’électricité est proche de celle de la lumière (environ 270.000 km/seconde).
N’est-ce pas avec en main une telle sensation de vitesse que le compositeur concret travaille, alors même que paradoxalement, possédant l’outillage pour couper, monter, mélanger, transformer, il ira jusqu’à fixer les sons dans leurs agencements pour les donner à entendre sur une durée déterminée, pour ne pas dire irrévocable ?
Car le son fixé [11] n’a rien de figé.
Bien au contraire.
Le son fixé, à la manière d’un film, d’une photographie ou d’une image peinte, délivre — à condition qu’il soit chargé d’une véritable poétique — ce que seule une image vivante est susceptible d’offrir à notre perception : une multiplicité composée de vivacités qui n’émergent qu’au travers de l’utilisation virtuose d’un support et qui, comme le dit François Bayle à propos du pouvoir du son enregistré, mue en une force devenue forme audible. [12]
Le son fixé, dans l’art de la musique concrète, propose une relance perpétuelle pour les sens.
4. D’AUTRES PISTES…
Le haut-parleur (à la chaîne électroacoustique associé) — médium obligé pour l’art acousmatique — fascine François Bayle mais d’une façon toute particulière : « Ce qui m’a passionné, c’est le vide entre deux haut-parleurs. L’information s’y promène. Il y a une série d’additions et de soustractions de pression. Cette oscillation me frappe énormément, m’inquiète et me rend très attentif. »
Le compositeur nous donne ici, en une phrase, tout un pan de la vivacité poétique contenue dans sa musique.
Une poétique de l’espace — avec les grands déplacements d’une matière savamment entretenue dans ses textures, mais tout à coup brutalisée, pour ne pas dire arrêtée dans son élan voire dans la promesse de son déploiement et qui, dès lors (voilà tout l’art du montage de François Bayle) continuera son chemin en esprit et ce, en passant peut-être par un tel vide porteur.
La bascule souple, à l’inverse, d’une étendue sur une autre : l’écoute acousmatique n’offre-t-elle pas cette sensation sonore unique qui serait de glisser, corporellement, dans de nombreux courants de forces, comme si le son devenait une seconde chair qu’il s’agirait d’endosser ?
À moins que ce ne soit par l’intermédiaire d’une telle main artiste que se manifeste la chair du monde, dont nous sommes.
François Bayle : « […/…] l’invention du son technologique désormais maniable, objet-du-monde donc… » [13]
Mais également un jeu perpétuel et maîtrisé avec les anamorphoses temporelles, tout comme un entrecroisement des vitesses, des régimes et des registres du temps : le temps de la composition acousmatique, en tant qu’art du montage et de la superposition n’est pas celui d’une musique jouée. Le temps de la musique acousmatique propose des froissements, des contractions, des expansions, des sauts, des ellipses, des accélérations et autres ruptures que seule permet la fixation du son — lorsque le temps n’existe plus, lorsque le temps n’existe pas.
Un au-delà du temps.
François Bayle : « Le défilé temporel est sectionné au profit d’une exploration dans l’épaisseur même de l’instant. » [14]
L’invention, de même, d’une véritable panoplie de souffles, semblant provenir d’autant de personnages sonores associés à une diversité de caractères et qui dansent, échangent leurs masques, cohabitent, se maintiennent en de nombreux lieux de fiction… …jusqu’à rejoindre cette sensation improbable et corporelle, encore une fois, que nous ressentons pleinement — écoutons par exemple Motion-Émotion ou L’Expérience acoustique — lorsqu’il s’agira de participer, en un véritable face à face perceptif, au déploiement de phénomènes à l’allure naturelle — le compositeur ne parle-t-il pas lui-même d’utopies, de métaformes ?
François Bayle : « À nouvelle identité, nouvelles propriétés. » [15]
Une poétique, pour finir, à la recherche de la lumière — comme s’il s’agissait de sortir, par le haut, d’une gigantesque forêt dense (je pense ici tout particulièrement à Théâtre d’ombre ou encore à Grandeur nature 1, le premier mouvement de Son Vitesse-Lumière) mais avec cette lucidité habilement fichée, par les soins du compositeur, à l’angle mort de notre écoute, nous apprenant par là même à nous méfier de ces régions trop éloignées de la temporalité naturelle ou de notre milieu habituel — là où nos ailes perceptives pourraient définitivement fondre.
François Bayle : « Je crois que je fonctionne comme un arbre. Il me faut un cycle solaire pour produire une fleur, un fruit, une graine. ». [16]
L’espace musical de François Bayle n’est donc pas uniquement un simple théâtre de sons, quand bien même il compose avec des fictions qu’il met habilement en scène (je pense à la mise en scène de ses sons lorsqu’il joue subtilement avec cette idée de l’écran acoustique — particularité que nous propose l’art acousmatique dans son utilisation singulière des haut-parleurs : écran d’où surgiront « des espaces fictifs, des figures fantômes. »)
L’espace musical de François Bayle est ouvert — sur le ciel.
Et ce ciel est dégagé et lumineux.
Il est un espace de clarté.
Voilà peut-être pourquoi la poétique du compositeur reste finalement et essentiellement située en dehors de cette boîte haut-parlante.
Trop obstruée, certainement, à ses yeux.
La force spatiale et énergétique de ses sons semble donc moins destinée à nous chapeauter (si ce n’était que cela, nous serions pris au piège d’une jungle étouffante, ce qui n’est jamais le cas) qu’à nous emmener en ces régions de l’enthousiasme, de l’exaltation où, comme le dit par ailleurs Régis Renouard Larivière dans sa présentation des œuvres du compositeur, « les sonorités […/…] ne sont plus mouvements dans l’espace, mais effusion prodigue de l’espace lui-même. » [17]
5. VOYAGE AU CENTRE DE LA TÊTE…
Si la musique concrète, art acousmatique par définition, ne peut pas s’affranchir de l’outillage complexe de sa médiation (la chaîne électroacoustique est bel et bien la scène obligée de l’émergence de cet art qui nous ouvre à la découverte de formes nouvelles et surtout, à une façon unique d’écouter) avec l’œuvre de François Bayle nous voici enlacés par une dimension dépassant la technicité tout comme le simple imagier et ce, jusqu’à ce que quelque chose d’absolument vivant prenne corps dans l’espace de notre écoute, jusqu’à ce que nous nous retrouvions à arpenter, sans parfois même nous en rendre compte, une géographie, une géologie complexe, fabuleuse, parfois paradoxale pour enfin nous fondre — telle est sa poétique — dans une multiplicité d’ascensions aériennes et lumineuses.
Quelques titres (et titres de mouvements) des compositions de François Bayle :
[…/…]
Espaces inhabitables
Géophonie
Murmure des abeilles de pierre
Bouche d’ombre
L’inconscient de la forme
L’expérience acoustique
Le langage des fleurs
Énergie libre, énergie liée
Épreuve des flammes
Texture
Lune floue
Nuit fauve
Climat
Tremblement de terre très doux
Climat
Eros bleu
Son Vitesse-Lumière
Paysage, personnage, nuage
Voyage au centre de la tête
Lumière ralentie
…ombres blanches
La fleur future
Morceaux de ciels…
La forme du temps est un cercle
Rien n’est réel
[…/…]
Affranchie, dès ses débuts, d’un formatage qui aurait pu rapidement évider voire tarir tant ses projets formels que la richesse inouïe de sa palette (formatage qui aurait pu être dicté, par exemple, par les lois de l’industrie, quand bien même il y aurait beaucoup à dire de l’influence des supports sur la durée de toute réalisation musicale concrète : en partant du rouleau ou du disque de cire 78 tours, en passant par le fil magnétique, le disque vinyle, la K7 audio, la bande magnétique, les supports numériques multiples jusqu’aux mémoires informatiques qui nous ouvrent à cette possibilité d’enregistrer et de diffuser des durées infinies) la musique concrète, en tant qu’art acousmatique, déploie une myriade de stratégies compositionnelles et stylistiques à l’envergure sans cesse grandissante et dont François Bayle est l’un des acteurs majeurs.
À écouter son œuvre en entier, il ne semble exister qu’un seul grand parcours.
Un arc.
Comme tout artiste de premier plan, François Bayle ne tisse qu’une unique et même toile. Chaque composition, chaque période d’écriture nous donne un éclairage nouveau sur la globalité de son travail.
Peut-être est-ce pour cela qu’aujourd’hui son utilisation de la boîte haut-parlante s’est ouverte et fraye aux portes du non figuratif : nous voici doublés par un entrelacement de lignes qui rayonne et nous emporte au-delà de l’abstrait et du concret.
Pour revenir à ce vide entre les deux haut-parleurs que Régis Renouard Larivière souligne dans sa présentation des œuvres du compositeur [18] en insistant sur cette béance intrinsèque à la situation acousmatique d’où tout peut surgir (écouter sans voir : « l’inconfort fondamental » précise-t-il) je pense, à l’écoute de la musique de François Bayle, que cet espace peut aussi être une place laissée vacante, pour qui écoute, lorsqu’il se situe au sommet d’un triangle perceptif devenu en quelque sorte son assise — pour ne pas dire une posture.
De la sorte, il s’ouvre à un silence plein d’une surprenante tonicité.
Si cette place existe, encore faut-il que le compositeur concret ne la comble pas jusqu’à la lie.
C’est ce que réalise superbement François Bayle dans son œuvre musicale.
Et c’est sous forme d’une invitation que cette place vacante se manifeste — une générosité artiste ? — au même titre que cet appel des anciens dont je parlais un peu plus haut : en toute nécessité.
François Bayle : « L’écriture acoustique doit […/…] assumer une absence. Réaliser une trouée, une suspension, un vide. S’installer dans un nouveau silence, en travailler les degrés jusqu’à la transparence… » [19]
&
6. VERS LA LUMIÈRE…
Il est important de visualiser le compositeur concret manipuler, microphone en main, ses corps sonores, tout comme de le suivre arpenter tel ou tel paysage comme un peintre va sur son motif, ou encore de l’observer, revenu au studio, façonner avec les potentiomètres de sa table de mixage, de ses synthétiseurs et autres outils de traitement du son, l’allure, le grain, la morphologie, le jeu de pans entiers d’entités sonores.
Le compositeur concret travaille sans cesse au contact le plus direct de la palette de ses sons.
Il les enregistre.
Il les manipule, les façonne.
Il les écoute et les écoute encore.
En cela, il est toujours à l’affût d’une manifestation.
Il est à la recherche de ce qui, dans un son (ou un complexe de sons) et passé le filtre de l’écoute haut-parlante — acousmatique, désormais — continuera d’exister au plus haut de cette même manifestation comme la promesse d’un déploiement. Car l’essence d’un son enregistré se situe dans un au-delà de l’écoute plutôt que dans son unique matérialité : voici sa force — une force d’image.
Le compositeur concret fabrique lui-même ses sons.
Il convoite exclusivement ce que pourra lui donner tel ou tel corps sonore afin d’obtenir, généreusement, dans une relation d’échange et ce, dès les premiers tournages sonores, des entités ou des agencements complexes perçus en tant qu’images vivantes et surtout chargés d’une énergétique sensuelle — énergétique bien souvent située, subtilement, hors du champ frontal (et matériel) de l’écoute.
Il y aurait, selon François Bayle, et voici aussi l’un des traits essentiels de son art et de l’art acousmatique en général, un véritable hors champ imaginaire de l’écoute haut-parlante, au sens où tout son fabriqué pour cette écoute singulière transporte, par l’intermédiaire de son aura — dans la poétique de François Bayle nous pourrions dire : sa lumière — l’étincelle qui lui aura permis d’exister et qui parfois rayonne aux dépens de l’intention première du compositeur lui-même. Mais il aura su faire un choix, soyons-en sûr, dans un tel éventail de possibilités.
Un son enregistré, au delà de sa réalité plastique tangible, délivre (ou pas) une force d’image.
François Bayle compose avec ces forces.
Il sait les reconnaître.
Cependant, les images de sons ne se manifestent pas à proprement parler matériellement : elles existent essentiellement et exclusivement dans cette relation diaphane qui nous relie à elles et surtout, selon l’effet qu’elles nous font. [20]
Au final, de la sorte insaisissables, impalpables mais absolument présentes les images de sons vivent intensément dans notre écoute — au sein d’un espace peut-être plus réel que la réalité.
Le compositeur manipule ainsi des entités qui conserveront voire renouvelleront leurs caractères, leurs valeurs, leur présence et ce, quels que soient les aléas de la diffusion électroacoustique, passée et à venir.
François Bayle : « Écrire le son, c’est le capter et le tenir. La captation du son, c’est établir un grand maintenant, dans lequel il n’y a plus d’avant, plus d’après » [21] et, citant Gaston Bachelard à propos de Son Vitesse-Lumière : « Toute image est une opération de l’esprit humain. Elle a un principe spirituel interne, alors même qu’on la croit un simple reflet du monde extérieur. » [22]
Il ne s’agit donc pas, à l’écoute de l’œuvre de François Bayle, d’éprouver uniquement des sensations cinétiques. Il s’agit plutôt, pour lui, de s’en servir habilement pour jouer et jouir, à mains nues, de ce qui fait la richesse d’une poétique : une danse avec un corps qui posséderait une infinité de bras, de jambes, et même de têtes.
Un corps multiplié.
Un corps en croissance, semble encore nous dire le compositeur.
Un corps capable d’observer et d’apprécier le monde dans ses détails et la vivacité de ses lumières sans cesse changeantes.
Un corps de clarté — ouvert tant sur l’infini dedans que sur le grand dehors.
Et c’est bien grâce à ce vide fulgurant d’où tout respire que l’auditeur, positionné désormais au centre d’un inépuisable gyre perceptif, comprend que l’artiste qui a œuvré l’a fait pour lui, écoutant solitaire, au sens où tous nous sommes l’oreille dont le compositeur a besoin pour se retrouver : face à lui-même et vers la lumière, tout en nous donnant, justement, le meilleur de lui-même — et délivrant, de la sorte, autre-chose que lui-même.
Lionel Marchetti — (2012-2017)