VORTEX
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Voile après voile
Pétale coquille écaille
Que sème la danseuse à la danse tournoyante
Kathleen Raine
Je sais, maintenant, descendre vers le jour
André du Bouchet
Interstices où la vie se révèle
François Cheng
Vortex — livre 3/3 ¨ ° 10 poèmes
POUR LA MULTITUDE
1.
LE CIEL
Pour Bruno Roche
Sur cette ligne claire
l’aube dessine des forces et distille quelques mots
Il existe des mots qui ne sont que coques vides, mots d’usage, notice pour utiliser, se servir ; cette fonction périphérique les laisse sans saveur, sans cette possibilité d’envisager le grand rapport
Mots comme morts (les mots sont-ils aussi des morts ?)
La parole est autrement vivante
elle s’échappe, toujours
Du réel
rejoindre le réel
S’allier, dès l’aube, aux mouvements naturels
se mêler aux lignes de vie du langage intérieur — lorsque l’intérieur, justement
est ouverture au grand dehors
Offrande à ce qui est, valeur d’un regard lucide [1]—
Respirer
Écouter, toucher
et
regarder
Bleu, le ciel est devenu blanc
puis redevenu bleu.
2.
POUSSIÈRES
Pour le quatuor Labyrinthe d’une ligne
Un petit écart, cette poussière, l’infime lové au sein de l’espace et du temps.
Un détail du son et du temps.
La voix ; ces voix portées par le poème (elles ne nous appartiennent pas).
Immensité du temps minuscule.
Un poste d’observation.
Chant devenu graine jusque dans les rouages qu’il suscite, sécrétant le chemin même sur lequel on chemine.
Il n’existe pas de chemin véritable, l’ouvrage est le cheminement.
Pluie.
Précipitation naturelle des mots.
Une forme est là.
Ces grands mouvements auxquels il est nécessaire de s’allier.
Dispersion, germinations ; et le texte devient terre.
La musique naît de la rencontre et de la confiance qui se forge, lors de toute rencontre.
Au sens de la pierre d’aimant — elle seule sachant ce que seule la matière sait [2].
3.
TROIS LUMIÈRES
Pour Marlies Debacker
Nuit divisée, nuit qui s’enflamme et disparaît, depuis l’aube
Un sifflement, un appel
comme si l’horizon, courbé
était suffisant
L’espace vaste
mais aussi tel ou tel angle, un plis dans le détail, cette fine jointure
Monde sombre ; tombe
Tombeau
Juste une image
au sein de laquelle on se doit de disparaître
Le tourbillon et l’unité
François Cheng a dit :
Mais il reste la nuit
Où la braise est souffrance
Épure mille charbons
En unique diamant [3].
Quelques branches brisées, les crépitements ; le temps des crépitements
Un souffle sur la main (lui seul attise le nuage du nom)
Un vortex de forces circule
Sommes-nous animaux ?
Sommes-nous la cérémonie même de ces entités à l’affût ?
Sommes-nous l’espace plat qui déjà se tord ?
Trois lumières
et le feu
Observer, écouter ; un nom, parfois juste un nom suffit
Cette disposition de l’esprit —
Et tout change.
4.
ANTI ÉDEN
La lenteur, le mensonge
cette lenteur exaspérante, rugueuse et sinueuse
jusque dans les bas-fonds
Des mains se tendent, nombreuses
Pour chaque main, deux faces
L’une pour l’air, les hauteurs, l’astre solaire
l’autre et sa peau, rayée, complexe — mais aussi ces ongles durs, plus ou moins taillés, sortes de griffes
pour se nourrir
Nous vivons sur cette grève
lieu de toutes les métamorphoses et des correspondances
Forge s’effritant
Lorsque l’eau rogne
Abdourahman Waberi a dit :
L’énergie de vivre nous est donnée et reprise
il n’y a pas là le moindre drame
pas de rupture
dans les quatre saisons de la vie des mortels [4].
L’humide et le feu ; le sel
Le fracas des vagues
Et la peur — celle-là-même qui naît lorsque l’on a peur d’aimer
Les mains dansent
elles oublient de s’offrir l’une à l’autre
Les mains dépècent, déchirent, se débarrassent enfin de leur proie
Qui suis-je sur cette grève ?
Les éléments qui nous constituent se font, se défont
Ils rejoignent le constant va-et-vient du mensonge et de la lenteur
Se résorbant sur la grève [5].
5.
VIE CHANGEANTE
Pour Kristof Guez
Grand vent, trombes, rafales
Un son sec comme du feu, quelques branches
tombent sur le sol
Le sud apporte la chaleur et la pluie
Horizontalité haute, bouleversements, vie changeante
La voix s’efface d’elle-même (ne reste alors qu’une parole)
Le vent chevauche le temps et celui-ci s’amenuise
Le temps n’existe pas ; le temps
simple étincelle d’aucun feu
Seul reste le souffle des choses, cette vibration
Un sol aride
L’esprit, depuis l’éclair — infime scintillement cinglant
Pour la multitude.
6 .
INLAND LAKE
Notes de travail, pour Decibel New Music Ensemble
Nécessité d’une faille — l’usure.
Existe-t-il, pour chaque geste
un devenir végétal que l’on se doit de considérer comme un germe ?
Se tenir à l’équilibre sur cette ligne d’ombre se déplaçant, sans cesse.
Parenthèse de la durée qui fane et qui bientôt, prend feu.
Cet amour du simple
associé à la croisée de l’exigence de chaque jour.
Nous sommes multiples, nous sommes un, unes
millions, milliards
et lorsque tout cela se dresse à la surface du moi, voici qu’il se prétend, encore et encore
océan — l’océan, là-dehors, est au-delà de toutes manifestations.
Nan Shan a dit :
Au début, l’esprit s’attache à la forme.
Ensuite, l’esprit s’attache au vide.
Finalement, l’esprit ne s’attache ni à l’idée de vide, ni à l’idée de forme.
L’esprit est vide d’esprit [6].
La fermentation et le feu.
L’usure, encore.
La complexité.
Laissons grandir les mots.
Un contrat a-t-il été passé avec le vivant ? Certains, certaines en ont conscience ; elles seules
eux seuls
— tous et toutes — répondent à la mesure de leur intimité et de leur patience
désormais enflammée.
7 .
UN APPUI
L’exigence, une divinité ?
Les courants, l’air, cette circulation en dedans — et le corps, déjà, qui commence à partir
Un appui
Opposé à cette pléthore d’ineptes sautillements, ceux-là mêmes qui fabriquent les chemins faux
L’appui, au sens d’une alliance ; elle commence à tournoyer, à scintiller
Jusqu’à l’embrasement
Revenir, sourire
et danser
Face à la divinité — la profondeur appelle la profondeur [7].
8 .
PARADOXE
Le temps, considéré avec trop de réserve : une façon de refus, pour pas dire une démission
sorte d’abandon signifiant dans ce cas prétendre être, visée sombre — ce fameux pas de côté
Une désertion ou une chance ?
Héraclite d’Éphèse a dit :
Tout cède et rien ne tient [8] —
Le temps est une boule se tenant là, toute seule
à l’équilibre, au devant de nous
sans aucune surface requise pour l’accueillir
Cette transparence, chevauchons-là !
Le temps du poème — les phénomènes
un instant disparaissent
et laissent place
à un rayonnement.
9 .
L’APPÂT
Une clarté — comment la dire
puisqu’elle est déjà là, sans besoin de mots
ni nécessité d’être nommée.
&
10.
QUELQUES PHRASES
Étrangeté animale de ces quelques phrases
venues depuis l’interstice.
La structure chantante.
L’enfant perdu.
Phrases comme graines.
Force d’une parole ; considérer l’ampleur de cette force tierce.
Il n’y a rien, tout est là.
Amitié d’entre les mondes.
Cette clarté nécessaire.
L’air, le vent, la fraîcheur.
Levé à l’aube, c’est à dire levé avec la lumière naissante ; la lumière ne naît-elle pas à tout instant du jour ?
Quand est-il de l’éclair ?
Du ciel naît le feu
depuis l’humide
comment cela est-il possible ?
Passage en force — toute voie est possible ; l’évidence des détours nécessaires.
La confusion ? Un certain type de présence (à toi de l’aborder, désormais, dans la confiance).
De l’écriture quelque chose naît — cette chose existe-elle ? À une question inutile et mal posée…
Benoît Casas a dit :
Pierres
jetées
au hasard
parmi
d’innombrables
extractions
de temps [9]
Les divinités, nos alliées féminines
elles se situent entre nos yeux, à chaque clignement d’yeux — si tu es attentif — seul ce bref instant
nous sépare.
Informer, depuis l’informe.
Juste un mot — un mot juste.
S’abreuver.
Annick de Souzenelle a dit :
Le mot me demande d’entrer dans sa musique et devient alors un face à face [10]
La pierre et le cercle (l’instant du cercle).
D’un trait — l’éclair, encore…
Lorsque le ciel rejoint la terre.
3/3